Dans les trois cents pages de son opinion dissidente, la juge dominicaine Olga Herrera-Carbuccia prend la décision de la majorité à contre-pied. Pour elle, il était clair que l’on trouvait dans le dossier de la procureure Fatou Bensouda des « preuves suffisantes, si elles sont acceptées, sur lesquelles une chambre de première instance raisonnable pourrait condamner les accusés. »
Pour arriver à ce constat, elle adopte une approche différente de celle de la majorité ; plutôt que de vérifier (et d’infirmer) point par point la thèse de la procureure comme les autres magistrats, la juge s’intéresse particulièrement aux documents et témoignages présentés devant la Cour pour aboutir à son propre jugement. A la différence de la majorité, elle s’attelle, certes rapidement, à rappeler la présence des victimes (au travers de leur représentante) au procès. Et dans un des premiers paragraphes, elle décide, avant d’aborder le fond de l’affaire, de décrire les objectifs, selon elle, de la justice internationale : « Établir la vérité derrière les événements et prévenir toutes les formes de révisionnisme ont toujours été les objectifs sous-jacents de tous les systèmes de justice pénale internationale. Si nous permettons à un président, dans une société démocratique, qui refuse de se retirer à la suite d’une élection contestée, de cibler les citoyens de cette société et commettre des crimes contre l’humanité en toute impunité, nous échouons à respecter les valeurs et les objectifs énoncés dans le Statut de Rome […] et adoptés par la communauté internationale. »
Un plan commun
La juge Herrera-Carbuccia, dans son analyse, fait appel à la jurisprudence du Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Ainsi, au travers du jugement Limaj, elle cherche à montrer que des attaques dirigées contre la population civile sont souvent le fait d’un État. « Ce sont les États qui peuvent le plus facilement et efficacement mobiliser les ressources pour lancer une attaque ‘à grande échelle’ contre une population civile ou sur une base ‘systématique’ », cite-t-elle en reprenant la décision du TPIY. Elle en déduit qu’il n’est alors pas nécessaire de prouver qu’il y avait un « cercle rapproché (comme dans la théorie de la procureure) » opérant autour de l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo et partageant le souhait de le maintenir au pouvoir à tout prix.
« En l’espèce, écrit Herrera-Carbuccia, l’analyse doit être centrée sur la question de savoir si M. Gbagbo et l’appareil d’État, notamment son cabinet et des hauts responsables du FDS [Forces de défense et de sécurité, NDLR], ont mis en œuvre une politique d’attaque contre la population civile. » L’ancienne doyenne d’université, ciblant l’utilisation de mercenaires et des jeunes pro-Gbagbo, précise qu’il « est important de déterminer si ces éléments privés, bien qu’ils ne soient pas juridiquement dans la structure de l’État, ont interagi avec l’État dans la mise en œuvre de la politique de l’État. » L’analyse des preuves présentées en lien avec les attaques lui permet de répondre aux critères précédents par l’affirmative.
Des crimes contre l’humanité
La juge revient à son tour sur la marche sur la Radio-télévision ivoirienne de décembre 2010. « Contrairement aux affirmations de la défense, écrit-elle, il existe de nombreuses preuves que la hiérarchie des FDS et M. Gbagbo savaient que la marche allait avoir lieu et que des réunions avaient été tenues pour organiser la répression de la marche, qui devait être interdite sur ordre de M. Gbagbo. » Elle continue : « Les éléments de preuve corroborent également l’allégation selon laquelle M. Blé Goudé aurait convoqué des responsables de la jeunesse en vue de la marche sur RTI. »
Herrera-Carbuccia mentionne un extrait vidéo du 12 décembre 2011 dans lequel Emile Guiriéoulou, ministre de l’Intérieur, parle à la police au sujet des mesures à prendre lors de la marche. La juge cite le ministre de la manière suivante : « Nous sommes dans une situation qui n’est pas une situation normale. Donc, j’ai rappelé aux préfets que nous sommes dans une situation de guerre et qu’en situation de guerre, des dispositions particulières et spéciales doivent être prises, et que nous ne devons pas nous contenter, hein, des mesures habituelles d’administration, mais que nous devons intégrer dans nos comportements, dans nos actes, dans nos réactions, que nous sommes dans une situation de guerre. »
Des témoignages viendraient confirmer les allégations que des civils non armés ont été battus, détenus et tués le 16 décembre 2010. Pour la juge, une chambre d’instance raisonnable pourrait donc conclure que les Forces de défense et de sécurité avec d’autres agents non étatiques ont échoué à « remplir leur devoir de protection des civils ». La juge estime que « l’appareil d’État a attaqué des civils non armés et a refusé de prendre des mesures pour protéger la population ». Même si les civils ont pris part à une manifestation non autorisée, l’usage de la force létale et « d’actes manifestement criminels comme des viols […] est injustifiable ». La juge fait un constat similaire pour la marche des femmes d’Abobo en mars 2011. « Les preuves attestent l’allégation selon laquelle les FDS » ont fait preuve d’un « usage excessif de la force en tirant sans discernement sur une foule de femmes non armées » écrit Herrera-Carbuccia.
