LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICEINFO.NET
Françoise Mathe
Avocate pénaliste au barreau de Toulouse et co-fondatrice d’Avocats sans frontières France
Ce jeudi 7 novembre s’ouvre à Bruxelles un nouveau procès de compétence universelle, contre un Rwandais accusé d’avoir participé au génocide au Rwanda, en 1994. En 2016, l’avocate Françoise Mathe a défendu le maire d’une petite ville de l’Est du Rwanda, Octavien Ngenzi, dans un procès de compétence universelle organisé en France. Elle partage ses réflexions sur ce « combat du tigre contre un âne ficelé », comme elle avait qualifié à l’époque le travail de la défense dans un tel procès.
JUSTICEINFO.NET : L’affaire Augusto Pinochet a été, en 1998, un point de départ dans l’histoire de la compétence universelle. Ce procès n’a jamais eu lieu mais il a fait naître de grands espoirs pour de nombreux militants des droits humains. Cet événement vous a-t-il également fait rêver ?
Françoise Mathe : Rêver, je ne sais pas. Il y avait un très grand espoir sur le thème, qui me paraît toujours pertinent, que pour certains crimes, qui sont des crimes d’État – on va employer l’expression dans son sens commun – il n’y a pas d’oubli et, surtout, il n’y a pas de refuge. Ceux qui ont commis ces crimes ne trouveront pas de refuge, parce que les prendre et les juger n’est pas la compétence exclusive des juridictions du lieu où ils ont commis leurs crimes. C’était ça l’idée. Pour la justice pénale internationale du tribunal de Nuremberg, le juge et le lieu du jugement sont les conséquences d’une guerre. Là, la compétence universelle et l’affaire Pinochet, on est en temps de paix, [Pinochet] est interpellé là où il s’attendait le moins à l’être, à Londres, des années après les crimes qui lui sont imputables, par la justice d’un pays qui n’est pas directement compétente. Lorsque Pinochet a été arrêté, on est entré en lévitation. Ce n’était pas le grand espoir. C’était un fait extraordinaire. C’était une révolution.
Avec cette idée que le droit se détache de la politique ?
Je crois que le fait que la justice pénale internationale ait une dimension dissuasive est une illusion. Mais il y avait et il y a toujours l’idée que ceux qui sont tentés de commettre ce type de crimes doivent savoir qu’ils ne trouveront pas de refuge sûr et définitif, jamais. Ils sont des fuyards.
Deux décennies après cet élan d’enthousiasme, peut-on dire qu’il a abouti ?
Il y a deux manières de le voir, qu’il s’agisse de la justice pénale internationale ou de la compétence universelle. La première, c’est de dire : on fait, on avance, on travaille, c’est un atelier, il y a des hauts et il y a des bas, c’est de l’ajustement, du perfectionnement, et l’on est dans le progrès. On est dans un processus imparfait mais qui a vocation à s’améliorer et qui se heurte à des débuts difficiles pour des raisons inévitables.
La deuxième, c’est de dire que le processus touche ses limites parce que certains – dont j’ai fait partie – en ont méconnu la dimension politique.
Parlons de la Cour pénale internationale. Là aussi, il y a une manière de voir les choses qui serait de dire que les échecs successifs sont les conséquences, disons, de l’imperfection des personnes. L’autre manière de voir les choses, c’est de dire non, les échecs actuels sont la conséquence d’une fatalité inhérente au système, qui fait que les choix de l’accusation obéissent nécessairement à des critères politiques. Il y a une espèce de convergence entre une institution qui, comme toutes les institutions, veut vivre, fonctionner, se perfectionner, avoir quelque chose à se mettre sous la dent, et des États qui lui donnent à se mettre sous la dent ce qui les arrange. Ce qui a été méconnu par ceux qui ont cru que cela allait être un progrès magnifique et continu, c’est cela.
Mais cela se passe-t-il mieux devant la justice nationale, par exemple au Rwanda où vous êtes intervenue sur des dossiers de génocide ?
Le Rwanda, c’est le bon laboratoire parce que l’on a tout. On a de la justice transitionnelle avec les gacaca, de la justice pénale nationale classique, de la compétence universelle et de la justice pénale internationale avec le tribunal d’Arusha. Je trouve que pour le Rwanda, la justice internationale n’a pas si mal fonctionné que cela, à deux ou trois réserves près. Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a su acquitter, a su mesurer les peines et la procédure était à peu près équilibrée, le problème étant en amont où, au niveau des poursuites, on a totalement épargné un camp, qui n’était pas aussi criminel que l’autre mais qui l’était quand même. C’est une grosse faute politique, mais sur le plan de la technique des procès, cela me paraît très acceptable.
