En République centrafricaine (RCA), comme dans l’ensemble des Etats en proie à une situation marquée par un conflit récent, le traitement des violences sexuelles est l’une des problématiques majeures auxquelles doit répondre la justice transitionnelle. Aggravées par la crise et se perpétuant longtemps après la cessation des affrontements armés, les violences sexuelles reposent et génèrent une forme spécifique d’impunité, que les instruments judiciaires « classiques » ont bien du mal à juguler.
Des violences « aggravées » par le conflit
La RCA connaît des crises cycliques depuis plus de vingt ans. Au début des années 2000, des dizaines de milliers de femmes et de filles ont été victimes de violences sexuelles, utilisées comme tactique de guerre pendant la guerre civile ayant pris fin avec les accords de paix signés en 2007 et 2008. Depuis 2012, le pays fait face à une nouvelle crise. Cette année-là, plusieurs groupes rebelles s’allient pour former la Séléka dont l’objectif est de renverser le gouvernement de François Bozizé. Les populations civiles deviennent rapidement une cible et font l’objet de représailles permanentes. En octobre 2017, un rapport de Human Rights Watch estime que – alors que le pays compte environ 4 600 000 habitants selon la Banque mondiale – le nombre de personnes déplacées internes s’élève à 600 000 et que la survie de 2 400 000 personnes dépend de l’aide humanitaire.
Dans ce contexte, les violences basées sur le genre doivent faire l’objet d’une attention particulière. Elles se manifestent sous différentes formes, dont les violences sexuelles. Déjà importantes avant la crise, ces dernières sont désormais utilisées dans le cadre du conflit comme un instrument visant à terroriser et « punir » les populations civiles. De fait, le viol – collectif ou non – et l’esclavage sexuel sont aujourd’hui couramment pratiqués par les bandes armées. En outre, comme constaté dans une majorité de conflits armés, la violence domestique, l’exploitation sexuelle et les mariages forcés, augmentent. Ainsi, le nombre des victimes ne décroît pas et inclut, dans une moindre proportion, des hommes et des enfants. Les chiffres sont d’autant plus alarmants qu’une grande partie des victimes ne sont pas recensées, faute d’avoir recherché de l’aide en raison de la crainte de la stigmatisation, de l’absence d’informations sur les initiatives mises en place et/ou du manque de moyens financiers. En conséquence, il reste difficile d’évaluer avec précision l’ampleur du phénomène et, plus encore, pour les populations les plus vulnérables dont notamment les femmes déplacées ou détenues.
En RCA, le système de gestion d’informations sur les violences basées sur le genre, outil créé par le Haut-Commissariat aux réfugiés, International Rescue Committee et le Fonds des Nations unies pour la population afin de permettre aux différents prestataires de services de mieux gérer les données et de partager les informations en respectant l’éthique et la sécurité, est également affecté par ce défi, ainsi que par le faible nombre d’organisations qui l’alimentent et qui ne couvrent pas la totalité du territoire. Il est néanmoins une source fiable et pertinente, notamment concernant les variations qu’il permet d’observer en RCA depuis 2014. Si la dénonciation et le recours sont facilités en raison de la baisse de l’intensité du conflit, il montre ainsi que le niveau des violations n’a pas baissé entre 2015 et 2018. Le nombre de violences basées sur le genre répertoriés est ainsi passé de 7000 en 2015 à 10.000 en moyenne au cours des trois dernières années, dont environ 2.000 cas de violences sexuelles. En 2018, 1.969 incidents de violences sexuelles ont ainsi été enregistrés, soit 1.621 viols et 348 agressions sexuelles. 92 % des victimes de VBG sont des filles ou des femmes, tandis que 8 % sont des garçons ou des hommes. 88 % des victimes sont par ailleurs des adultes, 10 % ayant quant à elles entre 12 et 17 ans, les 2 % restant ayant moins de 12 ans. Enfin, de manière significative de la nature spécifique des VBG et violences sexuelles, y compris post-conflit, 57 % des VBG ont été commises par un partenaire ou un ex-partenaire et seulement 25 % par un auteur n’ayant pas de lien avec la victime, dont 6 % d’inconnus.
Les victimes liées au conflit sont donc nombreuses, qu’elles soient directement en prise avec le conflit ou qu’elles résultent de ses conséquences sociales. Si rien n’est fait aux niveaux collectif et individuel, leur fréquence et leur gravité risquent de s’accroître dans l’avenir.
Une impunité spécifique
En Centrafrique, le règne de l’impunité est régulièrement dénoncé par les acteurs nationaux et internationaux. Il semble particulièrement aigu concernant les violences sexuelles. L’impunité en la matière est complexe, car elle repose sur des facteurs multiples. Il existe d’abord une impunité contextuelle : l’incapacité du système judiciaire centrafricain à faire face aux violences sexuelles résulte d’abord du contexte local, des rapports de forces et de l’héritage spécifique de la violence de ces dix dernières années. Au premier rang de ces éléments, figure la capacité politique et militaire de certains auteurs (ou commanditaires) de violences sexuelles à échapper à tout châtiment pour tout crime de masse, en raison de leur position sociale. En RCA, comme dans bien d’autres contextes similaires, c’est bien souvent d’abord de la capacité politique, militaire, économique et sociale de résistance à l’autorité des juges, que dépend la lutte contre l’impunité.
