Denis Mukwege, un gynécologue congolais ayant reçu le prix Nobel de la paix l'année dernière pour son travail de défense des victimes de violences sexuelles, a passé quatre jours en Colombie, à la mi-août, pour s'entretenir avec des parlementaires, des magistrats de la justice de transition, des membres de la Commission vérité et des femmes victimes du conflit armé qui a sévi pendant 52 ans dans ce pays.
Mais il n'a pas eu l'occasion de rencontrer les dirigeants du gouvernement colombien. Même si le président Iván Duque a fait valoir qu'il inaugurait un grand tunnel à l'extérieur de Bogota et que sa vice-présidente Marta Lucía Ramírez a également avancé un programme chargé, l'anecdote paraît souligner une réalité : les violences sexuelles sont devenues le nouveau punching-ball de la bataille politique autour de l'accord de paix avec les anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), signé en 2016.
Comme dans de nombreux pays, la violence sexuelle a été l'une des atrocités les plus invisibles en Colombie. Mais certains signes montrent une prise de conscience croissante au sein du public. Alors que 8,8 millions de personnes - un cinquième de la population totale - ont été officiellement reconnues comme victimes du conflit, 28 641 seulement sont venues dénoncer des violences sexuelles, selon le Registre national des victimes. Or, il y a cinq ans, au début des discussions sur la justice transitionnelle dans les pourparlers de paix avec les FARC à La Havane, seules 5 997 victimes de violences sexuelles s’étaient enregistrées. Cela signifie que le nombre de personnes signalant de tels cas a quintuplé, tandis que le nombre total de victimes augmentait de 25 %.
Les victimes de violences sexuelles se font entendre
"Nous renaissons de nos cendres. Nous avons donné de la voix et nous travaillons maintenant ensemble pour être reconnues par la société et pour faire respecter nos droits", explique Yolanda Perea, une vive Afro-Colombienne de 35 ans avec des tresses aux couleurs du drapeau national. Comme de nombreuses femmes à la campagne, elle a été agressée par un combattant des FARC alors qu'elle avait 11 ans dans la ville de Riosucio (province de Chocó). Quelques mois plus tard, sa mère était assassinée après avoir protesté contre l'agression de sa fille.
Malgré leur douleur, les victimes se font donc entendre. Elles se sentent aussi plus fortes. Au moins 10 des 124 rapports présentés par des organisations ou des individus à la Juridiction spéciale pour la paix - ou JEP, comme on l'appelle localement - portent sur les violences sexuelles. A lui seul, le rapport que Perea a contribué à compiler recense 2 000 cas de violations.
De nombreux autres cas sont mis au jour, qui ne concernent pas seulement les FARC. Vera Grabe, ancienne sénatrice et candidate à la vice-présidence, qui a appartenu à M-19, un mouvement de guérilla ayant signé un accord de paix en 1990, a révélé dans une lettre à la Commission vérité, il y a deux mois, qu'elle avait été agressée sexuellement par des officiers de l’armée pendant sa détention au début des années 1980. La JEP rapporte également avoir reçu des témoignages de victimes non enregistrées et qui ne l'ont même pas dit à leur famille.
Une autre illustration de cette attention grandissante est, à Bogota, le mémorial public dédié aux victimes du conflit, dévoilé à la fin de l'année dernière. Il a été conçu par la célèbre artiste colombienne Doris Salcedo, en collaboration avec 20 survivantes d'abus sexuels qui ont ciselé des tonnes de ferraille qui avaient jadis été des armes des FARC, pour former un sol ondulé.
Des voix critiques de l'accord de paix trouvent également plus de place dans les médias. L'une d'elles est la White Rose Corporation, ou Rosa Blanca, un groupe de 50 anciennes combattantes des FARC qui ont été agressées sexuellement par leurs supérieurs et qui exigent aujourd’hui un châtiment sévère. Compte tenu des antécédents de plus en plus connus des FARC en matière d'abus sexuels, de stérilisations et d'avortements forcés lorsque des combattantes tombaient enceintes, le débat a pris une place centrale dans la politique nationale.