Les juridictions pénales ? Si l’on écarte le fait que, là aussi, seule une partie des criminels est poursuivie, ce que j’ai pu observer était très paradoxal. D’abord une proportion d’acquittements considérable : 25 % d’acquittement, c’est rare. Et une répartition des peines qui démontre que l’on a su individualiser. Et une souplesse procédurale adaptée à la culture locale. À un moment, je représentais une femme, Euphrasie Kamatamu. Le magistrat de la chambre spécialisée, qui n’était pas un juriste, regarde dans la salle et demande : « Est-ce que quelqu’un a des informations supplémentaires à apporter dans cette affaire ? » Des gens lèvent le doigt. Je grimpe au rideau, je dis au magistrat : « Mais vous ne pouvez pas procéder ainsi. » Il me demande pourquoi. Mais c’était difficile de dire pourquoi. Et la seule réponse que j’ai trouvée, c’était de dire que je devais pouvoir préparer mon client à l’audition des témoins, trouver des témoins contradictoires, que j’avais besoin d’un délai. C’est tout. Ce n’était pas si extravagant, en fait. Ce n’était pas contraire à un standard international applicable à cette justice-là comme aux autres.
La société a besoin de se reconstruire et ses objectifs inconscients sont de trouver la version commune qui va permettre à ses membres de continuer à vivre ensemble.
N’est-ce pas l’expression même d’une justice rendue sous le regard de la communauté ?
Oui. Et il faut distinguer deux choses dans l’expression de cette justice-là. La première est qu’elle n’est pas nécessairement l’expression de la vérité, parce que la société a besoin de se reconstruire et que ses objectifs inconscients sont de trouver la version commune qui va permettre à ses membres de continuer à vivre ensemble. Cela fonctionne aussi dans les dossiers ordinaires. Ensuite, il y a le lot commun de vengeances, de vieilles rancœurs, qui vient polluer la chose. Dès lors qu’il s’agissait de juger des gens d’un niveau politique élevé, cela ne fonctionnait plus non plus. Mais si l’on retire ces deux bouts de la chaîne, on a une justice que je n’ai pas trouvé pire que celle de la cour d’assises de Paris dans l’affaire Ngenzi.
Qu’est-ce ce qui vous a choqué dans ce procès de Rwandais à Paris ?
Tout. D’abord tout ce qui est avant. Lorsque le procès arrive devant la cour d’assises, l’instruction est déjà bâtie d’une manière qui n’est pas raisonnable. C’est la culture procédurale française, avec une coopération entre le siège et le parquet assumée par-dessus le marché. Claude Choquet, qui était à l’époque le coordinateur des juges d’instruction du pôle judiciaire spécialisé, dit tout tranquillement au cours d’un colloque à la Chancellerie, sur le premier procès de génocide [celui de Pascal Simbikangwa], que le pôle génocide, c’est formidable parce que le siège et le parquet sont au même endroit et que, comme cela, ils peuvent élaborer des stratégies communes. On a peine à croire que l’on a vraiment entendu ça. Et il a l’air tout content. Il explique qu’ils ont constitué une base de données commune dans laquelle se trouvent tous les dossiers, toutes les recherches documentaires juridiques, historiques, géopolitiques faites par les assistants du siège et du parquet. Une base de données monumentale. À laquelle la défense n’a pas accès.
Le siège et le parquet se déplacent ensemble au Rwanda pour procéder à des auditions de témoins, notamment. L’avocat n’est ni convoqué, ni informé.
Et il y a les fameux transports sur les lieux. Le siège et le parquet se déplacent ensemble au Rwanda pour procéder à des auditions de témoins, notamment. Ils appellent cela « transport sur les lieux » mais cela ne ressemble pas à ce que l’on appelle habituellement ainsi. L’avocat n’est ni convoqué, ni informé. Il ne m’est jamais arrivé, dans un dossier, que le juge ordonne un transport sur les lieux et ne me convoque pas. Jamais. C’est une violation des droits de la défense qui me paraît assez massive.
