Dans la mémoire des Tunisiens, cette date est connue comme le « Jeudi noir ». Le 26 janvier 1978 marque le début d’une période de conflit entre le pouvoir en place et la Centrale syndicale, devenue ces années-là un bastion pour revendiquer, au-delà des droits économiques et sociaux, des libertés politiques. Lorsque la grève générale décrétée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) tourne à l’émeute, l’armée est appelée à la rescousse. Celle-ci est placée sous le commandement de Zine El-Abidine Ben Ali (qui deviendra président neuf ans plus tard) nommé à la hâte par le Premier ministre de l’époque. Le bilan est lourd : 52 morts et plus de 365 blessés, selon les chiffres officiels. En vérité, beaucoup plus, jusqu’à 200 morts et un millier de blessés, selon la Ligue tunisienne des droits de l’homme et l’opposition. Des centaines de syndicalistes sont arrêtés, plus de 500 personnes sont condamnées et Houcine Kouki, secrétaire général adjoint des banques et assurances de Sousse, meurt sous la torture. Des licenciements abusifs touchent des centaines de syndicalistes. L’état d’urgence et le couvre-feu sont maintenus durant plus d’un mois. Cette affaire déposée auprès de l’Instance vérité et dignité (IVD) par 13 victimes et héritiers de victimes a été examinée lors d’une quatrième audience jeudi 17 octobre par la chambre judiciaire spécialisée en justice transitionnelle du Tribunal de première instance de Tunis.
Une salle d’audience quasi vide
Deux victimes uniquement étaient présentes à l’audience, tandis que tous les accusés, une quinzaine, ainsi que les témoins, étaient absents. Un seul avocat était présent. « Une salle de tribunal quasi vide, une société civile absente, aucun militant de l’UGTT… tout cela n’augure rien de bon pour la poursuite des procès des chambres spécialisées. Je crains que la motivation des juges ne se réduise elle aussi, au fil des jours, comme peau de chagrin », se lamente Nejib Mrad, une ancienne victime islamiste, par ailleurs membre fondateur du mouvement Ennahdha et engagé dans la société civile en tant qu’observateur des procès des chambres spécialisées.
L’avocat Azaiez Sammoud, autre observateur de ces procès pour le compte d’Avocats sans frontières, s’inquiète du fait que dans une même affaire, les audiences des chambres spécialisées sont organisées à quatre mois d’intervalle en moyenne : « Nous sommes loin du délai raisonnable, d’autant plus que les dossiers ont déjà été instruits par la commission vérité. Dans ces affaires qui remontent à plus de quarante ans, le risque est ici d’enregistrer le décès des présumés responsables, des victimes et des témoins d’une audience à l’autre ».
Neufs orphelins dE père
Le président de la chambre, le magistrat spécialisé en justice transitionnelle Ridha Yakoub, a cependant écouté les deux victimes présentes.
Abdelkader Gagui, la cinquantaine, est le fils de Said Guagui, ancien chauffeur au ministère du Tourisme, décédé le 9 janvier 1979, des suites de son emprisonnement. Il est venu témoigner du calvaire qu’a subi son père au moment de son arrestation le 26 janvier 1978, et du drame d’une famille nombreuse dont le seul soutien disparait tragiquement à la suite du Jeudi noir. Ses enfants ont perdu la trace de leur père dès le 25 janvier. Ce n’est qu’en avril que sa famille apprend qu’il est en vie et incarcéré avec les leaders de l’UGTT, à la grande prison du 9 Avril à Tunis. Lorsqu’il est libéré en septembre 1978, ses neuf enfants, huit fillettes et un garçon, et son épouse peinent à le reconnaitre : amaigri, affaibli, le teint blafard, il passe son temps à l’hôpital pour tenter de soigner les conséquences de son passage entre les mains des agents de la Sécurité de l’Etat, dans les locaux du ministère de l’Intérieur. Il y a enduré des tortures que le fils veut taire par pudeur et par fidélité à son père, qui gardait lui-même le silence sur les violations qu’il a subies. « Ils nous l’ont renvoyé mourant et pourtant nous n’avons pas arrêté d’être surveillés par la police jusqu’à sa disparition. Par la suite, nous avons vécu orphelins et pauvres pendant toute notre enfance et notre jeunesse mes huit sœurs et moi. Seule une petite pension de la Centrale syndicale et des actions de solidarité familiale nous ont permis de survivre », témoigne son fils à l’audience. Il demande au tribunal que les donneurs d’ordre soient jugés : « Je ne pardonne pas ! », clame-t-il.
« Sous les coups... j'ai fini par céder »
S’avance alors Mohamed Ennaceur Dalhoum, qui est considéré comme une victime directe du Jeudi noir. Agé de 23 ans au moment des événements, il raconte : « Le Parti socialiste destourien, le parti de Bourguiba, décide d’envoyer des milices les 22, 23 et 24 janvier, afin d’attaquer les locaux de l’UGTT dans différentes villes, ce sont ces milices qui saccagent le pays et non pas les syndicalistes. Habib Achour, le premier dirigeant de la Centrale syndicale, nous avait demandé de ne porter atteinte à aucun bien public ».
Mais lorsque des débordements sont enregistrés, le pouvoir a besoin de désigner un responsable des violences qui secouent notamment la ville de Tunis. Habib Achour en devient le bouc émissaire. « On me torturait en me forçant à nommer Habib Achour comme le donneur d’ordre des émeutes. Ils ont inscrit ces accusations-là dans le PV que je devais signer à la fin de l’interrogatoire musclé que j’ai subi. Sous les coups, qui devenaient de plus en plus acharnés, les humiliations et les privations de sommeil, de nourriture et d’eau… j’ai fini par céder » se souvient Dalhoum.
Le soulèvement syndical du 26 Janvier signe l’ouverture d’un affrontement de plus en plus violent entre les autorités d’une part, la Centrale syndicale et les mouvements sociaux d’autre part, qui va se renforcer jusqu’à la séquence finale de la Révolution de janvier 2011.
173 AFFAIRES À JUGER POUR LES CHAMBRES SPÉCIALISÉES
Avec le dossier de disparition forcée de Kamel Matmati, islamiste, assassiné en 1991, la chambre judiciaire spécialisée en justice transitionnelle de Gabès, dans le sud du pays, inaugurait en mai 2018 la première audience de ces tribunaux chargés de juger les dossiers transmis par l’Instance vérité et dignité. Au total 173 dossiers instruits par les juges et les enquêteurs de la commission vérité ont été transférés aux 13 chambres couvrant tout le pays. Jusqu’ici près de 50 % des affaires ont été examinées. Le spectre de ces affaires est assez large et concerne des victimes de différentes familles politiques : les youssefistes, la gauche, les nationalistes arabes, les syndicalistes, les islamistes, les blessés et les martyrs de la Révolution… Dans quelques jours s’ouvrira à Tunis un procès très attendu, celui des malversations financières et des soupçons de corruptions qui pèsent sur la famille de l’ex président Ben Ali.