Il est impossible « sur le plan du droit et des faits que M. Ongwen (puisse) être victime et bourreau dans le contexte d’un environnement criminel dans lequel lui-même était victime », argumente Charles Taku, co-conseil de l’ancien commandant de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA) transféré au début de l’année 2015 à La Haye pour y être jugé. Capturé enfant par la LRA, Ongwen « a été soumis en permanence à un régime de brutalité, de violences et expériences traumatiques sous l’empire d’une spiritualité inimaginable, sans connaître de mode de vie alternatif », insiste l’avocat camerounais, dans un entretien avec JusticeInfo. Ongwen doit répondre devant la CPI de soixante-dix chefs d’accusation de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre pour des faits qui se sont déroulés entre juillet 2002 et décembre 2005, dans le nord de son pays natal, l’Ouganda. A ce jour, une cinquantaine de témoins ont été cités pour sa défense et une dizaine d’autres sont attendus à la barre, parmi lesquels deux experts en santé mentale.
Lui-même originaire de la partie septentrionale de l’Ouganda, le conseil principal de la défense Krispus Ayena Odongo s’est étendu dans sa déclaration liminaire, le 23 septembre 2018, sur la jeunesse perdue de son client, enlevé à l’âge de 9 ans par la terrible LRA de Joseph Kony, « endoctriné » et obligé de passer vingt-sept ans de sa vie dans un univers de terreur et de violence permanentes. Le procureur, qui ne cherche pas à contester ce fait, estime cependant qu’il peut tout au plus constituer une circonstance atténuante, que les juges apprécieront.
« Victime, comme tous les enfants soldats du monde »
C’est pourtant le cœur de la défense. « M. Ongwen était et reste victime comme tous les enfants soldats du monde. L’environnement criminel brutal spirituel de la LRA a eu un impact sur sa capacité de distinguer le bien du mal et/ou sa capacité de désobéir aux ordres de Joseph Kony et de ses esprits sans conséquences dévastatrices pour sa vie », clame Me Taku. Et l’avocat de désigner ceux qui, à ses yeux, sont les coupables. « M. Ongwen est un bouc émissaire de la faillite du gouvernement de l’Ouganda et de la communauté internationale à protéger la population civile du nord, à arrêter et poursuivre Joseph Kony devant la justice à la CPI ou devant les tribunaux ougandais ». Une ligne de défense qui finit par prendre une allure politique. « Le seul procès d’Ongwen n’apportera pas de solution pour les victimes. L’armée ougandaise n’est pas poursuivie, elle participe à ce procès comme facilitateur de l’enquête et témoin à charge pour les crimes commis dans une guerre dans laquelle elle a participé et dans laquelle sa responsabilité pour plusieurs crimes est mise en cause. Pas étonnant dans un monde où la justice de vainqueur est la règle du jeu », assène l’avocat.
Moses Paul Sserwanga, avocat défenseur des droits humains et consultant en journalisme basé à Kampala, a suivi la défense d’Ongwen. Pour lui, il ne peut échapper à sa responsabilité. « Quand vous avez 18 ans, vous avez la capacité légale de distinguer le mal du bien […] Ils avaient le choix entre dénoncer et continuer à faire la guerre », affirme l’activiste, soulignant que des personnes enlevées dans les mêmes conditions qu’Ongwen ont pu s’extraire des griffes de la LRA. « Il pouvait s’échapper et se rendre comme beaucoup l’ont fait ». Le juriste ougandais est cependant d’accord avec la défense d’Ongwen lorsqu’elle déplore que l’enquête n’ait visé que la LRA sans se pencher sur la responsabilité de l’armée régulière.
A l’appui de sa thèse, la défense a également cité le major à la retraite Pollar Awich, un ex-enfant soldat qui a gagné ses galons au sein de l’armée régulière ougandaise après ses premières armes dans l’ancienne rébellion de l’Armée de résistance nationale (NRA) de Yoweri Museveni, actuel président de l’Ouganda. A l’audience du 26 février 2019, l’officier à la retraite a affirmé que les enfants capturés par la LRA « n’agissaient pas de leur propre volonté ». « Même une fois devenus adultes, ils agissaient tout juste, ils étaient utilisés. Je suis d’accord avec l’affirmation selon laquelle Ongwen est lui-même une victime », a soutenu Awich, qui était cité comme témoin expert. Le major Awich est président de la section ougandaise du Réseau africain pour la prévention et la protection contre l'abus et la négligence de l'enfant (African Network for the Prevention and Protection Against Child Abuse and Neglect, ANPPCAN). Il a également été membre du Comité des Nations unies sur les droits des enfants (the United Nations Committee on the Rights of the Child). Il a affirmé avoir rencontré, dans sa carrière militaire et dans le cadre de son travail pour ces deux institutions internationales, beaucoup d’anciens enfants soldats, notamment parmi ceux qui avaient été pris en otage par la LRA.