Puis vient l’audience…
Il y a d’abord la phase préparatoire. Chacun donne à la partie adverse sa liste de témoins et les fait citer. Le code de procédure pénale prévoit que chaque partie, partie-civile ou accusé, peut demander au parquet de faire citer comme les siens, aux frais de l’État, cinq témoins maximum. Ce qui dans ce dossier est ridicule, puisque le parquet en a fait citer soixante-dix, dont plus du tiers venaient du Rwanda. J’ai fait une liste de vingt-cinq témoins, dont vingt étaient au Rwanda. On me les a refusés. Je ne pouvais pas faire venir des témoins à mes frais du Rwanda, je n’en avais pas les moyens. À cette phase-là, vous êtes encore en déséquilibre.
Le privilège de la défense d’avoir la parole en dernier devient un piège terrible puisque vous voyez arriver un témoin qui est essoré.
En quoi les parties civiles pèsent-elles dans la balance ?
En France le droit de se constituer partie civile, non seulement individuellement mais aussi à travers des associations, génère des cohortes de parties civiles, ce qui en soi est légitime, mais dont les droits procéduraux sont calqués sur ceux du parquet et de la défense. Ce qui conduit à ce que vous avez vu : vous aviez douze parties civiles. Je ne crois pas que l’équilibre du procès soit une question de nombre. Par contre, compte tenu des règles de procédure qui consistent à faire interroger tous les témoins d’abord par le président, puis par les assesseurs, puis par les parties civiles, puis par l’avocat général et enfin par la défense, le privilège de la défense d’avoir la parole en dernier devient un piège terrible puisque vous voyez arriver un témoin qui est essoré. Et l’on parle d’un paysan rwandais qui n’est pas préparé à être debout et à répondre à des questions pendant des heures.
Mais tout cela n’est qu’un prisme grossissant des défauts de notre procédure pénale, ce n’est pas lié à la compétence universelle.
Quelle que soit la qualité des acteurs, on parle de faits qui se sont déroulés il y a plus de vingt ans, à une distance kilométrique importante et à une distance historique et culturelle plus importante encore. La possibilité de tout mésinterpréter est très lourde.
Ce qui caractérise le plus l’exercice même de la compétence universelle, c’est de juger à distance. Comment l’avez-vous vécu ?
Quelle que soit la qualité des acteurs, on parle de faits qui se sont déroulés il y a plus de vingt ans, à une distance kilométrique importante et à une distance historique et culturelle plus importante encore. La possibilité de tout mésinterpréter est très lourde. La preuve s’est dégradée avec le temps. Les gens reconstruisent leurs souvenirs. Je ne dis pas qu’ils mentent, mais il y en a aussi qui mentent. Quand vous reconstruisez un fait, c’est à travers ce qui, pour vous, dans votre grille d’interprétation consciente ou inconsciente, est important. Or, ce qui est important pour le juge de la cour d’assises de Paris, pour l’avocat général, pour les avocats des parties civiles ou de la défense – je parle des détails, de la couleur, de l’odeur, des distances – n’est pas vu sous le même angle par un paysan rwandais, analphabète ou pas. Et donc il y a un risque très élevé de mésinterprétation, pour employer un terme neutre. Ce risque existe quelle que soit la qualité des acteurs. Et si, par-dessus le marché, les acteurs ne font pas d’efforts, c’est un désastre.
Avez-vous des exemples, tirés de ce procès en France ?
Quand, au bout de quinze jours, de façon systématique, quasiment tout le monde continue d’écorcher de façon ridicule les noms des lieux que l’on va répéter mille fois pendant l’audience, d’une manière qui fait que le témoin ne comprend pas de quel lieu on lui parle, que les éléments essentiels du quotidien de ces gens sont méconnus de façon totale, cela fait de ce procès un dialogue de sourds. J’ai un souvenir de témoin entendu en visioconférence. C’est un vieil homme, qui est probablement une autorité, un grand beau vieillard très digne, très sérieux, avec une canne traditionnelle. On lui pose des questions qu’il comprend comme il peut et auxquelles il répond comme il peut. Et, à un moment donné, il dit : « De toute façon, tout cela je l’ai déjà dit aux gendarmes qui m’ont interrogé et tout cela est passé à la télévision. » Stupéfaction générale. Jusqu’au moment où quelqu’un comprend que les gendarmes ont dactylographié l’entretien et qu’ils l’ont fait défiler sur un écran d’ordinateur qui, pour lui, est une télévision parce que c’est la technologie qu’il connaît. Et cela se termine – au nez et à la barbe de cet homme qui nous voit et nous entend – par un gigantesque éclat de rire. Une humiliation publique. Ce témoignage, sur lequel mon co-accusé [Ngenzi a été jugé aux côtés d’un autre bourgmestre rwandais, Tito Barahira] comptait beaucoup, s’est terminé dans cette espèce de farce.
