- « Nous recherchons des dissidents », rugit un soldat.
- « Nous n’avons pas vu de dissidents dans la région », répond Sithole.
C’était il y a trente-six ans. Nhlanganiso Sithole est assis à l’extérieur d’une hutte avec ses trois frères en train de déguster leur bière maison préférée lorsqu’un groupe de soldats en uniforme de l’armée, coiffés de bérets rouges, prend d’assaut leur propriété familiale dans le quartier Nkwalini de Tsholotsho, à l’ouest du Zimbabwe.
Nous sommes le 5 février 1983. Sithole ne peut pas oublier ce jour-là. Les soldats sont armés jusqu’aux dents. Les dissidents que les membres de cette unité d’élite appelée la Cinquième Brigade recherchent seraient des déserteurs de mouvements de libération, en particulier de l’Armée révolutionnaire du peuple du Zimbabwe (ZIPRA). Les soldats montrent du doigt l’un des hommes, mal vêtu et les cheveux en bataille : « Celui-ci est un dissident. »
L’homme nie avec véhémence, dit aux soldats qu’il n’a jamais été à la guerre. L’un des frères de Sithole, ancien combattant de la libération, était allé se soulager dans la brousse au moment de l’assaut des soldats. Lorsqu’il sort de la brousse, les soldats le montrent du doigt et s’exclament : « Celui-là est un dissident. »
« Ils tuaient tous mes frères, l’un après l’autre »
Sithole se dresse pour prendre la défense de son frère, explique qu’aucun d’eux n’est un dissident. Les soldats continuent leur interrogatoire. « Nous n’hésiterons pas à tous vous tuer », crient-ils aux frères effrayés.
Et ils n’ont pas hésité.
Sans avertissement, les soldats tirent dans la tête d’un des hommes. Son corps sans vie s’effondre au sol devant Sithole et ses frères. La fusillade continue. « Je ne pouvais même pas réagir, je suis resté immobile pendant qu’ils tuaient tous mes frères, l’un après l’autre », raconte Sithole. « Ils m’ont tiré dessus et la balle a traversé mon bras gauche, laissant un trou béant. » Deux autres balles atteignent son bras droit, brisant des os. Sithole dit s’être levé, le sang giclant de ses deux bras, et avoir couru pour échapper aux soldats armés.
Il se réfugie dans l’une des cabanes où un groupe de femmes prépare un repas. Les soldats le poursuivent et tirent d’autres coups de feu, mais ratent leur cible. Sithole détale, cette fois vers les buissons avoisinants. Ils continuent de tirer indistinctement dans sa direction, mais Sithole court éperdument jusqu’à ce qu’il échappe complètement à ses assaillants. Il trouve refuge dans la brousse pour la nuit et survit, malgré la perte de beaucoup de sang.
20.000 morts, un « moment de folie »
Entre début 1983 et fin 1987, une série de massacres de civils Ndebele, perpétrés par l’Armée nationale du Zimbabwe, coûtent la vie à environ 20.000 personnes dans les régions du Matabeleland et des Midlands. Le gouvernement appelle cet épisode l’offensive Gukurahundi. Les associations de défense des droits humains et les victimes s’en souviennent comme l’un des massacres les plus importants du Zimbabwe indépendant. Sous l’ancien président Robert Mugabe, il était tabou de parler ouvertement de ces atrocités, qu’il qualifia un jour de « moment de folie ».
Mugabe est décédé le 6 septembre dernier, à Singapour, sans avoir reconnu son rôle d’instigateur des tueries. Son successeur Emmerson Mnangagwa, qui l’a remplacé à la suite d’une révolution de palais en novembre 2017, était lui-même responsable de la sécurité de l’État lorsque l’offensive Gukurahundi fut lancée. En avril 2019, à la veille des célébrations du 39e anniversaire de l’indépendance du Zimbabwe, Mnangagwa a déclaré, dans un entretien accordé à la chaîne de télévision publique, que les citoyens étaient libres de débattre de ces massacres.