Ongwen sous l’emprise des esprits
La défense a par ailleurs cité quatre guérisseurs, qui ont soutenu la thèse selon laquelle Ongwen était sous l’emprise des esprits. L’un de ses « Ajwaki » (guérisseur traditionnel en langue locale Acholi) a témoigné début octobre 2018. Le visage caché du public et la voix brouillée, il a affirmé que Kony se servait des esprits pour retenir ses captifs. « Il y a des enfants qui, après leur retour, étaient emmenés chez moi pour une thérapie et je les interrogeais sur ce qu’ils avaient vécu dans la brousse. Ils me disaient que lorsque vous êtes là, quelque chose vous empêche de rentrer à la maison. Quand je leur demandais pourquoi cela ne les intéressait pas de retourner chez eux, ils répondaient qu’ils ne savaient pas. Je crois que Kony utilisait les esprits pour créer la confusion en eux et contrôler leurs consciences », a déclaré le guérisseur. Alors que le juge président Bertram Schmitt paraissait plus amusé que convaincu, le guérisseur ougandais a insisté : « Les esprits sont une réalité. Et je peux confirmer cela. »
Alibi
Les avocats d’Ongwen présentent aussi une défense d’alibi. Parmi les témoins cités pour l’alibi, figure Sam Opiyo, lui aussi un ancien membre de la LRA. Lors de son passage à la barre les 13 et 14 juin dernier, Opiyo a nié qu’Ongwen ait pris part à l’attaque lancée à Pajule le 10 octobre 2003 et au cours de laquelle des dizaines de personnes avaient été tuées, des femmes et des enfants enlevés. « M. Ongwen était blessé à l’époque. Il avait une blessure autour du genou, il ne pouvait pas y aller. Selon le règlement dans le maquis, quand vous étiez blessés, vous n’alliez pas sur le champ de bataille ». S’agissant de l’attaque du camp de déplacés d’Obok, le 5 juin 2004, la défense a notamment cité Tommy Obote, un ancien responsable administratif local, qui a indiqué s’être rendu sur les lieux le lendemain des faits. Il a affirmé n’avoir pas entendu à cette époque, ni après, qu’Ongwen eut été impliqué dans l’attaque. « J’ai commencé à entendre mentionner le nom d’Ongwen lorsque l’affaire était devant la cour, ici », a déclaré Obote qui déposait à la mi-août. D’autres témoins ont affirmé qu’Ongwen n’avait pas pris part aux attaques de deux autres camps de déplacés, Lukodi et Odek.
Esclavage sexuel
Ongwen est accusé d’avoir réduit des femmes en esclavage sexuel. Parmi les témoins les plus récents se trouve Florence Ayot, une ancienne « femme » d’Ongwen, dans le maquis de la LRA. Lors de sa déposition fin septembre, elle a décrit son ancien compagnon comme un être gentil, qui traitait ses femmes avec amour et respect. « Je l’ai aimé pour la façon dont il vivait avec les gens. Il n’était pas querelleur. Il n’y avait rien qui me dégoûtait en lui », a affirmé Ayot, précisant avoir partagé sa vie avec trois autres femmes. Pour Ayot, le ménage polygynique d’Ongwen était plutôt heureux. « Nous n’avions pas de problèmes. Nous vivions paisiblement, ensemble », a-t-elle dit, précisant avoir été séparée d’Ongwen lorsqu’elle a été capturée en 2005 par l’armée régulière.
A Kampala, l’intérêt pour le procès d’Ongwen diminue avec le temps, mais l’affaire continue d’être suivie par les grands médias nationaux. La région d’origine d’Ongwen continue, elle, de suivre de près le dossier. Le chef traditionnel Acholi, Rwot Yusuf Okwonga Adek exprime un grief fréquent dans cette région. « Il y a des récits faisant état de l’implication des soldats (gouvernementaux) dans des crimes. Nous blâmons la LRA, mais l’armée devrait aussi être blâmée parce qu’elle a eu une main dans ces crimes, pas seulement la LRA », affirme-t-il. Le leader coutumier estime par ailleurs que le mode traditionnel local de règlement des conflits « Matu put » était le mieux indiqué pour les crimes de la LRA. « Si ça avait été devant ‘Mati put’, justice aurait été déjà rendue pour le moment. Tout le monde serait content et uni », pense le chef Acholi, mettant en évidence la célérité de ce système traditionnel.
Un procès « à l’extérieur »
Des victimes dénoncent une justice lointaine, tardive et lente. « De plus en plus de personnes meurent des suites de cette guerre. A quoi cela sert-il si le jugement est rendu dix à vingt ans après la mort des victimes ? », demande Abednego Langoya, un rescapé d’attaques de la LRA. Pour l’institutrice Scolastika Akello, 52 ans, également originaire du nord, « c'est du gaspillage d’argent. Au lieu de dépenser beaucoup d’argent pour un procès sans fin, pourquoi n’a-t-on pas donné cet argent aux victimes de la LRA qui arrivent à peine à trouver à manger ? », confie-t-elle à JusticeInfo. La quinquagénaire déplore que le procès se déroule « à l’extérieur ». Mais Alex Obwalatum, 68 ans, ancien conseiller municipal dans le district d’Amuru, toujours dans le nord du pays, veut croire à la justice. « Le scepticisme est toujours là, en particulier lorsqu’une affaire concernant une personne de haut rang prend du temps. Les gens doivent être patients puisque la justice ne peut pas être rendue en une seule nuit. Il faut qu’il y ait de vraies enquêtes, des procédures judiciaires équitables et le jugement ; peu importe le temps que ça prend ».