Le rôle d’un avocat dans un dossier comme cela, c’est d’essayer d’être passeur de ce que l’on a réussi avec le temps à comprendre, pour éviter les malentendus.
Quel est alors, dans ce contexte, le rôle de l’avocat de la défense ?
Le rôle d’un avocat dans un dossier comme cela, c’est d’essayer d’être passeur de ce que l’on a réussi avec le temps à comprendre, pour éviter les malentendus, avec plus ou moins de succès. Et d’essayer de faire comprendre par cet accusé-là le fonctionnement du mécanisme auquel il va être confronté.
Que pensez-vous ne pas avoir réussi à transmettre ?
A qui ? C’est toute la question. Je pense que certains jurés avaient bien entendu et bien compris la relativité des rôles au sein de la commune de Kabarondo. Pour ceux qui voulaient entendre, c’était possible. La chose centrale dans l’affaire Ngenzi, c’est le rôle respectif des civils et de l’armée. C’est la zone grise.
Il y a plusieurs phases dans ce dossier. Du lendemain de l’attentat [contre l’avion du président Habyarimana, le 6 avril 1994, acte considéré comme déclencheur du génocide] jusqu’au 13 avril au matin, jour de l’attaque de l’église de Kabarondo. Il y a la période avant l’attaque de l’église, l’attaque, et après l’attaque. Ce que Ngenzi dit et qui me semble raisonnable, c’est que jusqu’au 13, il y a des massacres limités dans les communes et qu’il va dans les villages, calme les esprits, amène les blessés à l’hôpital, au centre de santé, et ceux qui veulent se réfugier à l’église. Où ils croient être en sécurité, parce qu’ils l’ont toujours été. Dans cette phase-là, il n’est même pas en zone grise, il fait ce qu’il peut avec des moyens qui sont ridicules.
Ensuite il y a l’attaque de l’église. La théorie de l’accusation, c’est qu’il est allé chercher l’armée. Cela ne tient pas une seconde. La question de savoir s’il était présent et acceptant, présent et content, présent et terrorisé, c’est cela la vraie question. C’est ce que j’appelle la zone grise.
Ensuite il y a la troisième phase, après le massacre de l’église, où il y a des massacres plus systématiques où arrivent des Interahamwe [miliciens hutus] de Kibungo et où on lui reproche d’avoir été présent. Là encore, la question se pose : présent et acceptant, présent et participant, présent et essayant de calmer le jeu. Ces nuances-là, sans violer le secret du délibéré, certains jurés les avaient manifestement bien comprises. On ne pouvait pas dire qu’il y avait un diable qui avait surgi qui avait tout organisé, ce n’était pas tenable.
Ils n’avaient pas envie d’entrer dans un autre monde. Ils avaient envie d’être dans un monde de causalité, de rapports psychologiques et de responsabilités aussi simples qu’un braquage à la Caisse d’Épargne.
Avez-vous observé de grands moments de décalage culturel ?
On va citer l’histoire des vaches de Titiri [éleveur tutsi tué pendant le génocide]. A travers les témoignages, on a assisté sur le vif à la naissance d’une légende rurale. Ngenzi aurait reproché aux villageois d’avoir mangé les vaches de Titiri, ou ses chèvres selon certains, alors qu’il était encore en vie [suggérant que Ngenzi voulait la mort de Titiri]. On voit la légende se construire. Et j’ai eu l’impression que les magistrats n’avaient pas du tout envie de cela. Ils n’avaient pas envie d’entrer dans un autre monde. Ils avaient envie d’être dans un monde de causalité, de rapports psychologiques et de responsabilités aussi simples qu’un braquage à la Caisse d’Épargne.
Comment étaient traités les témoins ?
Il y avait deux sortes de témoins. Il y avait des rescapés. La plupart, physiquement, avaient l’air bien, sauf une ou deux femmes veuves qui, manifestement, étaient des oubliées ou des abandonnées. Ces femmes étaient très bouleversantes. Ensuite, il y avait les anciens condamnés des gacaca ou de la juridiction de droit commun. Certains ont comparu en visioconférence, certains physiquement. Ils arrivaient de leur village. Ils franchissaient d’un coup non seulement des kilomètres, mais des siècles. Ils prenaient l’avion pour la première fois de leur vie. Ils atterrissaient à 6 heures du matin. Une association les installait dans un hôtel et leur donnait, pour comparaître à l’audience, un mauvais costume. Il y avait deux ou trois costumes qui tournaient et que l’on ajustait avec des épingles. On voyait les épingles sur le pantalon pour ceux qui étaient moins grands que les autres. Ils arrivaient à l’audience à 14 h, et repartaient le soir. Je trouve cela d’une brutalité extraordinaire.
