La Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie n’avait pas reçu un tel public depuis la comparution de l’ancienne membre de la junte Sanna Sabally, en avril dernier. Les 16 et 17 septembre, Edward Singhateh, l’un des principaux organisateurs du coup d’État de juillet 1994 qui a porté Yahya Jammeh au pouvoir, et ancien ministre de la Défense dans la junte militaire, est apparu.
Le coup d’État militaire de 1994 en Gambie a été mené par cinq personnes. L’ancien président Yahya Jammeh, qui est en exil en Guinée équatoriale. Sadibu Hydara, qui a été battu à mort par ses anciens camarades. Les trois autres – Sanna Sabally, Edward Singhateh et Yankuba Touray – ont maintenant comparu devant la TRRC, ce qui est en soi un résultat remarquable de la Commission. Touray, qui a refusé de répondre aux questions, a été emprisonné pour meurtre.
« Ne faites pas de prisonniers »
Le 11 novembre 1994, le nouveau Conseil militaire a été confronté à une menace de contre coup d’État. Une section de l’armée dirigée par le lieutenant Basiru Barrow et le lieutenant Abdoulie Faal aurait eu l’intention de déposer et d’assassiner les nouveaux dirigeants et leurs familles. Les témoignages devant la TRRC suggèrent que le coup d’État prétendument planifié par Barrow et Faal était fondé sur des conjectures et des rumeurs. Néanmoins, les jeunes dirigeants de la junte ont décidé qu’il fallait agir contre cette menace. « L’ordre était d’aller attaquer la caserne de manière préventive » déclare Singathey. D’après certains éléments dont dispose la Commission, une autre réunion a eu lieu entre les membres du Conseil à ce sujet. Singhateh nie l’existence d’une telle réunion, affirmant qu’il y avait un consensus parmi eux pour aller écraser le coup d’État.
L’offensive sur les plus grands campements militaires du pays a été menée par Sanna Sabally, poursuivit Singhateh, corroborant le témoignage de Sabally lui-même devant la Commission vérité. L’ordre que le président Jammeh donne alors à Sabally était : « Ne faites pas de prisonniers », selon Singhateh, qui nie que les exécutions qui allaient suivre aient été une décision collective prise par le Conseil militaire.
« C’était mal et j’en suis désolé »
Le premier endroit où les soldats ont attaqué était la caserne de Yundum, un camp militaire situé à environ une heure de route de Banjul, la capitale. Ils ont capturé un certain nombre de soldats, dont Abdoulie « Dot » Faal et Basiru Barrow. Puis ils ont lancé une autre offensive sur la caserne de Fajara, un autre camp militaire à l’extérieur de Banjul.
Ils ont pris les deux casernes sans subir aucune perte de leur côté, confirme Singhateh. Là, ils ont aligné les prisonniers et exécuté Faal et Barrow. Singhateh admet sa responsabilité dans leur mort, mais affirme qu’il n’a pas tiré lui-même, contrairement à ce que Sabally et d’autres témoins ont déclaré. Plus tôt, Singhateh a également nié avoir participé à deux allégations de torture. Selon l’avocat principal de la TRRC, Essa Faal, il ne dit pas la vérité.
- N’est-il pas pratique d’être toujours là, et de n’avoir rien fait ? demande Faal
- Monsieur, je n’ai pas tiré, répond Singhateh.
- Vous voyez, ce que je fais, c’est montrer votre stratégie : « Oh, j’étais là, mes hommes ont participé, mais je n’ai rien fait ». Vous essayez de vous soustraire à votre responsabilité.
- En tant que tireur d’élite, Monsieur, je détiens des records de tirs dans l’armée nationale gambienne. Si j’avais voulu tuer, personne ne se serait échappé. Ils couraient en ligne droite. C’était mal et j’en suis désolé.
Les témoignages précédents confirment que plusieurs personnes ont échappé aux exécutions à la caserne de Fajara. Deux y ont été tuées. Après ces deux exécutions, les soldats étaient retournés informer Jammeh affirme Singhateh. Il y avait alors un certain nombre de détenus à la caserne de Yundum, dont les lieutenants Buba Jammeh, Abdoulie Bah, Bakary Manneh, Gibril Saye et le cadet Amadou Sillah. Selon Singhateh, Jammeh a demandé à ses camarades d’y retourner et d’exécuter les autres.