Le parti de Duque vise la JEP
Après l’élection, en 2018, de l'ancien sénateur Iván Duque à la présidence, son parti, le Centre démocratique, entend poursuivre une campagne électorale qui s’oppose à l'accord de paix avec les FARC. Il appuie maintenant sur un sujet sensible qu'il n'a en fait abordé qu'après la signature de l'accord. L'intérêt de ce parti pour les violences sexuelles n’est apparu qu’en 2017, lorsque ses députés ont soutenu un amendement au système de justice transitionnelle, dans une loi régissant le fonctionnement de la JEP. Cette proposition visait à obliger ce tribunal à appliquer les peines ordinaires en cas de violence sexuelle.
La Cour constitutionnelle l'a rejeté, faisant valoir que si l'esprit de la loi pouvait être louable, elle causait néanmoins d'importants problèmes juridiques et rendait plus difficile la satisfaction des droits des victimes. "La possibilité d'imposer des sanctions à partir du code pénal ordinaire et d'interdire un traitement pénal spécial pour ce crime implique une rupture grave de la procédure de transition car elle élimine toute incitation à contribuer à la vérité et crée des disparités entre les victimes de crimes graves", a jugé le tribunal suprême du pays.
Une fois Duque élu président, son parti a mené une autre initiative au parlement visant à exclure complètement de la JEP les violences sexuelles contre les enfants. Le projet de loi, défendu par un parlementaire dont le père militaire demande à la JEP de revoir sa condamnation pour un massacre, n'a pas réussi à obtenir le soutien des autres partis dans un Congrès où le Centre démocratique ne détient pas la majorité.
Nouvelle législation
Après ce revers, le gouvernement Duque a présenté deux amendements constitutionnels qui ne visaient plus à modifier l'accord de paix mais à créer de nouvelles normes juridiques pour l'avenir. Un premier projet interdisant que les violences sexuelles (ainsi que le trafic de drogue et les enlèvements) puissent jamais être considérées comme politiquement motivées – empêchant ainsi toute personne responsable de bénéficier d'une amnistie ou d'une grâce dans le cadre d’une négociation de paix – a déjà été approuvé par le Congrès. Mais en réalité, l'accord de paix interdisait déjà que les violences sexuelles soient considérées comme un crime à motivation politique.
Un autre projet vise à interdire que les cas de violence sexuelle à l'égard des enfants ne soient jamais de la compétence d'un système de justice transitionnelle ou ne fassent l'objet de peines alternatives. Soutenu par plusieurs partis qui avaient bloqué les amendements précédents proposés par Duque, ce projet de loi a déjà survécu à la moitié des débats parlementaires et a de bonnes chances d'être approuvé.
Ni l'un ni l'autre de ces projets ne s'applique rétroactivement. Cela signifie qu'ils ne permettent pas vraiment à Duque de répondre aux attentes de son électorat sur la modification de l'accord de paix et d'être sans pitié avec les criminels. Mais les élections des maires et des gouverneurs étant prévues en octobre, le Président et son parti soutiennent désormais un amendement constitutionnel qui introduirait des peines d'emprisonnement à perpétuité pour les violences sexuelles contre les enfants. Cela a cependant peu de chances de réussir, étant donné que la Constitution colombienne interdit les peines d'emprisonnement à perpétuité. Ce qui explique probablement pourquoi, ces derniers jours, Duque a commencé à évoquer publiquement une deuxième option, la levée du délai de prescription pour ce crime.
De telles préoccupations n'ont jamais été émises par Duque et le Centre démocratique pendant les pourparlers de paix. Après l'échec du plébiscite en octobre 2016 et la renégociation qui a suivi avec les opposants à l'accord, un deuxième accord de paix définitif avait inclus bon nombre des changements et clarifications proposés par ces derniers. Ni Duque, qui était l'un de ceux qui renégociaient l'accord de paix au nom du camp du "non", ni son parti n'avaient proposé la moindre modification concernant les violences sexuelles. Mais tandis que l'indignation de l'opinion publique à l'égard des violences sexuelles s’accroît, l'un des messages clés lancé ici est que le JEP ne sera pas en mesure de rendre justice aux victimes de ces crimes, rapidement devenus presque aussi emblématique que les enlèvements, qui furent pendant des années la pratique la plus tristement célèbre des FARC.