PARTIE 1 : LE DROIT À LA VIE
Dans un rapport sur « le changement climatique et la pauvreté », publié à l’occasion de la 41e session du Conseil des droits de l’homme de l’Onu, fin juin, Philip Alston, rapporteur spécial sur l’extrême pauvreté et les droits humains, estime que « le changement climatique menace la pleine jouissance d’une grande partie des droits humains ». Il fonde son analyse sur les conclusions humanitaires des derniers travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (GIEC) et sur les écrits de John H. Knox, ancien rapporteur spécial des Nations unies pour les droits humains et l’environnement. En poste de 2012 à 2018, celui-ci a construit les bases théoriques faisant de l’inaction environnementale une violation des droits humains, en recensant les premières jurisprudences sur le sujet. Dans un rapport de 2016 au Conseil des droits de l’homme de l’Onu, il mentionne notamment un arrêt de 2008 de la Cour européenne des droits de l’homme relatif à des coulées de boue ayant provoqué la mort de plusieurs habitants de la ville de Tyrnyaouz, en Russie. « Ce ne sont pas les autorités qui avaient provoqué les coulées de boue », précise-t-il, « mais la Cour a estimé qu’elles n’en avaient pas moins la responsabilité de prendre des mesures appropriées pour protéger la vie des personnes vivant sous leur juridiction. »
Onze ans et une crise climatique mondiale avérée plus tard, cette décision semble avoir entraîné une réaction en chaîne dans le monde. Selon le Sabin Center for Climate Change Law, intégré à l’université américaine de Columbia, il existe à ce jour plus de 1300 recours juridiques, dont plus de 1000 aux Etats-Unis, qui enjoignent les Etats, les collectivités locales ou les entreprises à agir pour diminuer les effets du changement climatique, que ce soit par la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) ou par la protection de la biodiversité. La grande majorité de ces recours, notamment hors des Etats-Unis, est portée à l’encontre d’acteurs publics. La plupart d’entre eux se réfèrent à la question des droits humains et ce, de façon de plus en plus précise car ces plaintes sont le plus souvent portées par des collectifs de militants internationalisés, connectés les uns aux autres et qui s’influencent mutuellement.
Devoir de protéger, protection de la vie et de la santé
Une affaire emblématique, car elle est le premier recours de ce type à avoir été couronné de succès, est celle opposant l’ONG environnementaliste Urgenda, basée à Amsterdam, à l’Etat néerlandais. Fédérant les doléances de 886 Néerlandais impactés par les effets du changement climatique et notamment par les risques d’inondations, Urgenda a obtenu en première instance, le 24 juin 2015, que le gouvernement ait l’obligation de réduire les émissions nationales de gaz à effet de serre d’au moins 25 % en 2020 par rapport au niveau de 1990. Ce jugement a été confirmé en appel le 9 octobre 2018. (L’affaire n’est pas close : l’Etat néerlandais a saisi la Cour suprême, dont le jugement est en attente.) Dans sa plaidoirie initiale, l’avocat d’Urgenda, Roger Cox, n’insistait pas tant sur la question des droits humains que sur le « devoir » qu’a l’Etat « de protéger » sa population contre les effets du changement climatique. Mais dans leurs jugements, les tribunaux néerlandais ont établi que ce « devoir de protéger » de l’Etat se fondait notamment sur les articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), garantissant respectivement le droit à la vie et le droit au respect de la vie familiale et du domicile.
Ce succès provisoire a inspiré des dizaines de recours en Europe et à travers le monde, en Belgique, en France, en Irlande, en Suisse, au Royaume-Uni, et jusqu’en Nouvelle-Zélande. Plusieurs plaintes, comme celle intentée par l’association Friends of the Irish Environment contre le gouvernement irlandais, ou celle initiée en Suisse contre l’Etat fédéral par un groupe d’« Ainées pour la protection du climat », qui estime que leur âge les rend particulièrement vulnérables aux conséquences du changement climatique, s’appuient explicitement sur le jugement néerlandais et sur sa référence aux articles de la CEDH. En France, le recours climat dit « Affaire du siècle », déposé le 17 décembre 2018 sous la forme d’une « demande préalable indemnitaire » au gouvernement français par quatre ONG environnementalistes – Notre affaire à tous, Greenpeace, la Fondation pour la nature et l’homme, Oxfam – a été soutenu en ligne par plus de 2,3 millions de personnes. Il se fonde, lui aussi, sur les articles de la CEDH. Mais il pousse l’analyse plus loin, en citant plusieurs décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, prises entre 1994 et 2008, selon lesquelles « la protection de la vie et de la santé suppose la protection de l’environnement », ou affirmant que les Etats ont « le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace des dommages à l’environnement et à la santé humaine ».
