Meurtres de civils, mutilations, viols et autres formes de violence sexuelle, villages entiers détruits et déplacements massifs de populations : la région du Kasaï, dans le centre de la République démocratique du Congo (RDC), est le théâtre, depuis août 2016, d’actes de violence perpétrés par des milices et des éléments des forces de sécurité.
Pour la commune Nganza, dans le Kasaï central, le pire calvaire a été vécu en mars 2017, lorsque des membres des forces de défense et de sécurité ont lancé « une opération porte à porte ». Pendant plusieurs jours, militaires et policiers ont tiré à balles réelles, tuant hommes, femmes et enfants, écrivent plus de 400 survivants dans une lettre ouverte datée du 12 août. « Les cadavres ont été, soit indignement enterrés dans des fosses communes ou des tombes parcellaires identifiées, soit amenés vers des destinations inconnues », racontent ces rescapés, regroupés au sein de l’association « Je suis Nganza, je réclame justice ». « Les officiers militaires, les soldats et les policiers qui ont commis ces crimes ont été mutés et redéployés ailleurs », poursuivent les signataires de ce courrier adressé au président Félix Tshisekedi, un fils du Kasaï, et reçue par lui le 19 août. Tandis que l’enquête ouverte par la justice militaire « ne connaît pas de progrès significatif », déplorent les signataires.
L’appel infructueux de la CPI
Ils demandent au chef de l’Etat de « mettre en place un mécanisme de prise en charge de (leur) situation socio-économique », de « doter la justice, dans la région du Kasaï, des ressources humaines, matérielles, financières, techniques, logistiques et opérationnelles pour que les auteurs de ces crimes ignobles puissent répondent de leur responsabilité pénale et que les victimes obtiennent juste réparation ». A défaut, ils appellent le président à « déférer la situation du Kasaï en général et celle de la commune de Nganza en particulier à la Cour pénale internationale » (CPI). Joseph Kabila, le prédécesseur de Félix Tshisekedi, avait rejeté cette proposition.
Des experts, dépêchés au Kasaï par l’Onu en 2017, ont conclu, dans un rapport au Conseil des droits de l’homme rendu en juillet 2018, que certains de ces crimes constituaient des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. Pour sa part, dans une déclaration le 31 mars 2017, la procureure de la CPI, Fatou Bensouda, indiquait déjà « surveiller avec une extrême vigilance la situation sur toute l'étendue du territoire congolais, y compris sur celle qui prévaut actuellement dans les provinces des Kasaï ». Elle encourageait les autorités congolaises « à prendre toutes les dispositions nécessaires pour que des enquêtes véritables soient menées afin de faire la lumière sur les violences alléguées et de traduire en justice tous les auteurs impliqués dans la perpétration des actes criminels enregistrés » au Kasaï.
Justice à double vitesse
Mais, plus de deux ans après cet appel, seuls avancent les procès des personnes accusées d’avoir joué un rôle dans le meurtre, en mars 2017, de deux experts onusiens, la Suédo-chilienne Zaïda Catalan et l'Américain Michael Sharp. « Une justice deux poids, deux mesures », s’insurge le bâtonnier du Kasai Central, Dominique Kambala Nkongolo, dans un entretien avec JusticeInfo. A la tête d’un collectif d’avocats des victimes, Kambala insiste sur la gravité des crimes et fait campagne pour une saisine de la CPI.
« La justice congolaise ne peut pas conduire des procès impartiaux dans le dossier des violences au Kasaï », appuie Jean-Claude Katende, président de l’Association africaine des droits de l’homme (ASADHO), une organisation de la société civile congolaise qui a mené des enquêtes approfondies au Kasaï. Exprimant un avis partagé par tous les observateurs indépendants, Katende affirme que les tribunaux congolais « ne s’intéressent qu’aux petits exécutants alors que les hauts commanditaires politiques et militaires de ces crimes sont en liberté ». Selon le militant des droits humains, « il n’y a, en RDC, aucune institution judiciaire qui puisse oser juger de très hauts responsables militaires. Or les auteurs directs de ces crimes ont dû recevoir des ordres venus d’en haut. Certaines milices qui ont perpétré les crimes ont été armées et entraînées par l’armée et la police. Nous avons une justice qui ne peut pas poursuivre tout le monde. Ce n’est pas cette justice qu’il nous faut. Si on veut vraiment guérir le pays de la violence, il faut mettre la main sur tous les suspects, quels qu’ils soient. Si on veut que justice soit rendue dans le dossier du Kasaï, il faut renvoyer la situation devant la Cour pénale internationale », nous déclare-t-il.
