Le compte à rebours a déjà commencé. Le procès de l’ancien président tchadien Hissène Habré s’ouvrira le 20 juillet prochain à Dakar, devant la Cour d’assises des Chambres africaines extraordinaires (CAE) créées au sein de la justice sénégalaise.
Les juges chargés de conduire le procès ont officiellement pris fonction le 23 avril lors d’une cérémonie présidée par le Garde de Sceaux et ministre sénégalais de la Justice, Sidiki Kaba. « Ce jour est un moment d'espoir pour toutes les victimes du monde en quête de justice. Ce jour rappelle que le temps de la justice est long », a déclaré le ministre sénégalais. « La décision qui sera rendue sera scrutée par tout le monde et servira de cas d'école », a-t-il ajouté.
La veille, Sidiki Kaba avait assuré que les fonds nécessaires pour la conduite du procès étaient déjà réunis. Le budget prévisionnel escompté pour l'ensemble de la procédure est de 8,5 millions d'euros, comprenant les participations de pays et organisations, avec en tête le Tchad (35,5 %) et l'Union européenne (23 %).
Pour décider du sort de l'ancien dictateur en exil au Sénégal depuis décembre 1990, la présidente de la Commission de l'UA, Nkosazana Dhlamini Zuma a nommé, entre autres, le Burkinabé Gberdao Gustave Kam. Ancien juge au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Gberdao Gustave Kam devient président de la Chambre africaine extraordinaire d'assises chargée de conduire ce procès tant attendu. Nkosazana Dlamini-Zuma a également nommé les Sénégalais Amady Diouf et Moustapha Ba comme juges assesseurs et tandis qu'un autre Sénégalais, Pape Ousmane Diallo, est juge suppléant.
Selon le statut des CAE, la Chambre africaine extraordinaire d'assises de la Cour d'appel de Dakar est composée d'un président ressortissant d'un autre Etat membre de l'Union africaine, de deux juges titulaires de nationalité sénégalaise et de deux juges suppléants également sénégalais. Tous sont nommés par le président de la Commission de l'Union africaine sur proposition du ministre sénégalais de la Justice.
« La nomination des juges pour conduire le procès d' Hissène Habré marque le début de la dernière ligne droite avant les audiences », a estimé l'organisation Human Rights Watch (HRW). « Pour la première fois, des juges issus de différents pays africains vont juger, au nom de l'Afrique, des crimes présumés commis par un dirigeant africain contre des victimes africaines », a souligné Reed Brody, conseiller juridique de HRW, qui lutte depuis 1999 aux côtés des victimes du président Habré.
Plainte de la Belgique contre le Sénégal
Le procès qui démarre le 20 juillet sera l'aboutissement d'un feuilleton d'une quinzaine d'années. Arrivé à Dakar en décembre 1990 après avoir été chassé du pouvoir par le colonel Idriss Deby, le chef d'Etat déchu avait été inculpé une première fois au Sénégal en 2000. Mais les tribunaux sénégalais s'étaient déclarés incompétents, obligeant les victimes à se tourner vers la Belgique. La justice belge est compétente parce que certaines victimes ont acquis la nationalité belge. En septembre 2005, après quatre années d'enquête, un juge belge inculpe Habré et Bruxelles demande son extradition. Après le refus du Sénégal d'extrader l'ancien président et trois années de négociations pointilleuses au sujet d'une demande de l'Union africaine, la Belgique porte plainte contre le Sénégal devant la Cour internationale de Justice (CIJ). Cette dernière ordonnera au Sénégal, le 20 juillet 2012, de poursuivre Habré « sans aucun autre délai » à défaut de l'extrader.
Le dossier va avancer après l'élection du nouveau président du Sénégal, Macky Sall. En février 2013, Dakar inaugure « les chambres africaines extraordinaires », en exécution d'un accord avec l'Union africaine. Ces chambres composées de magistrats du Sénégal et d'autres pays africains sont chargées de juger les auteurs présumés des crimes les plus graves commis sur le territoire tchadien entre 1982 et 1990, autrement dit sous le régime Habré.
Le 30 juin 2013, l'ancien dictateur est arrêté à son domicile dakarois. Deux jours plus tard, il est inculpé pour crimes contre l'humanité, crimes de guerre et torture. « C'est une première victoire pour les victimes », se réjouit Jacqueline Moudeina, avocate des victimes et présidente de l'Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l'homme (ATPDH). Même sentiment de la part de Reed Brody, conseiller juridique à Human Rights Watch. « Cette étape marque le début de la fin de cet interminable feuilleton politico-judiciaire auquel étaient soumises les victimes », déclare ce juriste américain qui travaille sur le dossier depuis 1999.
