Un compromis imprévu marque une rupture bienvenue avec les chamailleries politiques qui ont balayé le pays ces deux dernières années. Des factions divergentes, de l'administration présidentielle aux partis d'opposition, se sont mises d'accord. Et il y a deux semaines, le Président Iván Duque a pu demander une prolongation urgente de la loi sur les victimes pour une période supplémentaire de dix ans après son expiration en 2021, garantissant que les politiques de réparation se poursuivent pendant son mandat et après. « En tant que gouvernement, nous voulons tenir parole auprès des victimes, leur offrir des programmes étendus et veiller à ce que les réparations deviennent réalité », a-t-il déclaré.
L’annonce a surpris, étant donné que ni lui ni son gouvernement n’avaient abordé cette question publiquement. Pas plus tard que la veille, son ministre des Finances avait averti lors d'une audience à la Cour constitutionnelle que la situation financière du pays était tendue et que la poursuite des réparations équivaudrait à deux ans de recouvrement des impôts. Un jour encore auparavant, le vice-ministre de l'Intérieur de Duque avait déclaré au Congrès que le gouvernement attendrait la décision de la plus haute cour de Colombie.
Ces changements de positions soulignent à quel point la question a rapidement pris de l'importance dans le débat politique. Les lignes ont bougé en effet, après que deux anciens ministres aient intenté une action pour persuader la Cour constitutionnelle d’abroger les limites imposées par ladite loi, un an et demi avant son expiration.
Dix ans ne suffisent pas
Selon eux, il était essentiel d'assurer l'avenir de cette loi pour mettre en oeuvre l'accord de paix. "Le système de justice transitionnelle a été créé sur la base du fait que cet outil crucial était en place. C'est cela qui garantit que les dispositions de l'accord sur les victimes seront respectées", a déclaré Juan Fernando Cristo, cosignataire du projet de loi sur les victimes lorsqu'il était sénateur. « Dix ans semblaient un délai raisonnable à l'époque, mais cela ne l'était manifestement pas », a affirmé de son côté Guillermo Rivera, également cosignataire et ancien parlementaire. Car près de 8,9 millions de personnes, soit un cinquième de la population totale de Colombie, ont été officiellement reconnues comme victimes en octobre 2019, dépassant de loin les projections les plus ambitieuses de 5 millions de victimes.
Tous deux ont été des alliés politiques de l'ancien président Juan Manuel Santos et ont occupé des postes élevés dans son administration : Cristo a été ministre de l'Intérieur pendant trois ans, tandis que Rivera a été conseiller en matière de Droits de l’homme et a ensuite succédé à son ami comme ministre.
L'héritage de la loi sur les victimes
La loi sur les victimes était l'une des premières promesses de l'ancien président Santos après son arrivée au pouvoir en 2010. Dès son approbation, la Colombie a créé un certain nombre d'institutions chargées d'identifier et de réparer les victimes. Au moins 761.000 victimes ont reçu des réparations financières, selon l'Unité d'aide aux victimes chargée de servir cette population. Un programme réussi de restitution des terres a permis à 9.845 familles paysannes de récupérer les fermes qui leur avaient été arrachées de force, dans le cadre d'un nouveau système de justice spécialisé, conçu pour inverser la dépossession des terres.
Grâce à la loi, les victimes sont devenues des acteurs plus visibles dans la société colombienne. Au moins 52 victimes se sont présentées aux élections locales il y a quatre ans. Plus de 60 rapports exhaustifs sur les violations des droits humains ont été publiés au cours de la dernière décennie par le Centre national de la mémoire historique.
A bien des égards, il s'agissait d'un outil important de justice transitionnelle, créé avant même que la violence ne prenne fin. La loi était cruciale pour une autre raison : elle reconnaissait pour la première fois que la Colombie avait enduré un conflit armé interne brutal, rompant avec le discours de l'ancien président Álvaro Uribe – très conforme à la doctrine Bush – selon lequel le pays était sous la menace terroriste.
Bien que les législateurs ne le savaient pas à l'époque, une petite équipe nommée par Santos était en train d’initier des contacts avec les FARC pour voir s'il était possible d'ouvrir des pourparlers de paix avec la guérilla marxiste. Ceux-ci ne se sont concrétisés qu'à la fin de 2012. Mais la loi sur les victimes, et la manière dont elle a défini la situation interne de la Colombie à l’époque, a contribué à ouvrir sur le plan légal la voie à une solution négociée.
