Un pénaliste pourrait y perdre son latin. Comment et pourquoi le colonel Abdoulaye Alkali-Saïd, décrit par le procureur général Éric Didier Tambo comme le « numéro 2 du MPC » – le Mouvement patriotique pour la Centrafrique, un des groupes de la rébellion Séléka auteure du coup d’État de mars 2013 – s’est-il retrouvé à être jugé devant une juridiction ordinaire pour les crimes les plus graves, alors que deux tribunaux – la Cour pénale internationale (CPI) et la Cour pénale spéciale (CPS) – sont théoriquement compétents et disposent de moyens pour poursuivre ce type de dossier sur le territoire centrafricain ?
Pour comprendre, revenons dans la salle du complexe Galaxy, à Bangui, ce vendredi 20 septembre. On y retransmet l’audience dite de « confirmation des charges », organisée par la CPI près d’un an après leur arrestation, contre deux anciens chefs anti-balakas, le mouvement de défense qui a répondu par les armes et la violence à la rébellion Séléka. Calés dans les fauteuils rouges de la salle de projection, une centaine de membres de la société civile : ONG de défense des droits de l’homme mais aussi associations de victimes, journalistes. Tous attendent de voir enfin, concrètement, la justice internationale à l’œuvre. Mais pour beaucoup, le compte n’y est pas : il manque des Sélékas à la barre.
« Je suis très satisfait de voir Alfred Yékatom [dit Rhombot] et Patrice-Edouard Ngaïssona répondre de leurs faits devant la justice internationale » explique Jean de Dieu Denamna, de la Coordination des victimes. Et d’ajouter : « Comme tous les Centrafricains, je souhaite voir tous les bourreaux jugés par rapport aux crimes qu’ils ont commis. L’autre camp, les Sélékas, doit aussi passer devant la justice. » Un sentiment de deux poids deux mesures également souligné à La Haye, dans le camp de la défense, et renforcé par le fait que les sessions criminelles organisées en 2018 à Bangui avaient déjà jugé des anti-balakas. Pour Denamna, il y a eu un blocage politique : « Le gouvernement, par sa politique de main tendue, attend encore pour que les Sélékas puissent répondre de leurs actes. »
« Nous aussi, nous attrapons des poissons »
De là à suggérer que le cas d’Alkali-Saïd a été placé au rôle de la session criminelle dans le but de rétablir l’équilibre ? « C’est la lutte contre l’impunité, a déclaré à RFI le procureur Eric Didier Tambo à l’issue du procès de l’ex-chef Séléka. Si la CPI a pu attraper certains gros poissons, nous aussi de notre côté, nous attrapons d’autres poissons. »
Au détriment de la CPS, le tribunal mixte créé par une loi de 2015 et censé juger les moins gros poissons auteurs de crimes internationaux ? « La loi qui porte sur la création de la CPS ne prévoit pas de dessaisir les juridictions ordinaires de tous ces crimes », précise sobrement Théophile Momokoama, en ajoutant que les responsables de la CPS évoquent régulièrement ces dossiers avec les autorités judiciaires. « Il existe des passerelles de discussions entre la CPS et les juridictions ordinaires, rappelle Momokoama, et c’est ce qui a donné lieu à un dessaisissement, à la demande de la CPS, sur le dossier de Paoua, par exemple (NDLR, deux massacres et une attaque commis le 25 mai 2019 qui ont fait quarante-six morts et sont imputés à des membres du groupe 3R, de Sidiki Abass, un autre mouvement issu de l’ex-Séléka) ». Mais il admet : « On n’a pas encore mis en place un cadre formel d’échange clair sur les différents rôles préparés par les juridictions. »
Le temps long de la CPS
À la CPS, pour justifier l’absence de mandat lancé contre des responsables de groupes armés depuis son audience inaugurale il y a près d’un an, on invoque le temps long de la justice, dans un pays en grande partie contrôlé par des groupes armés, qui seul garantirait une étude sérieuse des faits. Ce même temps long que l’on retrouve à La Haye, où la CPI n’a prononcé qu’un seul jugement – l’acquittement de Jean-Pierre Bemba – douze ans après l’ouverture de ses premières enquêtes en Centrafrique.
Le contraste entre l’audience de La Haye et la session criminelle de Bangui est en effet saisissant. « La question a été ouverte le 16 septembre » a rappelé l’avocat d'Alkali-Saïd, Célestin Nzala. Il a disposé d’une semaine, a-t-il déploré à l’audience, pour prendre connaissance d’un dossier comportant dix chefs d’accusations, dont deux crimes internationaux. Après deux visites à son client, le procès a eu lieu, et s’est déroulé en quelques heures. Le temps d’une joute oratoire entre le procureur général Tambo et Me Nzala, suivie du réquisitoire et de la plaidoirie finale de la défense, le verdict est tombé en fin de journée : Alkali-Saïd a été condamné à six ans de prison.
Six ans, au bénéfice du doute
Il a été blanchi au passage des chefs de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. L’avocat du prévenu a fait valoir les failles d’un « dossier vide » et l’absence de réelle enquête du ministère public – la ville de Kaga-Bandoro, où se seraient déroulés les faits étant toujours en partie sous contrôle du MPC. Faute de preuve, le bénéfice du doute est revenu à son client. Au final, seul l’association de malfaiteurs est retenue. Selon Me Nzala, l’inscription au rôle de l’affaire de son client avait bien une « raison politique ». « Mon client a été arrêté dans des conditions rocambolesques, dit-il. C’était un message que le ministère public voulait lancer à l’endroit des groupes armés, mais la cible n’a pas été bien choisie. Alkali-Saïd n’est pas un personnage majeur dans la hiérarchie de ces groupes armés. »
Mais ce n’est pas la première fois qu’une juridiction ordinaire juge d’anciens membres de groupes armés. En janvier 2018, Rodrigue Ngaïbona, mieux connu sous le nom d’Andjilo, un ancien chef anti-balaka de Bangui, avait été condamné par la Cour d’appel de Bangui aux travaux forcés à perpétuité pour des crimes perpétrés en 2013. Il devenait le premier responsable condamné pour des crimes liés au conflit qui a vu s’opposer Sélékas et anti-balakas. Mais les faits avaient été commis à Bangui, bien documentés, et aucun chef d’accusation ne portait sur des crimes internationaux. Mais déjà, les cours ordinaires avaient donné ce sentiment de prendre un client potentiel à la CPS.
Cours criminelles applaudies
Et les Centrafricains applaudissent. Entre fin 2017 et fin 2018 le niveau de confiance dans le système judiciaire formel est passé de 22 % à 50 % selon une série de sondages réalisés en 2017 et 2018 par l’Université de Harvard pour le compte de la Minusca et du Pnud. Ce résultat, alors que la même année, la CPI enregistrait un échec cuisant pour les victimes dans le dossier Bemba et que celles-ci attendaient que la CPS entre en action, peut difficilement être porté à l’actif de ces deux juridictions. Seule explication avancée du côté des sondeurs : la reprise des activités judiciaires et la large radio diffusion des sessions criminelles. Sept depuis novembre 2017, dont trois à Bouar et quatre à Bangui. Pendant ce temps, hier mercredi à La Haye, la CPI ajournait l’audience de confirmation des charges de Yékatom et Ngaïssona pour en reporter les conclusions au 11 octobre prochain. Le temps long de la justice, toujours.