Je pense qu’il n’y a aucune communication possible. Les témoignages recueillis dans ces conditions-là sont privés de sens, qu’ils accablent ou qu’ils exonèrent.
Cela a eu quel impact sur le procès, selon vous ?
Je pense qu’il n’y a aucune communication possible. Les témoignages recueillis dans ces conditions-là sont privés de sens, qu’ils accablent ou qu’ils exonèrent. Souvent, dans une procédure d’assises, il y a un moment de communication entre les témoins, les magistrats, les avocats, l’avocat général, il se passe quelque chose. Mais là, il y avait une telle barrière…
Les juges n’arrivent pas à saisir l’humanité. Nul d’entre nous n’a de certitude sur ce qu’il ferait, jeté au milieu de ce chaos, de cette tragédie. Je me souviens d’un témoignage accablant pour Ngenzi, celui d’Osée Karakezi, qui avait été son père spirituel, un enseignant qui l’avait aidé à devenir ce qu’il était. Karakezi a été emprisonné après le génocide. Je pense qu’il n’a dû sa libération qu’à l’influence de sa femme, qui est d’une vieille famille tutsie importante. Et Ngenzi aimait cette femme, Jacqueline, comme sa mère. Elle aussi vient déposer et elle est submergée de tendresse pour lui. Mais cela reste invisible. C’est invisible. C’est un moment clé où là, vraiment, la juridiction ne veut pas comprendre.
Il y a un autre moment où comparaît un couple adorable qui est l’ancien assistant du bourgmestre et sa femme. C’est un moment de soulagement parce que c’est un moment d’humanité. Elle est merveilleuse, sa femme. Elle est habillée en jaune. Elle est Ougandaise. C’est un rayon de soleil. Ensuite, David, l’ancien assistant, dépose. Il fait une déposition qui n’est pas accablante, qui est intéressante, et Ngenzi sourit. Il est content de les voir. Et il me dit ‘c’est un bon garçon’, parce que ce que dit ce garçon, qui est policier aujourd’hui, c’est la ligne de crête entre ce qu’il est possible de dire pour ne pas trop nuire à Ngenzi et pour ne pas trop être embêté au retour. Ngenzi sourit et le président de la chambre le morigène : « Qu’est-ce qui vous fait rire ? » Ce n’est pas une critique personnelle… mais c’est un manque de capacité d’adaptation culturelle.
Il y avait à tout moment du procès, chez les magistrats et chez les avocats des parties civiles, la volonté de faire correspondre le récit de ce procès à la représentation qu’ils se faisaient d’un génocide à travers le brevet déposé par l’Occident à Auschwitz.
Cela c’est l’anecdote. Par contre ce qui est structurel, c’est qu’il y avait à tout moment du procès, chez les magistrats et chez les avocats des parties civiles, la volonté de faire correspondre le récit de ce procès à la représentation qu’ils se faisaient d’un génocide à travers le brevet déposé par l’Occident à Auschwitz. Comme si le modèle occidental était prégnant jusque et y compris dans le mécanisme de préparation et d’exécution d’un génocide au Rwanda. Ils étaient à la recherche du moindre détail qui permettait de valider l’idée que c’était la Shoa bis. C’est se condamner à mal juger et se condamner à ne rien comprendre. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas un génocide. Je veux dire qu’il n’y a pas un mécanisme universel avec des constantes qui conduiraient nécessairement à un génocide. C’était absolument terrible, cette volonté d’appliquer un schéma.
Ma vision à moi, c’est qu’il n’y a pas eu au Rwanda un génocide planifié. Il y a eu des mécanismes locaux de génocide, qui ne sont pas les mêmes. Si vous prenez une vision macro, vous avez l’impression que c’est partout pareil. Et quand vous prenez région par région, vous voyez que l’agenda n’est pas le même. Tout dépend de la situation géographique et militaire, où l’on se trouve dans ce tout petit pays, à quel moment du développement du conflit et de l’affrontement des forces en présence. Pour moi, le génocide s’inscrit dans la guerre, il est un moment de la guerre. Cela ne change pas sa nature, cela ne le justifie pas, mais cela permet de l’interpréter.
