Le projet de commission vérité centrafricaine a toujours été un ovni juridique aux contours très flous. Cette médication de justice transitionnelle prescrite en mai 2015 par le Forum national de Bangui a pourtant un comité de pilotage, mis en place par décret en 2017 et placé sous l’autorité du Premier ministre. Nommé en mars 2018, cet organe composé de politiques, d’experts internationaux et de membres de la société civile a pour mission d’organiser des consultations populaires et d’en tirer des conclusions pour rédiger un projet de loi mettant en place un mécanisme dont le nom exprime toute l’ambition : la « Commission vérité, justice, réparation et réconciliation (CVJRR) ».
Difficile d’organiser de telles consultations dans le contexte d’insécurité qui a régné depuis le Forum de Bangui. Mais l’idée revient en force à l’occasion de la signature à Bangui, le 6 février dernier, de l’accord dit « de Khartoum ». Celui-ci prévoit d’« accélérer le processus de la mise en place de la CVJRR, avec le lancement dans les meilleurs délais de consultations nationales, et l’adoption d’une loi », précisant même : « La CVJRR doit impérativement commencer ses travaux dans […] quatre-vingt-dix jours. » Début septembre, la Commission n’est certes toujours pas en place mais des consultations ont effectivement été menées, dans les sept grandes régions du pays (Bangui, comptant pour une région, a organisé une consultation par arrondissement). Une opération officiellement lancée le 6 juin dernier lors d’une cérémonie au palais présidentiel de la Renaissance par le chef de l’État Faustin-Archange Touadéra, dans le but, a-t-il déclaré, de « donner une légitimité populaire à ce dernier dispositif de justice transitionnelle ».
« Opacité » dans l’organisation
Depuis, la plus grande discrétion entoure ces consultations « populaires ». « Nous constatons une grande opacité » du ministère de l’Action humanitaire et de la réconciliation nationale, en charge de la création de la CVJRR, s’insurge Ghislain-Joseph Bindoumi , délégué de la Ligue centrafricaine des droits de l’homme (LCDH) au sein du comité de pilotage. Depuis l’accord de Khartoum et la mise en place d’un gouvernement intégrant des leaders de groupes armés « nous n’avons pas été associés à l’organisation de ces consultations », dit-il. « Nous avons seulement été invités lors du lancement, comme tous les autres invités. » Lors des dernières réunions du comité, précise-t-il, « nous avions établi un chronogramme et un projet de budget, de l’ordre de 200 millions de FCFA (plus de 300.000 euros) pour le fonctionnement du comité et l’organisation des consultations. » Impossible de savoir si ces recommandations ont été suivies. C’est, poursuit Bindoumi, une « petite équipe au sein du ministère », qui a convoqué à sa discrétion des représentants de la société centrafricaine (victimes, femmes, jeunes, confessions religieuses, etc.) et de partis politiques.
Une source au sein de la mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca), qui apporte son soutien technique au gouvernement, ajoute : « Nous ne sommes pas informés de ce qui a été fait ». Elle précise cependant que c’est « le comité de pilotage qui a mandaté le ministère, et c’est par conséquent normal que ce soit lui qui s’en soit chargé. »
Et dans de nombreuses associations, dont la Coordination des organisations musulmanes de Centrafrique (Comuc), on grince des dents. « J’ai été invité à la consultation du 3e arrondissement à Bangui, mais je ne sais même pas si c’est au nom de la Comuc ou en mon nom personnel, confie Ali Ousmane, son président. Dans le reste du pays, notre organisation n’a pas été conviée. On ne veut pas aller au fond des choses, les traiter à la racine. » Malick Karomschi, représentant de l’Organisation des victimes musulmanes, renchérit : « Nous-mêmes, les acteurs, nous ne sommes pas représentés. Il y a un manque de professionnalisme. Les victimes ont quand même leur mot à dire. »
Lewis Mudge, directeur pour l'Afrique centrale chez Human Rights Watch, estime ces informations inquiétantes. « La CVJRR peut être un mécanisme important pour la vérité sur le conflit et une façon de garantir que les erreurs du passé ne se répéteront pas, estime-t-il. À cet égard, le travail de la CVJRR devrait être mené de la manière la plus transparente et la plus inclusive possible. En cas de doutes sur les motivations de la commission et son fonctionnement, les conclusions finales pourraient être mises en doute. »
Consultations « populaires » ?