« La question du Gukurahundi, personnellement, je ne vois rien de mal à en débattre à la télévision et dans les journaux », a-t-il dit. « En fait, il est essentiel que nous ayons ce débat et, à la suite de cette conversation, nous aurons créé une matrice pour la mise en œuvre des idées visant à traiter les questions soulevées. Certaines de ces questions auraient pu être résolues il y a longtemps. À mon avis, il n’y a pas une seule question qui ne puisse être débattue et nous pouvons aller de l’avant. »
Une Commission vérité vulnérable aux influences politiques
L’approche de Mnangagwa sur la question du Gukurahundi a été accueillie avec des sentiments mitigés par les habitants des zones touchées du Matabeleland et des Midlands. Sous Mugabe, l’État s’est également rendu complice de violences politiques qui ont principalement visé les membres des partis politiques de l’opposition et d’autres considérés comme des ennemis de l’État. Depuis l’émergence d’une opposition forte, le Mouvement pour le changement démocratique (MDC), l’État a eu recours à la force pour écraser toute dissidence. L’Etat a également utilisé la force pour réprimer les protestations des partis politiques, des organisations de la société civile, des syndicats et de citoyens ordinaires insatisfaits de la situation dans le pays, notamment de la situation économique.
La Constitution de 2013 a créé la Commission nationale pour la paix et la réconciliation (NPRC). La loi a été promulguée en janvier 2018, peu après le retrait de Mugabe du pouvoir. Le mandat de la NPRC est « d’assurer la justice, l’apaisement et la réconciliation après les conflits, y compris l’élaboration de programmes favorisant l’apaisement national, l’unité et le règlement pacifique des conflits ». Cependant, la plupart des acteurs étatiques qui étaient en charge lorsque les massacres ont eu lieu sont actuellement au pouvoir, ce qui remet en question la sincérité des autorités face aux crimes passés, en particulier ceux dans lesquels ils ont pu être directement impliqués. Comme Mugabe, Mnangagwa a également déclaré que « le passé devrait être laissé au passé », au lieu d’assumer toute responsabilité et son rôle dans la répression et les crimes commis. Cela rend le mandat de la NPRC difficile à réaliser. La commission est financée par le Trésor public. Cela donne à l’État la marge de manœuvre nécessaire pour influencer ses opérations. Le président est également autorisé à choisir les membres de la commission.
Interdits levés, et premières inhumations
Depuis sa création, la NPRC a lancé une série de programmes de sensibilisation dans tout le pays, donnant aux victimes des conflits passés, y compris les massacres des années 80, l’occasion de parler publiquement de leur expérience. Ce processus de vérité peut offrir aux victimes, et éventuellement aux auteurs, une plateforme pour partager leurs versions de l’histoire. Le gouvernement zimbabwéen a néanmoins commodément sauté quelques étapes importantes – telles que l’acceptation des faits, un discours de vérité par les individus et les institutions impliqués, la justice restauratrice, les réparations. Il se concentre maintenant sur la documentation et les ré-inhumations, comme dans le cas du Gukurahundi.
Pendant que Nhlanganiso Sithole se cachait dans la brousse, un jeune couple de la région qui tentait désespérément de partir en train pour Bulawayo a entendu les coups de feu et a changé de direction pour échapper aux soldats. Malheureusement, leur nouvel itinéraire les a conduits directement sur ces derniers, qui les ont tués sur place. Les victimes, identifiées comme étant Justin Tshuma, 32 ans, et son épouse Thembi Ngwenya, 21 ans, ont été enterrées dans une tombe peu profonde, à quelques mètres de la voie ferrée où elles avaient été ensevelies par les soldats de la Cinquième brigade. Le 7 avril 2019, les restes du couple ont été exhumés pour être enterrés de nouveau par Ukuthula Trust, une organisation experte en pathologie. L’événement, organisé à la demande des familles, était une première dans le district depuis que les massacres ont eu lieu. Un signe que l’interdiction non écrite de toute discussion ouverte sur les massacres des années 1980 était bien levée.
Mais il est peu probable que l’approche partielle du gouvernement aboutisse à un règlement complet des crimes du passé. Certaines parties peuvent se sentir déçues par le processus et finir par ne pas y participer. Le gouvernement zimbabwéen a encore beaucoup à faire pour instaurer la justice, la vérité, la réconciliation et l’apaisement dans de nombreuses communautés du pays qui ont été touchées par la violence étatique.