Un droit primordial
D’autres recours sont encore plus précis sur la question des droits humains. Il en va ainsi du « People’s Climate Case », porté le 24 mai 2018 devant le Tribunal de justice européen par dix familles d’Europe, d’Afrique et du Pacifique contre le Parlement européen et contre le Conseil européen. Soutenues par le collectif d’ONG Climate Action Network Europe, ces familles accusent les deux législateurs de l’UE d’avoir autorisé un niveau trop élevé d’émissions de GES, échouant ainsi à protéger les habitants de l’Europe et du monde contre les conséquences du réchauffement climatique. Si les émissions européennes de GES ne sont pas réduites d’au moins 55 % en 2030 par rapport à leur niveau de 1990, plaident-elles, l’UE ne sera plus en mesure de garantir certains droits proclamés dans sa Charte des droits fondamentaux, notamment le droit à la vie (article 2), le droit à la sûreté (article 6), le droit de travailler (article 15) ou de jouir de sa propriété (article 17). Déboutées de leur demande le 8 mai 2019, les familles ont fait appel devant la Cour de justice européenne le 11 juillet.
Ces plaidoiries climat, parfois validées par des jugements, ont une constante : elles réaffirment comme premier des droits humains le droit à la vie – un droit proclamé dans les premiers articles de la plupart des déclarations ou chartes nationales et internationales relatives aux droits fondamentaux – et l’obligation qu’ont les Etats de le garantir. Mais si le droit à la vie des êtres humains est primordial, peut-il être garanti si la vie des autres êtres vivants est structurellement menacée ?
PARTIE 2 : DU DROIT DES GÉNÉRATIONS FUTURES AUX DROITS DE LA NATURE
Dans le jugement de première instance de l’affaire Urgenda contre l’État des Pays-Bas, en juin 2015, la cour de district de La Haye a débordé le strict cadre des droits humains. Elle a également insisté sur le principe d’équité inclus dans la Convention cadre de l’Onu sur le changement climatique, et a cité son article 3, qui oblige les parties signataires à « préserver le système climatique dans l'intérêt des générations présentes et futures ».
D’autres recours climat déposés dans le monde depuis lors, notamment en Amérique (Etats-Unis, Canada, Colombie…), sont le fait de collectifs de jeunes qui se plaignent explicitement de subir les conséquences climatiques de décisions prises par leurs aînés. Leur lecture invite à penser l’extension des droits fondamentaux, et notamment du droit à la vie, aux êtres humains considérés dans leur futur, voire aux êtres humains qui ne sont pas encore nés.
Le droit des jeunes générations…
Ainsi, au Québec, l’association ENvironnement JEUnesse (ENJEU) a déposé, le 6 juin 2019, une demande d’action collective au nom de tous les résidents québécois âgés de 35 ans et moins, à l’encontre de l’Etat du Canada. Son principal grief : « la négligence grossière du gouvernement canadien depuis plus de 25 ans en matière de changements climatiques » peut être considérée comme une « faute intentionnelle » dont « l’impact (…) sur la vie des jeunes du Québec » se traduit par une « violation [de leurs] droits fondamentaux, particulièrement du droit à la vie et à la sécurité », garantis par les Chartes canadienne et québécoise des droits et libertés. Le recours s’appuie également sur l’article 46.1 de la Charte québécoise, qui garantit « le droit (…) de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité ».
En quoi les jeunes sont-ils particulièrement impactés ? Les « membres du groupe vivront de façon quasi certaine une portion importante de leur vie dans un climat dangereux, s’il [le gouvernement du Canada] poursuit sur la même voie. En cela, sa pratique est discriminatoire envers les membres du groupe », explique la plainte. La demande d’action collective d’ENJEU, qui envisage le droit des jeunes générations au futur, s’appuie donc sur le principe d’égalité. Mais le 11 juillet 2019, la Cour supérieure du Québec a rejeté la demande d’action collective, notamment car elle estime l’âge maximal de 35 ans « arbitraire » et car elle s’inquiète de l’implication de mineurs non consentants dans ladite action. ENJEU a annoncé son intention de faire appel.