Difficile dès lors de parler de consultations « populaires ». Ainsi à Berbérati, dans la région Ouest, ils étaient à peine plus d’une centaine à la réunion, alors que les participants venaient des 14 grandes villes des trois préfectures de cette zone parmi les plus peuplées du pays. Si le nombre total de personnes consultées reste inconnu, selon toute évidence – comme ce fut le cas lors du Forum de Bangui de 2015 – ces consultations n’ont concerné que quelques centaines de citoyens considérés comme représentatifs.
Dans un pays comme la Centrafrique, une telle organisation est cependant déjà remarquable. La zone de Bria couvrait par exemple une zone centrale parmi les plus vastes (191 350 km2) et les moins sécurisées du pays, associant les représentants des préfectures de la Haute Kotto, du Bamingui Bangoran et de la Vakaga. Certains représentants de villes éloignées n'ont donc certainement pas pu s'y rendre, mais d’une manière générale, « ces consultations se sont globalement bien déroulées sur la forme », affirme-t-on à la Minusca.
Enthousiasme des victimes à Berbérati
La mobilisation et l’enthousiasme des participants était au rendez-vous, témoigne par ailleurs Alain Kizinguere, vice-président de la LCDH et facilitateur de la consultation de Berbérati : « Les gens avaient envie de parler, dit-il, particulièrement les victimes. Nous étions là pour essayer de canaliser. L’exercice a été complexe. Sur la question de la période à couvrir, certains voulaient remonter jusqu’à la mort de Barthélemy Boganda [père de l’indépendance centrafricaine, décédé dans le crash de son avion en 1959], d’autres à Jean-Bedel Bokassa [président puis empereur de 1966 à 1979]. Alors que certains souhaitaient se limiter aux crimes les plus récents. »
Le questionnaire lui-même relevait d’un inventaire à la Prévert (une trentaine de questions, avec des « exemples de réponses » extrêmement variés) très peu adapté à des consultations « populaires ». Les présumés auteurs d’actes de violences graves doivent-il être poursuivis obligatoirement par la justice ? Qui peut être membre de la CVJRR et par qui seront-ils désignés ? Quel type de coopération et de complémentarité entre la Cour pénale spéciale et la Commission ? La complexité et la diversité des thèmes abordés interroge. Les facilitateurs ont tout de même pu bénéficier d’une formation afin d’utiliser ce questionnaire établi par un comité d’experts nationaux et internationaux.
« La majorité est pour la justice d’abord »
Certaines questions faisaient polémique. « Sur la question des réparations, plusieurs victimes ont souhaité que l’État puisse se substituer aux auteurs des crimes, poursuit Kizinguere, et rembourse les dégâts causés par les groupes criminels. L’une d’elles s’était fait voler près de 600 têtes de bœufs. L’homme souhaitait que l’État lui fournisse un nouveau cheptel. » Pour lui, en dépit des difficultés, l’expérience a été satisfaisante sur un point : « Ce que j’ai vu dans l’Ouest m’a rassuré. J’ai vu que les populations, loin de la capitale, aiment leur pays. La cohésion sociale est palpable. »
Le travail en ateliers, thème par thème, groupe par groupe, avec des restitutions en plénière, a tout de même permis selon Kizinguere d’apporter des éléments de réponse. Même s’il reconnaît que le temps imparti - 5 jours - a pu être trop court pour couvrir convenablement l’étendue des questions à traiter et pour orienter le futur mandat de la Commission. « Les quatre piliers de la CVJRR sont jugés très importants, insiste le facilitateur, tout le monde veut la réconciliation, mais la majorité est pour la justice d’abord. »
Les résultats de ces consultations doivent donner lieu à un atelier de restitution, qui sera suivi d’un autre rendez-vous d’experts chargés d’élaborer le projet de loi, dont le calendrier n’a pas été communiqué.