La phrase est écrite au mur dans le dos des onze membres de la Commission vérité, réconciliation et réparations de la Gambie (TRRC) : "la vérité vous rendra libre." Cela a parfaitement valu au tueur repenti Malick Jatta, libéré de prison après avoir témoigné fin juillet devant la TRRC et admis avoir participé à plusieurs meurtres, dont celui du journaliste Deyda Hydara, en 2004.
Après la chute du dictateur militaire Yahya Jammeh, en janvier 2017, les Gambiens ont choisi une commission vérité plutôt que la justice pénale. Certains se demandent maintenant si c'est la voie idéale pour affronter ce passé national brutal. "Ce qui va se passer dans ce pays n'est plus clair pour moi. La TRRC n'a plus de sens si on laisse les meurtriers de masse dans la rue", déclare Baba Hydara, le fils du journaliste assassiné.
Après la mort de son père, Baba Hydara est devenu militant. Depuis plusieurs années, lui et sa famille consacrent le coin en haut à droite du journal The Point, co-fondé par son père, à la question "qui a tué Deyda Hydara ?" Jusqu'au témoignage de Jatta, aucune réponse à cette question publiée quotidiennement n'avait été donnée.
Le jour du témoignage de Jatta, Baba Hydara a été invité à la TRRC par le conseil principal de la Commission, Essa Faal. "Le conseil principal a dit qu'un témoignage serait donné au sujet de la mort de mon père", explique Baba Hydara à JusticeInfo. Mais il refuse d'assister à l'audience. "Je ne sais pas ce que je ferai si j’y suis. Il vaut donc mieux que je reste à l'écart", dit-il. Au lieu de cela, il se rend à Banjul avec Pap Saine, le cofondateur de The Point, pour une réunion d'affaires.
Il est sur le chemin du retour lorsque Jatta, ancien membre des Junglers, un groupe de tueurs au service de Jammeh, raconte sur la radio comment ils ont tué son père. "La rage était indescriptible", raconte Hydara. "Je suis rentré chez moi et j'ai cessé de répondre aux appels." Il n’est pas le seul. Hydara dit qu'au sein de sa famille, chacun a passé cette journée seul, plongé dans ses pensées.
Le compromis derrière la libération des Junglers
Le 2 août, une lettre du ministère de la Justice adressée au ministère de la Défense gambien fait l’objet d’une fuite. Elle indique que les Junglers actuellement en prison devraient être libérés. Le ministère y explique que les meurtriers repentis ont accepté de témoigner dans toute affaire future qui pourrait intéresser l'État.
Dans le pays, la colère est palpable. Les pages des médias sociaux se remplissent de commentaires outrés. Cela contraint le ministre de la Justice Abubacarr Tambadou à donner une conférence de presse. Il déclare que la libération ne doit pas être confondue avec une amnistie pour les Junglers. Il explique que les Junglers ont été honnêtes devant la Commission et qu'en leur tombant sur le dos, on ferait peur aux témoins potentiels. Tambadou demande aux familles de victimes de donner à la Commission le temps de faire son travail et de recommander la poursuite de certaines personnes.
Baba Hydara le vit tout autrement. "Nous étions dévastés, en colère et choqués par la libération des Junglers. Je n'avais jamais pensé qu'ils seraient relâchés", dit-il. Hydara siège actuellement au conseil d'administration du Centre des victimes, une organisation de la société civile qui vient en aide aux victimes de violations des droits humains sous le régime de Jammeh. Après la fuite de la lettre et avant que les Junglers ne soient libérés, Tambadou a rencontré le Centre des victimes. Le Centre a exprimé sa frustration face à sa décision et lui a demandé de l'annuler.
Le 9 août, le ministre a tenu une autre réunion au Centre des victimes pour leur expliquer les motifs de sa décision. "Je veux que vous me fassiez confiance. J'ai toujours été du côté des victimes et je peux vous assurer que chaque décision que je prends est dans votre intérêt", déclare le ministre de la Justice, tout en ajoutant ne pouvoir divulguer tous les détails concernant la libération des Junglers.