La Direction de la documentation et de la sécurité
Hissène Habré, qui est présenté sur son site internet officiel comme « libérateur, sauveur et bâtisseur de la République du Tchad », est accusé de milliers d'assassinats politiques et de l'usage systématique de la torture alors qu'il était au pouvoir. HRW a réussi à mettre la main sur des documents secrets de son ancienne police politique dénommée Direction de la documentation et de la sécurité (DDS). Selon l'organisation, ces pièces révèlent les noms de 1. 208 personnes exécutées ou décédées en détention, et de 12. 321 victimes de violations des droits de l'Homme sous le régime Habré. HRW a publié en 2013 les résultats de ses enquêtes dans un ouvrage de 714 pages, intitulé, La Plaine des Morts. « Habré n'était pas un dirigeant distant qui ignorait tout des atrocités massives perpétrées en son nom », affirme Olivier Bercault, le principal auteur de cet ouvrage. « Nous avons constaté que Habré dirigeait et contrôlait les forces de police qui torturaient ceux qui s'opposaient à lui et ceux qui appartenaient simplement au 'mauvais' groupe ethnique », ajoute Bercault.
Après l'inculpation de l'ancien président, les juges d'instruction des chambres africaines se sont mis immédiatement à la tâche. Ils ont ainsi effectué quatre commissions rogatoires sur le territoire tchadien, lors desquelles ils ont entendu des victimes et des témoins, épluché les archives de la DDS et visité des sites supposés abriter des charniers. Mais une dernière commission rogatoire qui était programmée pour fin octobre –début novembre 2014 n'a pas pu avoir lieu suite à l'opposition des autorités tchadiennes qui se sont ainsi vengées du rejet de leur requête visant à se constituer partie civile dans l'affaire Habré. Les Chambres africaines voulaient retourner à N'Djamena pour procéder à l'inculpation et à l'interrogatoire de Saleh Younous et Mahamat Djibrine dit El Jonto, deux anciens responsables présumés de la DDS récemment jugés, avec une vingtaine d'autres au Tchad. Le 25 mars, une cour criminelle de N'Djamena a condamné la plupart d'entre eux pour tortures et assassinats.
« C'est une véritable farce judiciaire »
Tout le travail d'instruction dans l'affaire Habré s'est effectué sans la participation des avocats de l'ancien président qui contestent la légalité et l'impartialité des Chambres africaines. Par ailleurs, les juges d'instruction n'ont pas réussi à faire parler Habré qui exerçait toujours son droit au silence. «Nous ne participons pas au travail de ces chambres parce que nous considérons qu'elles ne sont ni indépendantes ni impartiales », expliquait en décembre 2013 à l'Agence Hirondelle Maître François Serres, estimant que « le président Habré a été victime d'un kidnapping ». « L'enquête est menée totalement à charge par le procureur qui veut protéger le président Deby. C'est une véritable farce judiciaire. Nous ne pouvons pas y participer », avait ajouté l'avocat français. Ainsi, avant même que leur client ne soit arrêté, ses avocats avaient demandé à la Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) d'annuler les procédures engagées devant ces chambres.
Dans une décision rendue le 5 novembre 2013, la Cour s'est déclarée incompétente et a jugé la demande irrecevable. Pour le Collectif des avocats des victimes, « la énième tentative de Hissène Habré de repousser le jour où il aura à rendre des comptes a échoué » et « les Chambres africaines extraordinaires ont été confortées dans leur travail ». Après ce revers, la défense avait saisi la Conseil constitutionnel du Sénégal d'une requête en inconstitutionnalité, soutenant que la ministre de la Justice de l'époque Aminata Touré n'était pas habilitée à signer, au nom du gouvernement sénégalais, le traité relatif à la création des CAE. L'exception d'inconstitutionnalité a été rejetée début mars. Le Conseil constitutionnel a jugé que la ministre de la Justice était habilitée à signer ce traité qui relevait de son champ de compétence et qui a par ailleurs été ratifié par le Parlement.
Reste maintenant la question de la retransmission du procès. Selon les statuts des CAE, les audiences doivent être filmées, enregistrées et diffusées. Mais le président Deby a indiqué en octobre dernier qu'il ne voulait pas d'une retransmission en direct du procès pour le Tchad. Plutôt des extraits, diffusés par les médias publics, comme pour le procès de la DDS conclu en mars dernier.