Cette dernière est ensuite corrélée aux capacités matérielles de la justice. Or, les infrastructures y compris judiciaires ont été détruites au sens propre en RCA et l’ensemble du personnel judiciaire s’est réfugié à Bangui. La reconstruction et le redéploiement des magistrats et fonctionnaires dans les provinces a certes commencé, mais le fonctionnement du système judiciaire est loin d’être régulier. Les acteurs, comme les victimes, sont ainsi souvent isolés et menacés. La violence, née du conflit, a donc agi comme un véritable cercle vicieux dont les effets ne cessent de se faire sentir.
Enfin, le viol de guerre présente la particularité de ne pas être la seule expression de ce type de crime : il y a également, dans les sociétés en paix, de très nombreuses violences sexuelles dont l’intensité et la récurrence témoignent d’une conception particulière et inégalitaire de la relation homme-femme. Si la violence sexuelle « de guerre » doit être clairement distinguée des violences commises hors conflit, il n’en demeure pas moins que toutes restent fondamentalement marquées par une construction sociale fondée sur la domination masculine. Ses effets sont désastreux et ont pour corollaire une certaine tolérance à l’égard de ces violences, qui peut aller jusqu’à l’impunité sociale des auteurs et la stigmatisation des victimes. La justice transitionnelle est alors confrontée au défi de devoir mettre en œuvre – dans le contexte complexe de la reconstruction – des solutions déjà très difficiles en temps de paix.
Enfin, la question d’une impunité conceptuelle des auteurs de violences sexuelles mérite d’être soulevée. La nature même du mécanisme juridictionnel, intégré dans la chaîne pénale, peut en effet être perçue comme un « obstacle » à la condamnation effective des auteurs, tant les enquêtes préliminaires, la charge de la preuve, la confrontation judiciaire apparaissent souvent insurmontables, y compris dans des Etats pacifiés et au fonctionnement institutionnel régulier. Ainsi, le principe même du procès peut être remis en cause tant les exigences inhérentes au procès équitable semblent paradoxalement mettre en danger les victimes, y compris en raison des faibles taux de condamnation. Durant les périodes post-conflit, les victimes sont souvent dans une position de dénuement matériel et psychologique. Comment apporter alors des éléments suffisamment probants pour étayer des faits souvent anciens et commis dans le contexte de silence et d’opacité rendu possible par la dictature et la guerre ? Le procès peut s’avérer, dans de telles circonstances, un espace hautement dangereux pour les victimes, car il peut déboucher – au bénéfice du doute – sur l’acquittement de l’accusé et sur une nouvelle violence ressentie par la victime, voire à sa marginalisation.
Un accompagnement complet de la victime
Dans cette perspective, aucun mécanisme susceptible de répondre aux violences sexuelles en RCA ne doit être négligé. La mise en place de la Cour pénale spéciale et la reprise progressive des sessions criminelles devant les tribunaux ordinaires sont des signaux positifs adressés à la société centrafricaine, indiquant la fin de l’impunité totale. Néanmoins, elles ne seront sans doute pas suffisantes pour répondre à toutes les situations et toutes les violences. Une attention particulière doit donc être portée au bon fonctionnement d’autres instruments, qui peuvent leur être complémentaires concernant les violences sexuelles.
Le premier de ces instruments est le développement d’une prise en charge à la fois spécifique et multisectorielle, qui inscrit l’assistance juridique et judiciaires dans un ensemble plus vaste de services à la fois médicaux, psychologiques et socio-économiques. Ce modèle holistique, tout particulièrement développé par le Dr Denis Mukwege au sein de l’hôpital de Panzi (Bukavu, RDC), permet aux victimes de bénéficier d’un accompagnement complet et d’un suivi approfondi, au-delà de la durée et des vicissitudes des procédures judiciaires. Le soutien apporté est en lui-même une forme de réparation et permet à chaque victime d’affronter dans de meilleures conditions juridiques, psychologiques et matérielles les écueils des procès.
En RCA, cette approche holistique est mise en œuvre, de façon généralement partielle, par des acteurs privés internationaux ou nationaux (dont l’Association des femmes juristes de Centrafrique), mais aussi par l’UMIRR, l’Unité mixte d’intervention rapide et de répression des violences sexuelles faites aux femmes et aux enfants, créée en janvier 2015 et dirigée par le Capitaine Moyenzo. Pour l’instant et en dépit de l’implication des acteurs, les services proposés demeurent néanmoins souvent lacunaires et fréquemment limités au référencement vers d’autres structures, notamment par manque de moyens et de continuité des programmes. La création prochaine d’un centre holistique porté par quatre partenaires internationaux (la Fondation Pierre Fabre, la Fondation Dr Mukwege, la Fondation Panzi et l’Institut francophone pour la justice et la démocratie), avec des acteurs nationaux et bénéficiant d’un appui matériel important et prolongé pourra sans doute contribuer à offrir un accompagnement complet des victimes, y compris sur le plan juridique et judiciaire, même si ce dernier pilier demeure conditionné par l’efficacité globale de la chaîne pénale.
