Tandis que les violences sexuelles sont devenues le nouveau punching-ball de la bataille politique autour de l'accord de paix de 2016, la justice transitionnelle colombienne a commencé à enquêter sur la façon dont les anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) les ont exploitées pendant les 52 années de conflit armé dans le pays. Or, les attentes différentes des victimes et des partis politiques en ont rapidement fait un test clé sur ce que la justice transitionnelle peut apporter aux survivants en Colombie en termes de justice, de vérité et de réparations.
La Juridiction spéciale pour la paix - ou JEP, comme on l'appelle localement, un tribunal spécial né de l'accord de paix - s'attache à comprendre quels ordres au sein des FARC ont permis les violences sexuelles et quelles personnes au sein de l'organisation en étaient responsables. Une fois que ces individus sont identifiés, ils doivent reconnaître leur responsabilité, dire la vérité et aider personnellement les victimes à obtenir réparation. Ils ne peuvent bénéficier d'une peine clémente, sans emprisonnement, de 5 à 8 ans, que s'ils remplissent intégralement ces critères.
Pour l'instant, la JEP ne se concentre pas sur l’ensemble de l'univers des victimes de violence sexuelle. Mais l'une des premières macro-analyses qu'elle a ouvertes porte sur la pratique des FARC consistant à recruter de force des enfants soldats et elle comprend une enquête subsidiaire - autrement appelée enquête transversale - sur les abus sexuels dont ils ont été victimes.
Selon le magistrat Iván González, qui dirige les enquêtes sur ces crimes, cinq autres des sept affaires ouvertes à ce jour contiennent de nouvelles informations sur les violences sexuelles. Il s'agit notamment des dossiers sur les enlèvements et les exécutions extrajudiciaires perpétrés par les FARC, ainsi que de deux affaires régionales et d'un dossier ethnique sur le sort du peuple autochtone Awá.
Les victimes réclament un dossier majeur
Cette approche n'a pas satisfait de nombreuses victimes importantes de violences sexuelles, qui demandent à la JEP d'ouvrir un dossier complet sur ce crime et de surmonter ce qu'elles perçoivent comme un traitement de seconde classe. "Nous voulons qu'une ligne de recherche sur les violences sexuelles soit ouverte afin que d'autres femmes qui en ont souffert se sentent représentées et voient que les choses sont en train de changer, que nous ne sommes pas le fruit d’une réflexion après coup", dit María Choles, une femme de 45 ans de la région bananière de la côte caraïbe. Elle a été victime à deux reprises de violences sexuelles : d'abord lorsque des membres des FARC l'ont agressée et déplacée de force en 1995, puis lorsque des groupes paramilitaires l'ont traquée en 2000, après son retour dans sa ville natale. "Nous ne voulons pas que la question soit camouflée parmi d'autres événements ayant eu lieu", ajoute-t-elle.
La JEP semble prête à écouter leurs conseils. "A titre personnel, je dirais que l'espoir des victimes d’avoir un dossier sur les violences sexuelles est réaliste. Cela ne signifie pas pour autant que les dossiers en cours ne doivent pas poursuivre leurs enquêtes. Nous devons collecter autant d'informations que possible", déclare Iván González. "En ce qui concerne la commission sur le genre, nous faisons tout ce que nous pouvons pour soutenir le Panel judiciaire pour la reconnaissance des faits [au sein de la JEP] afin qu'il puisse envisager cette option, bien que la décision d'ouvrir un dossier soit laissée à sa discrétion", convient la juge Alexandra Sandoval, qui a accompagné des victimes de violences sexuelles au tribunal.
Tendre la main aux femmes de Rosa Blanca
Une question tout aussi urgente est de savoir si la JEP peut réussir à persuader les victimes de violences sexuelles des FARC qui ont critiqué l'accord de paix de venir coopérer avec elle. Conscient de ce manque de confiance, González a pris contact avec les femmes de la Rose Blanche (Rosa Blanca), un groupe de 50 anciennes combattantes des FARC victimes d'abus sexuels par leurs supérieurs, et a rencontré trois fois cette année leur avocate Berta Suárez. Une de ces femmes, Yamiled Noscué, était présente à leur dernière réunion en avril, où elles ont accepté d'avancer dans la rédaction d'un rapport. Elles ont également discuté avec la présidente de la JEP, Patricia Linares, même si elles estiment que ces réunions ont été moins fructueuses.
Les femmes de Rosa Blanca, en particulier, veulent que les commandants des FARC répondent sur les violences sexuelles qui se sont produites dans les rangs de la guérilla, notamment les viols, les stérilisations et les avortements forcés. "Pour ma part, je demande justice et réparation. Je n'ai pas de traumatisme, mais je veux qu'ils soient punis et qu'ils demandent notre pardon parce qu'ils ont laissé notre dignité à terre. C'est ainsi que je comprends la justice, même si leur repentance n'efface pas les dégâts", explique Yudy Tovar, une ancienne membre des FARC âgée de 30 ans, qui a quitté la guérilla il y a dix ans et dénonce les agressions sexuelles répétées contre elle.