« Si vous éliminez la loi ou l'un de ses programmes, tout l'échafaudage sera laissé en suspens », a déclaré à la Cour constitutionnelle Sergio Jaramillo, ancien commissaire de paix et négociateur en chef de Santos. « Nous devons considérer les différents éléments de l'accord comme des rouages qui, en tournant ensemble, font avancer la paix comme une horloge. C'est pourquoi de nombreuses dispositions qui, en principe, n'en ont pas l'air, ont en fait un caractère réparateur. »
En fait, l'accord dans son ensemble vise à renforcer le rôle des victimes dans un scénario de consolidation de la paix. Le système de justice transitionnelle est centré sur les droits des victimes à la vérité, à la justice et à la réparation, en liant tout avantage juridique obtenu par les auteurs de crimes à la reconnaissance obligatoire de leur responsabilité et à leur contribution directe à la réparation de ceux qui en ont souffert.
Si des institutions comme l'Unité d'aide aux victimes venaient à disparaître, il appartiendrait à la Juridiction spéciale pour la paix non seulement d'ordonner mais aussi de mettre en œuvre et de superviser des mesures de réparation. De même, l'accord de paix souligne l'importance d'intensifier les formes collectives de réparation, qui permettraient d'atteindre un plus grand nombre de victimes.
Ceci est d’autant plus important que le modèle actuel privilégie la réparation financière individuelle, et qu’il s'est avéré très lent et coûteux. Jusqu'à présent, seulement 12 % des victimes éligibles ont reçu une indemnisation, selon un rapport du Congrès. Et ni l'une ni l'autre administration ne serait en mesure de résorber l'arriéré au cours de la vie des victimes : au taux de réparation attribué sous Santos, il aurait fallu 62 ans et au taux actuel sous Duque, cela aurait pris 120 ans.
Un ajustement aurait donc probablement plus de chances de satisfaire les victimes. A ce titre, les actions communautaires de réparation, dans l'accord, prévoient des cérémonies au cours desquelles les auteurs de violences reconnaissent leur responsabilité et demandent pardon aux victimes, des sièges au Congrès pour les seize régions les plus touchées par la violence, et des "plans de développement territorial" (ou PDET dans le jargon de l'accord de paix) qui fourniraient à ces mêmes régions des infrastructures choisies par ses habitants.
Les doutes des victimes sur Duque
Même si Duque s'est engagé à prolonger la loi sur les victimes, de nombreuses victimes se méfient toutefois des variations entre son discours et celui de son parti, le Centre démocratique. En particulier, l'avant-projet de loi de la sénatrice Maria Fernanda Cabal visant à apporter des changements majeurs au programme de restitution des terres les préoccupe. Cela éliminerait l'inversion du fardeau de la preuve, au profit des personnes ayant acheté ou conservé les terres. Cabal, qui prétend que des centaines d'agriculteurs honnêtes ont été dépouillés de biens acquis légitimement, a ouvertement rejeté l'idée de Duque de proroger la loi. Mais son projet est controversé, même au sein du gouvernement.
Autre source de préoccupation pour les victimes : les prises de position de José Obdulio Gaviria, autre sénateur du parti au pouvoir et proche confident de l'ancien président Álvaro Uribe. Gaviria, qui a fait valoir devant la Cour constitutionnelle que cette question devrait seulement pouvoir être examinée par le Congrès, est connu pour avoir nié il y a dix ans que la Colombie traversait une crise humanitaire due à des déplacements internes forcés, affirmant qu'il s'agissait de migrants volontaires. Il a été aussi l'un des principaux conseillers politiques d'Uribe lorsque son administration a bloqué l'adoption d'une loi sur les victimes en 2009, invoquant des raisons fiscales.
Bien que le parti de Duque ne détienne pas la majorité au Congrès, certaines victimes s’inquiètent de voir l'ensemble de la loi renégocié. "La loi sur les victimes signifie un saut qualitatif dans la façon dont nous comprenons la réparation des victimes, y compris celles issues de minorités ethniques. En dépit de ses faiblesses, sa perte nous ramènerait dix ans en arrière en termes de droits acquis", explique Rodolfo Valdés, un dirigeant et victime afro-colombien qui a demandé à la Cour constitutionnelle de signifier aux législateurs qu'aucun changement régressif ne pourra être apporté à la loi.
"La plupart des gens qui souhaitent récupérer leurs terres sont d'humbles paysans qui n'ont pas les moyens d'engager un avocat. Si tout est inversé, ces demandeurs n'auront pas accès à la justice. C'est pourquoi nous demandons une prolongation, mais sans aucune régression de nos droits ", explique Odorico Guerra, un responsable de l'Assemblée nationale des victimes.
"Ce qui me préoccupe, c'est que les secteurs politiques qui prétendent qu'il n'y a pas eu de conflit armé pourraient amputer des éléments comme le programme de restitution des terres, ou les tables rondes de victimes qui assurent notre participation aux affaires publiques, ou encore le volet ethnique de l'accord de paix », ajoute Valdés.