Malgré la colère, Tambadou n'est pas sans partisans. Militant gambien des droits de l'homme et directeur de la Fondation Westminster pour la démocratie, Madi Jobarteh explique être d'accord avec la décision du ministre. "Je ne pense pas que les Junglers représentent une menace pour la société", dit-il. "Je ne pense pas qu'ils seront amnistiés. Ils pourraient obtenir une réduction de peine pour leur coopération, mais ils ne peuvent obtenir l'amnistie en raison de la nature de leurs crimes. Il est significatif de pouvoir les avoir comme témoins coopératifs et qu’ils ne deviennent pas hostiles", ajoute-t-il.
La sécurité personnelle des Junglers
Les Junglers libérés sont Omar Jallow, Amadou Badgie, Malick Jatta et Pa Ousman Sanneh. Deux autres, Ismaila Jammeh et Alieu Jeng, n'ont pas encore été libérés, explique à JusticeInfo le major Lamin Sanyang, porte-parole de l'armée. Le major Sanyang précise que les Junglers ont été libérés sous conditions et mis en congé administratif des forces armées gambiennes. "Deux des conditions sont de recevoir un soutien psychosocial de la part de la TRRC et d'accepter d'être témoin à charge à l'avenir", ajoute Sanyang. "Les Junglers reçoivent toujours un soutien psychosocial. Ils ont commencé à en bénéficier depuis qu'ils ont accepté de témoigner devant la Commission. Ce processus se poursuit", confirme Essa Jallow, responsable de la communication à la Commission.
Alors qu’il justifiait la remise en liberté, l'une des questions posées au ministre de la Justice était de savoir si l'État allait assurer la sécurité des Junglers. Sa réponse a été "non". Tambadou compte simplement sur la patience des victimes pour que la justice suive son cours.
Mais il y a bien de la colère dans la rue. Même l'armée a dû en aviser les Junglers avant leur libération. "Nous les avons avertis que beaucoup de gens ne sont pas contents de leur libération et qu'ils devront être prudents", dit le major Sanyang. "Les gens peuvent se comporter de façon irrationnelle quand ils sont blessés", admet Baba Hydara. "Je ne lui pardonnerai jamais [à Malick Jatta] d'avoir tué mon père. Je ne suis pas sûr de ce que je ferai si je le rencontre dans la rue », ajoute-t-il.
Malick Jatta de retour chez lui
Malick Jatta s'est rendu dans son village natal de Tujereng, une ville de pêche côtière située à environ une heure de route de Banjul, la capitale de la Gambie. Il vit dans une modeste maison en parpaings construite par son frère, un agent de services d'immigration. Là-bas, l'ancien Jungler est considéré comme un homme sympathique. "Nous avons été surpris de le voir témoigner pour le meurtre", dit Modou Gibba, un jeune homme d'une vingtaine d'années. Gibba a connu Jatta en grandissant à Tujereng et ils se voient toujours. "Malick menait une vie très normale ici. Personne à Tujereng ne l'a associé à quoi que ce soit de mauvais", raconte Gibba. "C'est une personne très gentille. Il aime les enfants. Il y a toujours des gamins autour de lui."
Bien sûr, Gibba dit qu'ils étaient au courant que Jatta travaillait à la Présidence et qu'il était impliqué dans "La Patrouille". Mais on savait peu de choses sur ses activités exactes. Du coup, Jatta semble facilement se réintégrer dans sa communauté. "Ses relations avec nous sont très normales. C'est la même personne que nous connaissions. Je ne pense pas que la société le voit différemment", dit Gibba à JusticeInfo. "Ici, les gens croient qu'ils ont été forcés de faire ça. Ce n'était pas sa volonté de tuer."
C'est peut-être le point de vue des amis et de la communauté de Jatta, mais pour Baba Hydara, une seule réponse est possible: "Il ne peut y avoir de réconciliation aux dépens de la justice. Nous pouvons poursuivre ces personnes", dit-il.