La plupart des membres de Rosa Blanca sont d'anciennes combattantes des FARC qui ont déposé les armes en 2017 avec le reste de l'organisation ou qui purgeaient des peines de prison. Cela signifie qu’elles sont maintenant en liberté provisoire et ont également besoin que la JEP détermine leur propre situation juridique. Comme dans bien d'autres circonstances du conflit armé colombien, elles sont à la fois victimes et auteurs, ou ce que le juriste Iván Orozco - qui a conseillé l'équipe de négociation du gouvernement dans les pourparlers de paix - a qualifié de "double responsabilité".
Les commandants des FARC dans le déni
Les deux groupes de victimes, ceux qui soutiennent la justice transitionnelle et ceux qui la critiquent, s'accordent sur une chose : pour que le modèle de la JEP fonctionne, les anciens commandants et rebelles des FARC doivent venir reconnaître publiquement leur rôle dans des crimes comme les violences sexuelles. Non seulement parce que c'est une condition pour qu'ils reçoivent des sanctions plus clémentes et pour que la Cour pénale internationale conclue que la Colombie remplit son devoir de poursuivre les crimes graves, mais surtout parce que c'est ce que les victimes valorisent le plus.
Pour l'instant, les anciens chefs de la guérilla paraissent impénitents. "On essaie de nous stigmatiser. On essaie d'imputer le plus grand nombre possible de crimes à l'adversaire pour créer une situation qui fait obstacle à la réconciliation", a déclaré Rodrigo Londoño, ancien commandant en chef des FARC, en mars. Il a nié que les violences sexuelles étaient systématiques, affirmant qu'ils exécutaient les délinquants.
"Les FARC sont toujours à la traîne pour ce qui est de reconnaître publiquement ce qu'elles ont fait", déclare María Choles, qui a coordonné le chapitre régional d'un des rapports soumis à la JEP. Elle se souvient encore du jour où Iván Márquez, ancien négociateur en chef de la guérilla qui a abandonné l'accord de paix l'année dernière et vient d’annoncer qu’il reprend les armes, l'a intimidée après qu’elle ait été l'une des 60 victimes ayant partagé ses attentes sur l’accord de paix avec les deux équipes de négociation à la Havane, en 2015. Selon Choles, Márquez l'a approchée et lui a suggéré de ne pas parler de son expérience personnelle à moins qu'elle ne puisse identifier les coupables directs. Choquée, elle a répondu que ce n'était pas son devoir mais celui de l'État.
"Ils n'admettent toujours pas ce crime dans leurs rangs. On dirait qu'aucune femme n'a été maltraitée, qu'aucune n'a été obligée d'avorter. Ils prétendent toujours que les enfants se sont engagés volontairement", dit Tovar, recrutée par les FARC dans le sud de Tolima quand elle avait 16 ans et qui s'est échappée un an et demi plus tard.
Le scepticisme des victimes à l'égard de la JEP
Près de trois ans après la signature de l'accord de paix, des victimes comme Choles et Tovar sont déterminées à exercer une pression judiciaire sur les commandants qui refusent de reconnaître les actions des FARC. Certaines de ces femmes ont déjà prouvé leur efficacité devant les tribunaux. Choles et son organisation, l'Initiative des femmes pour la paix (IMP), ont joué un rôle déterminant dans l'élaboration du dossier qui a abouti à la condamnation récente de l'ancien commandant paramilitaire Hernán Giraldo pour le viol d'au moins 37 filles. Une autre organisation féministe, Women's Link Worldwide, devrait bientôt présenter un rapport exhaustif sur les stérilisations forcées au sein des FARC.
Pour le moment, Tovar compte présenter le mois prochain à la JEP un premier rapport partiel détaillant 100 cas de recrutement forcé et de violence sexuelle, qu'elle décrit comme un "contrepoint" et une "contre-attaque" au démenti des FARC. Elle prévoit également de soumettre leur rapport à la Cour pénale internationale et à la Cour interaméricaine des droits de l'homme, dans l'espoir d'exercer une pression extérieure.
Ces femmes affirment toujours clairement ne pas avoir confiance dans le système de justice transitionnelle. "Personnellement, j'ai l'impression que la JEP ne nous croit pas, que la vérité pour eux est celle que les FARC ont dite", dit Tovar, bien qu'elle présente les réunions avec les magistrats comme constructives et pense que la porte est ouverte. "Il y a une lueur d'espoir que le magistrat González lise notre rapport et y prête attention. Il a dit qu'il s'agit d'un document juridique fondamental", dit Tovar. Avant de nuancer : "Mais c'est une faible lueur."
Quel système de justice peut le mieux traiter les violences sexuelles ?
Dans un scénario où il semble peu probable que la JEP présente son premier acte d'accusation contre les FARC avant la fin de l'année, une autre question se pose : qui est le mieux placé pour rendre justice aux victimes de violences sexuelles, la JEP ou le système de justice pénale ordinaire ?