Responsabilité hiérarchique
La majorité analyse en détail l’ensemble des articles du Statut de Rome en vertu desquels les suspects étaient accusés. Herrera-Carbuccia adopte une autre approche. « Les juges sont limités, dans leur analyse, aux faits et circonstances des charges confirmées contre les accusés », explique-t-elle. « Cependant, [...] les juges ont le pouvoir discrétionnaire de n’examiner que le mode de responsabilité qui décrit le mieux la conduite des accusés. » C’est sur cette base, et « à la lumière de la position de M. Gbagbo en tant que président de la Côte d’Ivoire et de commandant suprême des FDS et du fait qu’il avait la capacité de donner des instructions pendant les violences post-électorales » que la juge a décidé d’analyser la responsabilité de l’ancien président au regard de l’article 28, qui définit la « responsabilité des chefs militaires et autres supérieurs hiérarchique ».
L’article 28, pour Herrera-Carbuccia, « a été inclus dans le Statut afin de prévenir l’impunité pour les personnes au pouvoir – celles qui, selon les normes traditionnelles du droit pénal, auraient échappé à la justice. L’article 28 a essentiellement pour objet de rendre responsables ceux qui, sous le voile de la règle de droit, abusent en fait de l’État de droit contre la population qu’ils sont censés protéger. » L’appliquant à Gbagbo et en revenant sur la marche sur la RTI, Carbuccia-Herrera soutient que « bien qu’il n’y ait aucune preuve que M. Gbagbo ait explicitement ordonné la commission de ces crimes contre des civils, des preuves montrent que son ordre de réprimer la marche a été exécuté de manière brutale. Les preuves suggèrent également que cette violence était planifiée ». Elle mentionne un discours télévisé dans lequel « Gbagbo a confirmé qu'il était au courant des pertes civiles. Toutefois [...] aucune mesure n’a été prise pour punir les responsables de ces crimes. »
Blé Goudé pourrait aussi être condamné
La situation concernant Blé Goudé est différente. C’est l’article 25(3)(b) qui s’appliquerait, à savoir le fait d’ordonner, solliciter ou inciter à la commission des crimes. Pour Herrera-Carbuccia, les preuves confirment que Blé Goudé « était un proche et associé de confiance de M. Gbagbo […], était ministre dans le gouvernement de M. Gbagbo tout en restant « Général de la rue » et « avait le contrôle de facto sur les officiers des FDS de la soi-disant « génération Blé Goudé ».
Le « général de la rue » pourrait donc être condamné pour crimes contre l’humanité suite à ses nombreux discours et « mots d’ordre » demandant aux jeunes patriotes d’agir pour Gbagbo, même à « mains nues ». Elle justifie cela par le fait que Blé Goudé n’a jamais demandé aux jeunes de mettre fin aux tueries, comme avec l’utilisation de « l’article 125 » alors qu’il avait connaissance de la commission de ces crimes par les jeunes sous son leadership (100 francs d’essence et 25 d’allumettes pour brûler vivantes des personnes suspectes).
Dans son opinion, la juge Herrera-Carbuccia ne dit pas que Gbagbo et Blé Goudé sont, pour elle, coupables de crimes contre l’humanité. Elle répond par l’affirmative à la question qui était posée à la chambre : sur la base des preuves et arguments présentés lors de la présentation du dossier de la procureure, une chambre raisonnable pourrait-elle condamner les accusés ? La juge aurait souhaité que la défense puisse présenter leurs arguments devant la chambre de première instance.