Au-delà de la réponse pénale
Et cet effort pénal ne suffira pas, prévient Katende, qui préconise, en plus de procès devant des juges indépendants, « un débat ouvert, public, notamment pour écouter la voix des victimes ».
En septembre 2017, Kabila avait organisé, à Kananga, une « conférence sur la paix, la réconciliation et le développement du Kasaï », avec pour objectif de « mettre ensemble toutes les personnes concernées pour discuter de la crise » et mettre fin au cycle de violences. Le rendez-vous a manifestement déçu les Kasaïens. Pour Joséphine Bitota Muamba, recteur de l’Université Notre-Dame du Kasaï, « on peut dire que c'était une mascarade pour laquelle l'État a déboursé des sommes énormes. Cette conférence a été animée en grande partie par des experts venus d'ailleurs avec des théories bien ficelées, écartant des gens sur terrain qui pouvaient, à partir du vécu, apporter des éléments importants dans la consolidation de la paix au Kasaï ». S’exprimant lors d’un atelier organisé en avril par le Haut-commissariat de l’Onu aux droits de l’homme, Joséphine Bitota Muamba a dénoncé la reproduction de schémas qui se sont révélés dévastateurs en d’autres parties du pays, notamment dans l’Est. « En remettant des dons et argent à certains chefs miliciens du Kasaï, les autorités ont inculqué un effet de contagion chez les autres chefs miliciens qui se sentent lésés et sont prêts à faire parler les armes pour bénéficier des mêmes faveurs », a-t-elle affirmé sans ambages. Plaidant pour la tenue d’une nouvelle conférence, elle a suggéré « d’aller jusqu'au fond des villages pour dialoguer avec les gens et écouter leurs revendications et leurs doléances ».
AUX ORIGINES DU CONFLIT AU KASAÏ
Kamuina Nsapu : deux mots incontournables quand on parle de la crise au Kasaï. Kamuina Nsapu est le titre honorifique du chef des Bajila Kasanga, un clan de la tribu Lulua, dans la province du Kasaï Central.
En novembre 2011, un fils du clan, Jean-Pierre Mpandi, est désigné Kamuina Nsapu. Mais les autorités provinciales refusent de le reconnaître. Outragé, le chef coutumier, fort du soutien de son clan, refuse à son tour de reconnaître les autorités provinciales et le gouvernement central du président Joseph Kabila. Le 12 août 2016, cet opposant déclaré au régime Kabila est tué d’une balle au ventre lors d’une opération des forces de sécurité. Pour venger leur chef, des miliciens désormais appelés « Kamuina Nsapu » brûlent des bâtiments administratifs, attaquent et tuent des militaires, des policiers et d’autres représentants du pouvoir central. De fil en aiguille, les violences s’étendent, alimentées par le ralliement de nombreux jeunes.
La plupart des miliciens Kamuina Nsapu sont des mineurs armés de fusils de fabrication locale, d’armes traditionnelles et de gris-gris. Très rapidement, le conflit prend une connotation interethnique. En effet, dans leurs représailles, les forces de défense et de sécurité s’appuient sur une autre milice, les Bana Mura, composée de membres des ethnies Tchokwe, Pende et Tetela.
Les affrontements entre, d’une part, les miliciens Kamuina Nsapu et, d’autre part, les forces de sécurité et les milices Bana Mura, font plus de 3000 morts et 1,4 million de déplacés entre 2016 et 2017, selon les Nations unies. Selon le dernier rapport d’experts de l’Onu, la violence a considérablement diminué au Kasaï après l’élection de Tshisekedi à la présidence. Mais le phénomène de réduction en esclavage de femmes et d’enfants par les miliciens Bana Mura persiste dans certaines parties de la région.