Les femmes de Rosa Blanca et du Fevcol, une autre organisation de victimes des FARC qui a critiqué l'accord de paix, recueillent actuellement les 1,8 million de signatures nécessaires pour organiser un référendum au cours duquel les Colombiens pourraient se prononcer sur la révocation de la JEP. Faisant valoir que le système de justice pénale ordinaire est davantage digne de confiance que la justice transitionnelle, elles encouragent la Cour suprême à reprendre ces fonctions en créant une chambre spéciale. Bien qu’une telle issue soit peu probable, le parti du président colombien Duque soutient activement cette idée et l'utilise également comme message de campagne.
Les données semblent pourtant contredire leur idée selon laquelle la justice pénale ordinaire serait plus efficace dans les dossiers de violence sexuelle. Sur les 634 affaires jugées prioritaires par deux arrêts de la Cour constitutionnelle, seules 14 - soit 2,2% - ont fait l'objet d'une condamnation, observe un rapport publié en 2016 par 12 ONG respectées dans le domaine juridique et sur les droits des femmes. Le niveau d'impunité dans les dossiers d'agression sexuelle prioritaires varie entre 92 % et 97 %, ont-elles établi.
Il est également démontré que, par le passé, les acteurs armés colombiens ont refusé d'admettre des crimes de violence sexuelle. Dans le système de justice transitionnelle qui avait suivi la démobilisation des groupes paramilitaires d'extrême droite, sous la présidence d'Alvaro Uribe (2002-2010), le viol et les autres infractions sexuelles avaient d'abord été considérés comme des perversions individuelles menant à les exclure d’un traitement pénal spécial. Résultat : en l’absence d’incitation aux aveux, la plupart des individus ont choisi de se taire et d'affronter un traitement plus favorable au sein de la justice ordinaire. "Une peine réduite, pouvant même leur épargner l'emprisonnement, leur permettrait d'éviter d'être exposés publiquement à l'établissement de la vérité et ne les obligerait pas à demander pardon à leurs victimes. Le système de justice ordinaire constitue donc une option discrète et sans doute assez inoffensive", selon les conclusions des chercheurs juristes Mónica Hurtado et Ángela Iranzo, de l'Université de La Sabana, et Sergio Gómez du Bureau du Procureur général.
Première décision de la JEP sur les violences sexuelles
Les mesures prises récemment par la JEP semblent montrer qu'elle prend au sérieux les violences sexuelles. Il y a un mois, le tribunal a rejeté la demande d'amnistie déposée par Oscar de Lima Contreras, un ancien rebelle des FARC, après avoir constaté qu'il faisait l'objet d'une enquête devant la justice ordinaire pour abus sexuel d'une jeune fille de 17 ans appartenant au groupe autochtone Wayúu.
Le raisonnement de la JEP dans cette affaire donne un aperçu de la façon dont elle aborde les violences sexuelles dans le conflit armé. Selon ce jugement, il existe trois hypothèses pour que les violences sexuelles puissent relever de la compétence de la JEP : s’il s'agit d'une politique ordonnée par l'organisation ou l'un de ses commandants, d'une pratique courante ou tolérée même s'il n'existe pas d'ordre spécifique, ou d'un acte d'opportunisme facilité par l'appartenance de la personne à un groupe armé. Dans ces trois situations, cependant, les violences sexuelles ne peuvent être amnistiées.
Dans le cas de De Lima, la JEP a décidé qu'il relevait de sa compétence parce que, même en l'absence de preuve d'un ordre, il a vraisemblablement profité des circonstances, comme le port d’une arme et le contrôle territorial de la guérilla, pour recruter de force et abuser sexuellement cette fille. En conséquence, la cour a rejeté l'amnistie et ordonné que l'enquête et les poursuites soient menées par l'une des chambres judiciaires de la JEP.
"En plus de nous piétiner, ils nous ont fait porter la faute"
Les femmes de Rosa Blanca disent qu'elles aideront la justice transitionnelle à monter un dossier contre les commandants des FARC tout en continuant à militer pour son abolition. "Nous ne pouvons pas doubler la mise. Quoi qu'il advienne du référendum, nous honorerons notre devoir de présenter un rapport à la JEP. Nous savons que si nous ne nous y conformons pas, nous ne pouvons rien exiger", déclare Tovar, ajoutant qu'elles sont prêtes à être appelées comme témoins. En fin de compte, toutes soulignent que la JEP atteindra son objectif si elle parvient à faire pression sur les dirigeants des FARC pour qu'ils admettent leur responsabilité dans les violences sexuelles.
"Je n'ai pas besoin des FARC pour identifier l'auteur du viol, mais pour qu'ils reconnaissent, en tant qu'organisation, mon viol", explique Yolanda Perea. "J'ai besoin de les entendre dire : ‘Nous l'avons violée, nous l'avons battue quand elle était enceinte jusqu'à ce qu'elle perde son bébé et, en plus, nous avons tué sa mère. Rien de tout cela ne s'est produit parce qu'elle le voulait ou le cherchait.’ Parce qu'en plus de nous piétiner, ils nous ont fait porter la faute."