« Jammeh a dit à Sanna [Sabally] qu’ils [les présumés putschistes] avaient des sympathisants dans l’armée [qui] pourraient continuer la mission s’ils étaient libérés. Il nous a ordonné d’y retourner et de finir le travail. Nous l’avons fait » déclare Singhateh. Les soldats avaient les mains attachées derrière eux et ont été emmenés dans une forêt près de la caserne de Yundum. C’est là qu’ils ont été exécutés, confirme Singhateh, après plusieurs autres témoins. Il ajoute que la deuxième exécution était une décision unanime des membres du Conseil militaire. Cependant, il affirme n’avoir pas tiré une seule balle.
« À la caserne de Yundum, Sanna [Sabally] nous a donné l’ordre de tirer et j’ai donné l’ordre à mes hommes de tirer. J’ai ordonné le meurtre de Fafa Nyang. Je voudrais m’excuser pour la mort de Nyang. Mais pas seulement. Je m’excuse aussi auprès des familles de ‘Dot’ Faal et Basiru Barrow. Je ne peux pas imaginer ce que leurs familles ont ressenti. Ce que nous avons fait était illégal, c’était mal et j’en suis désolé », a admis Singhateh. « Ce qui s’est passé était méprisable. Nous étions en colère, nous nous sentions menacés, mais ce n’est pas une excuse. »
Singhateh admet également avoir ordonné le meurtre du sergent Basiru Camara et d’E.M. Ceesay. Au total, onze soldats ont été exécutés ce jour-là. « Ils ont été tués et ça n’aurait pas dû arriver. C’était illégal. Je demande pardon à leurs familles » déclare-t-il. Puis il plaide en faveur des personnes qui ont suivi ses ordres. « Les soldats à qui on a ordonné de tirer, j’aimerais que la société les regarde gentiment. Ils n’auraient pas tiré si le Conseil ne leur avait pas ordonné de le faire », affirme le témoin.
Singhateh nie avoir torturé
Ces admissions améliorent un peu les relations entre le témoin et l’avocat principal de la TRRC. « C’est l’esprit de cette Commission, dit Faal, de reconnaître ce que vous avez fait et de vous excuser. » Avant son témoignage, Singhateh, avocat de formation et ancien vice-président de la Commission de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, a été décrit par ses collègues comme un homme très brutal. Un ancien porte-parole de la junte militaire, Alagie Kanteh, l’a qualifié de « sadique », qui « aime faire souffrir les gens ». Plusieurs autres officiers supérieurs de l’armée, anciens et actuels, ont fait des déclarations similaires à son sujet.
En effet, Singhateh est également accusé d’avoir torturé. Après le coup d’État de 1994, plusieurs personnes, dont d’anciens ministres et agents de sécurité, ont été arrêtées et torturées. Dans son témoignage devant la TRRC, il ne dit pas grand-chose à ce sujet. Il admet avoir été témoin du simulacre d’exécution de l’ancien ministre de l’Agriculture Omar Jallow, mais nie y avoir participé, même si Jallow a accusé Singhateh de l’avoir torturé, lorsqu’il a témoigné en janvier dernier. Faal, une fois de plus, le confronte sans prendre de gants.
- En plus de nier avoir participé à l’arrestation, vous niez avoir battu le capitaine Mamat Cham [commandant actuel de l’armée nationale gambienne], attaque Faal.
- C’est exact, Monsieur, répond Singhateh.
- Même si Mamat Cham a dit que vous l’aviez agressé.
- C’est exact.
- Même s’il y a trois autres témoins qui ont confirmé que vous avez agressé Mamat Cham.
- C’est exact.
- D’après la déclaration de ces quatre personnes, qui confirment que vous avez agressé Mamat Cham, vous voulez que la Commission croie votre version de l’histoire ?
- Ce que je peux faire, c’est apporter ma parole. Ce que la Commission croie dépend entièrement d’elle.
- Je vous ai dit que votre version de l’histoire est fausse. Elle est principalement destinée à vous soustraire à votre responsabilité, à la lumière de preuves évidentes. Qu’en dites-vous ?
- Je dis que vous avez tort, Monsieur.
Singhateh garde son calme, lève rarement la voix, frotte un stylo entre ses doigts, le fait tomber. « Je me sens responsable de l’installation de Jammeh et de son maintien au pouvoir. Nous avons fait campagne pour son élection à maintes reprises et je me sens responsable. Tous ceux qu’il a blessés, je porte ce fardeau », admet-il.
Son témoignage reprend le 20 septembre. Il est le premier témoin à déposer trois jours durant devant la TRRC.