Pendant 22 ans, le principal atout de l'ancien dictateur gambien Yahya Jammeh pour remporter les élections et assurer son maintien au pouvoir a été la peur. Mais en 2016, cette peur a déserté ses adversaires. Les femmes ont été un fer de lance de ce changement. Elles en ont payé le prix fort.
Parmi elles se trouvait Fatoumatta K. Jawara, aujourd'hui parlementaire. Le 14 avril 2016, Jawara faisait partie des 26 personnes arrêtées pour avoir manifesté en faveur d'une « vraie réforme électorale ». Le groupe était dirigé par Ebrima Solo Sandeng, dont la mort en garde à vue, à la suite de tortures, mènera finalement au départ forcé du président Jammeh, en janvier 2017. "On m'a bandé les yeux et on m'a emmené dans la salle de torture. Ils ont pris mon écharpe et m'ont solidement attaché le visage au point que je pouvais à peine respirer. J'étais allongé sur la table quand ils m'ont versé de l'eau froide", raconte Jawara devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie, le 22 octobre. "Ils m'ont frappé à plusieurs reprises pendant une longue période avec quelque chose qui ressemblait à un bâton parce que c'était dur. Je ne pouvais pas les voir, mais il y en avait peut-être une vingtaine qui me frappaient. Ils m'ont torturée avant de me faire sortir de la salle de torture pour faire face à un comité."
"Si vous ne parlez pas, nous demanderons à ces hommes de vous violer"
Sept anciens hauts responsables de l’Agence nationale des renseignements (NIA) sont actuellement jugés pour le meurtre de Solo Sandeng et les tortures contre Jawara et d’autres. Le procès est sur le point d’entendre la preuve à décharge. Divers témoignages devant la TRRC ont établi que la torture des détenus était affaire courante dans la Gambie de Jammeh. Alagie Martin, un général en service dans l'armée gambienne, qui aurait torturé plusieurs détenus, l'a exprimé ainsi devant la Commission : "Bien sûr, si vous ne dites pas la vérité, nous nous occupons de vous." (Martin a été suspendu de l'armée après son témoignage.)
Fatoumatta Jawara n'a pas affirmé avoir été violée, mais elle a dit que des agents de la NIA avaient menacé de la violer. Devant le "comité d'enquête" auquel Jawara a dû faire face après avoir été torturée, elle a entendu la voix de Sheikh Omar Jeng, commandant des opérations à la NIA, qui fait partie des personnes actuellement en procès pour le meurtre de Sandeng. "Il [Sheikh Omar] m'a dit : si tu ne parles pas, je demanderai à tous ces hommes ici présents de te violer", témoigne Jawara. "C'est à ce moment-là que je suis tombée à nouveau parce que je ne pouvais plus me tenir debout, à cause de douleurs intenses et de blessures. Quand j'ai repris conscience, ils ont commencé à me battre pendant une courte période."
Jawara raconte qu'elle entend encore ses bourreaux l'appeler dans ses rêves. "J'ai subi beaucoup de blessures sur mon corps, y compris le dos, les fesses et les cuisses. Ces blessures me font encore mal. Parfois, quand la douleur reprend, je ne dors pas la nuit. Il y a quelques mois, j'ai été admise à l'hôpital de Banjul à deux reprises", explique-t-elle.
Preuves physiques
Fatoumatta Camara, membre du Parti démocratique unifié (UDP), le principal parti d'opposition à Jammeh, était en détention avec Jawara. Aujourd'hui âgée de 46 ans, elle a comparu devant la TRRC le 24 octobre. Au siège de la NIA, on leur demandait qui les avait parrainés et si le chef de leur parti, Ousainou Darboe, faisait partie de la manifestation. Mais toute vérité qui n'était pas "leur vérité", raconte-t-elle, était écartée. "Ils m'ont battue jusqu'à ce que je m'évanouisse. Quand j'ai perdu connaissance, ils m'ont aspergé d'eau froide. Quand j'ai repris conscience, je me suis retrouvée allongée sur le sol, quelque part dans les lieux. Je les ai entendus dire 'oh elle est vivante'. Et ils sont revenus et ont recommencé à me frapper ", témoigne Camara. Après les tortures, elle dit avoir dû utiliser un fauteuil roulant pour se rendre aux toilettes. Elle ne pouvait plus marcher. "Je n'ai uriné que du sang pendant 15 jours", dit-elle.
La TRRC de Gambie a commencé à auditionner sur les violences contre les femmes le 14 octobre. Elle a entendu plusieurs cas de torture de femmes en détention et des cas de viols présumés ou soupçonnés, comme dans le cas de Jawara.
Sainabou Camara a participé à la manifestation des 10 et 11 avril 2000, lorsque quatorze étudiants ont été abattus par les forces de sécurité pour avoir protesté contre le viol présumé d'une étudiante, Binta Manneh, et le meurtre présumé d'un autre, Ebrima Barry. Ce jour-là, Sainabou Camara est allée à l'école en ignorant l’existence de la manifestation. Après l'avoir appris, elle s'y est jointe. Puis elle a été arrêtée par des paramilitaires. "Quand ils m'ont capturée, ils ont commencé à me frapper avec leurs bâtons. Ils m'ont giflée et m'ont donné des coups de pieds" en la "traînant" vers le camp, dit-elle. Arrivée au camp paramilitaire de Westfield, à environ 15 minutes en voiture de Banjul, Sainabou Camara raconte avoir été emmenée dans une chambre, où on lui a attaché les mains et les jambes et on a commencé à la piétiner, y compris sur les parties intimes. Après un certain temps, elle a perdu conscience.