La Commission vérité, justice, réparation et réconciliation pourrait être un second instrument à disposition des victimes de violences sexuelles en RCA, en complément des mécanismes judiciaires. Si la loi l’instituant n’a pas encore été adoptée, un Comité de pilotage du processus tendant à sa mise en place est d’ores et déjà créé (décret n° 17.323 du 11 septembre 2017). L’Accord politique pour la paix et la réconciliation en République centrafricaine du 6 février 2019 (Accord de Khartoum) a également conforté son importance et son urgence. Des consultations populaires ont d’ailleurs été organisées à sa suite concernant la future CVJRR.
Cette commission pourrait jouer un rôle considérable tant ce modèle de justice transitionnelle apparait de plus en plus opportun pour la prise en charge des victimes de violences sexuelles de masse. Une CVR peut en premier lieu être mieux à même de mesurer et analyser la responsabilité collective entourant les viols de guerre. Ils constituent en effet des crimes de masse et sont dès lors commis et ordonnés par une pluralité d’acteurs et légitimés par des valeurs sociétales. Or, l’examen de la responsabilité pénale d’un individu pour un certain nombre de faits identifiés ne permet que marginalement d’interroger la responsabilité collective, voire sociale. Se fondant sur l’exemple de l’Allemagne nazie, le philosophe allemand Karl Jaspers a montré l’existence de plusieurs formes de culpabilités : criminelle, politique (le soutien au régime), morale (l’approbation) et « métaphysique » (le laisser-faire) et révélé que seule la première relève des tribunaux.
Non strictement rétributives et donc dégagées des exigences indispensables au respect des droits de la défense, les CVR peuvent offrir aux victimes un cadre plus bienveillant et donc moins traumatisant. Elles peuvent notamment se montrer pleinement empathiques et respecter les triples dimensions de la vérité (factuelle, ressentie et dialogique selon la classification proposée par Alex Boraine), ce qui semble particulièrement propice à l’accueil et l’écoute des victimes de violences sexuelles.
Enfin, les réparations, mais aussi les garanties de non-répétition incluses dans les rapports des CVR peuvent leur apporter un bénéfice significatif. Le préjudice subi par les victimes de violences sexuelles est en effet particulièrement lourd tant matériellement, que socialement. Elles sont fréquemment confrontées à un dilemme : renoncer à tout soin ou bénéficier de soins (toujours partiels) en s’exposant alors à un risque très élevé d’abandon familial et d’exclusion sociale en raison de leur stigmatisation. Dans les deux cas, les violences sexuelles semblent avoir pour corollaire un appauvrissement significatif des victimes, du fait de leur exclusion, des conséquences physiques du viol (blessures, grossesse non désirée, Sida etc.) ou du seul fait de ne plus être en mesure (physiquement ou psychologiquement) de se livrer à leurs activités de subsistance habituelles. Dans le contexte économique et culturel centrafricain, l’isolement et la baisse de revenus peuvent avoir des conséquences dramatiques.
De manière plus profonde encore, les travaux d’une CVR peuvent permettre d’isoler – en vue de les déconstruire – les facteurs expliquant la commission des viols de guerre, probablement appuyés sur les violences sexuelles commises avant le conflit et générateurs de leur accroissement à son issue. Or, c’est bien ici l’un des principaux enjeux du traitement des violences sexuelles : non pas seulement punir leurs auteurs, mais aussi et surtout les prévenir dans l’avenir et permettre aux filles et aux femmes de vivre dans une société plus égalitaire.
MAGALIE BESSE
Docteure en droit, Magalie Besse est la directrice de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie depuis 2013. Spécialisée dans l’étude des transitions démocratiques, puis de la Justice transitionnelle, elle s'intéresse tout particulièrement à la problématique du genre et à la prise en compte et la participation des femmes dans les mécanismes de justice transitionnelle, notamment concernant les violences sexuelles. Elle a participé à de nombreuses missions au Burundi, au Mali, en République centrafricaine et en République démocratique du Congo, ainsi qu’en Territoires palestiniens. Elle est l’auteure de « Le jugement des femmes par les Tribunaux pénaux internationaux » (Diplômées, 2017).
JEAN-PIERRE MASSIAS
Président de l’Institut francophone pour la Justice et la Démocratie, il est professeur de droit, spécialiste des processus de transition démocratique et des mécanismes de Justice transitionnelle. Il a participé, en 2015-2016, à la formation des membres de la CVR du Burundi et encadre plusieurs programmes de recherches et de formations en matière de Justice transitionnelle, tels que l’université d’été annuelle de l’IFJD créée en 2014. Il dirige également plusieurs projets de terrain, notamment en Centrafrique et en République démocratique du Congo, dont plusieurs sont consacrés au traitement des viols de guerre et menés en collaboration avec les Fondations Dr Mukwege, Panzi et Pierre Fabre.