Et cela non plus, vous n’arrivez pas à le transmettre ?
On ne peut pas faire cela tout seul. Il nous manque les experts. André Guichaoua a refusé de venir. C’était pourtant celui qui pouvait le faire. Parce qu’il a une connaissance à travers les archives du tribunal d’Arusha et à travers son long travail au Rwanda, il était à mon avis le seul qui pouvait apporter des éléments d’interprétation un peu moins caricaturaux.
Je pense que la justice internationale est mieux formatée pour juger de façon équilibrée. D’abord parce qu’elle crée ses propres critères, son échelle de peine. Juger, c’est mesurer.
Est-ce que, finalement, il faudrait ne pas organiser de tels procès mais que vous n’osez pas le dire ?
Ah non, j’y crois toujours. La compétence universelle totale, ce serait une espèce de grand concours de politiquement correct et d’impérialisme judiciaire – c’est de la folie. Mais il est évident que, lorsque des personnes soupçonnées de crimes graves et imprescriptibles sont sur un territoire et que l’État sur le territoire duquel elles se trouvent considère ne pas devoir les extrader, cet État doit les juger. Je n’ai pas l’ombre d’un doute là-dessus. Mais je pense que la justice internationale est plus capable de les juger que ne le sont les juridictions nationales. Je pense que Ngenzi et Barahira auraient été bien mieux jugés à Arusha. Je pense que la justice internationale est mieux formatée pour juger de façon équilibrée. D’abord parce qu’elle crée ses propres critères, son échelle de peine. Juger, c’est mesurer. C’est tout le problème d’adapter l’échelle des peines à des circonstances exceptionnelles. Il y a des jours où je me dis que les juges français au lendemain de la Libération auraient peut-être été plus capables de juger ces dossiers.
Qu’avaient-ils que ceux d’aujourd’hui n’ont pas ?
Ils avaient connu la guerre. Ils avaient connu des parents odieux qui avaient été résistants, et des voisins sympas qui avaient été collabos, et aussi des pauvres types qui n’avaient pas su choisir, et des gens qui avaient fait des choix inattendus. Je crois qu’ils avaient une conscience de la complexité et une modestie qui est moins facile à trouver aujourd’hui.
La vertu pédagogique du procès, la vertu réparatrice, la langue de bois que des malheureux répètent en disant « j’ai besoin du procès pour me construire », je pense que ce n’est pas vrai.
Au bout du compte, à quoi servent ces procès ?
Un procès pénal, cela sert à punir le crime. Il ne faut pas chercher plus loin. Pour moi cela s’arrête là. Je ne crois à rien d’autre. La vertu pédagogique du procès, la vertu réparatrice, la langue de bois que des malheureux répètent en disant « j’ai besoin du procès pour me construire », je pense que ce n’est pas vrai. Je pense même que c’est faux et que c’est dangereux de faire croire aux victimes qu’elles ont besoin d’un procès pour « se reconstruire ». Dans ce procès-là, la plus grande partie des personnes que j’ai vues – à l’exception des deux veuves, qui étaient des oubliées de tous, en dépit de leur souffrance que je ne méconnais pas – sont des vainqueurs qui ont reconstruit un statut social et qui n’ont absolument pas besoin du procès de Ngenzi en France pour se reconstruire.
Mais par contre, je suis certaine qu’il faut juger les criminels. Il faut juger les criminels, parce que, dans une société nationale et internationale qui a une colonne vertébrale, le crime ne peut pas rester impuni. Mais ils doivent être jugés équitablement, techniquement, avec des mécanismes qui évitent l’erreur, et ils doivent être jugés de façon mesurée, c’est-à-dire avec le bon instrument de mesure des peines.
Propos recueillis par Franck Petit, JusticeInfo.net.
FRANÇOISE MATHE
Françoise Mathe est avocate pénaliste au barreau de Toulouse et co-fondatrice d’Avocats sans frontières France, dont elle a été vice-présidente. Elle a exécuté de nombreuses missions en qualité d’observatrice, pour la Fédération internationale des droits de l’homme, puis d’expert, pour l’Union européenne, dans le domaine de la justice transitionnelle en Amérique latine, en particulier au Pérou et en Colombie. Elle a assuré la représentation et la défense devant les juridictions rwandaises en matière de génocide (1998) et devant les juridictions françaises au titre de la compétence universelle en matière de torture, génocide, crime contre l’humanité (2010-2016).