…et celui des « générations futures »
Aux Etats-Unis, un recours climat à l’argumentaire similaire (violation du droit à la vie et du principe d’égalité face aux risques du changement climatique) a été déposé dès le 12 août 2015, soit un mois et demi après le jugement dans l’affaire Urgenda, par un collectif de 21 jeunes pour la plupart âgés de moins de 18 ans et impliqués dans des associations environnementalistes. Les plaignants, emmenés par la militante Kelsey Juliana et soutenus par le climatologue mondialement reconnu James E. Hansen et par l’ONG Our Children’s Trust, ont porté plainte contre le président américain et plusieurs de ses ministres devant une cour de district fédérale, dans l’Etat d’Oregon. Depuis, l’affaire « Juliana vs United States » ne cesse de revenir sur le devant de l’actualité car les jugements et appels à divers échelons juridiques fédéraux se succèdent sur sa recevabilité, l’administration Trump étant encore plus hostile à son égard que l’administration Obama.
Dans cette bataille juridique, les requêtes successives des plaignants portent en effet sur l’annulation de lois fédérales relatives à l’énergie et sur l’interdiction d’infrastructures d’énergies fossiles dans l’Etat d’Oregon. Un de leurs arguments fait particulièrement débat : sans base constitutionnelle claire, ils prétendent défendre non seulement leurs droits en tant qu’« enfants », mais aussi ceux des « générations futures ». Un concept classique depuis l’invention de l’idée de « développement durable » par le rapport Bruntland en 1987, mais rarement intégré au droit contraignant.
L’Amazonie colombienne, « sujet de droit »
Or, ce qui semblait une audace juridique lors du dépôt de la plainte Juliana, en août 2015, l’est beaucoup moins depuis un jugement rendu par la Cour suprême de Colombie, le 5 avril 2018. Celle-ci a été amenée à statuer sur un recours porté « en tant que génération future » par un collectif de 25 jeunes Colombiens regroupés autour de l’association Dejusticia. Ce collectif exige de leurs gouvernants nationaux et locaux une action pour réduire drastiquement la déforestation de l’Amazonie. Selon eux, les conséquences climatiques de cette déforestation portent atteinte à leurs droits fondamentaux garantis par la Constitution colombienne, notamment le droit à une vie digne, à la santé, à l’alimentation, à l’eau et à un environnement sain.
Dans un jugement à tonalité très environnementaliste – « l’homme fait partie de la nature », y est-il rappelé – la Cour suprême leur a donné raison, au motif que « les générations futures (…) seront les plus impactées » par l’augmentation des températures liées au changement climatique. Elle a ordonné au gouvernement national et aux gouvernements locaux concernés de concevoir et mettre en œuvre des plans de déforestation zéro, dans le cadre d’un « pacte intergénérationnel pour la vie de l’Amazonie colombienne », un plan qui engagerait toutes les parties prenantes (Etat, collectivités locales, plaignants, communautés affectées, scientifiques, associations environnementalistes…).
La Cour a enfin affirmé l’Amazonie colombienne comme un « sujet de droit » qui, en tant que tel, doit faire l’objet d’une protection effective par le gouvernement colombien et par les exécutifs locaux. Elle l’a fait en se fondant sur un arrêt de la Cour constitutionnelle colombienne de 2016 qui avait déjà proclamé le fleuve Atrato et l’ensemble de la nature comme « sujets de droit », en insistant sur « l’importance de l’environnement et de son lien d’interdépendance avec les humains et l’Etat ».
En promouvant explicitement une conception « écocentrique » du droit qui prendrait en compte l’ensemble de l’écosystème, par opposition à une vision anthropocentrique exclusivement centrée sur l’humain, la Cour suprême de Colombie fait donc bien plus que reconnaître le droit des générations futures. Elle affirme que le droit à la vie de ce groupe de jeunes humains ne pourra leur être garanti que s’il est également garanti aux générations futures et à l’ensemble des êtres vivants. Ce qui revient à étendre considérablement le champ des droits fondamentaux.