Une semaine plus tard, quand elle a repris ses esprits, elle était à l’hôpital Edward Francis. "Mon visage et mes parties intimes étaient enflés", dit-elle. Elle ne peut pas dire si elle a été violée. Cependant, les blessures sur ses cuisses et ses organes sexuels, à l'intérieur et à l'extérieur, correspondent à celles du viol. "Je ne sais pas ce qui a causé les blessures dans ma partie intime," dit-elle. "Je vis toujours avec la douleur."
Prochain suspect, Jammeh lui-même
Bintou Nyabally, membre de l'UDP, a été arrêtée deux fois en mai 2016. La deuxième fois, le 17 mai, elle dit avoir été emmenée dans une petite pièce par deux officiers paramilitaires qui l'ont violée, dont un certain Sanneh. "Ils m’ont tous les deux forcée et ils portaient tous les deux des masques", raconte Nyabally devant la TRRC. "Le lendemain, j'ai vomi et on nous a relâchés pour rentrer chez nous", dit-elle.
La TRRC devrait également entendre parler d'allégations directes contre l'ancien président Jammeh pour viols. En juin dernier, des organisations de défense des droits humains ont publié un rapport dans lequel elles portaient de telles accusations contre Jammeh. Cela comprenait le témoignage de Fatou Toufah Jallow, une ancienne reine de beauté gambienne qui est attendue devant la TRRC. Le rapport allègue également que Jammeh a eu recours à des agents du protocole pour coucher avec plusieurs femmes.
Yusupha Sanneh a été une ordonnance attachée à Jammeh pendant dix ans. Il a été arrêté aux États-Unis en décembre 2017 pour son implication dans les escadrons de Jammeh. Devant la TRRC, Sanneh n'a confirmé aucune allégation de viol, mais il a dit avoir vu plusieurs filles être amenées chez Jammeh. "Il invitait des filles pour des grillades. Certaines venaient aussi pour faire du thé vert. Normalement, quand les garçons préparaient l’attaya, nous le récupérions et le donnions aux serviteurs. Mais quand c’étaient les dames qui le préparaient, elles le lui apportaient. Il disait que nous ne devions pas les escorter. Parfois, elles y restaient entre 30 et 40 minutes", raconte Sanneh. Certaines de ces filles étaient des soldats et des membres du protocole, selon Sanneh. Il a dressé une liste de neuf noms dont il a dit qu’elles avaient préparé l'attaya pour Jammeh. "Parfois, nous recevions des filles à la résidence [à Kanilai, le village de Jammeh], la nuit. Parfois, cela se produisait à 2, 3, 4 ou même 5 heures du matin", a relaté Sanneh.
PROCÈS ET DÉNÉGATIONS SUR UN MEURTRE POLITIQUE
Edward Singhateh, qui fut la deuxième personne la plus influente au sein du conseil militaire ayant gouverné la Gambie après le coup d'État de 1994, a nié toute implication dans le meurtre de l'ancien ministre des Finances, Ousman Koro Ceesay.
En juin 1995, les restes carbonisés de Koro Ceesay ont été retrouvés dans une voiture, le long de la Jambur Highway. Il aurait été tué après avoir laissé le président Yahya Jammeh à l'aéroport. Des témoignages devant la TRRC ont impliqué Singhateh, qui était alors vice-président du Conseil provisoire de gouvernement des forces armées. Le 28 février, un ancien soldat, Alagie Kanyi, a avoué avoir tué Koro Ceesay. Il a dit que le lieu du crime était la maison de l'ancien ministre des Pouvoirs locaux, Yankuba Touray, et que les architectes de ce meurtre étaient Edward Singhateh, son frère Peter Singhateh, et Yankuba Touray.
Touray a comparu devant la TRRC le 26 juin, mais il a refusé de témoigner. Il a été immédiatement arrêté et est actuellement jugé pour ce meurtre. Peter Singhateh doit encore comparaître devant la Commission.
Mustapha Marong, ministre de la Justice à l'époque, a témoigné en avril dernier qu'il croyait que la mort de Koro Ceesay "était liée aux 35 millions de dollars que le capitaine Ebou Jalo avait négociés au nom du gouvernement avec la Exim Bank de Taiwan". Il a expliqué qu'il était inhabituel et non conforme à la procédure qu'un tel accord de prêt soit négocié par Jalo et non par le ministre des Finances. On soupçonne que Koro Ceesay n'aurait pas approuvé la façon dont l'argent allait être utilisé.
Deux aides d'Edward Singhateh, Lamin S. Marong et Lamin Fatty, ont également témoigné qu'ils avaient déposé leur patron chez les Yankuba le jour du meurtre. Ahmed Jangom, une aide de Yankuba, a dit avoir vu Edward Singhateh chez Touray ce jour-là. Lamin Ndure, le chauffeur de Touray, a également déclaré avoir déposé la femme de Touray chez Edward Singhateh, suggérant que la "scène du crime" était en cours de préparation pour le "meurtre".
La semaine dernière, cependant, Edward Singhateh a nié savoir quoi que ce soit sur la mort de Koro Ceesay. Son alibi était qu'il était chez lui, de retour de l'aéroport. Le déni de Singhateh a pourtant manqué d’en convaincre certains. Madi Jobarteh, un important militant des droits humains, a déclaré que Singhateh devrait être arrêté pour avoir tenté d'induire la TRRC en erreur.