Il y a un an, face à une crise écosystémique mondiale sans précédent, le secrétaire général de l’Onu Antonio Guterres publiait un rapport intitulé « Lacunes du droit international de l’environnement et des textes relatifs à l’environnement : vers un pacte mondial de l’environnement », dans lequel il constatait que « la jouissance effective des droits de l’homme » ne pouvait avoir lieu que dans « un environnement sain ». Six mois plus tard, face à l’opposition notamment du Brésil et des États-Unis, une conférence internationale réunie à Nairobi (Kenya) échouait à faire advenir le « pacte mondial de l’environnement » que Guterres appelait de ses vœux. Tombaient du même coup l’ambition conjointe de doter la planète d’un codex unificateur du droit international de l’environnement, et d’adosser celui-ci à la norme suprême du droit international que constituent les droits humains. En attendant l’avènement d’un tel texte à l’échelle internationale, « les juridictions régionales peuvent combler les brèches entre les sources des droits de l’homme et du droit de l’environnement », précisait Guterres dans son rapport. En effet, au moins deux conventions régionales des droits humains intègrent explicitement le droit à un environnement sain – la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ; et le Protocole de San Salvador additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’homme.
Jurisprudence audacieuse
« Si la Cour européenne des droits de l’homme a la jurisprudence la plus développée concernant l’articulation entre les violations des droits humains et du droit environnemental, c’est le système interaméricain des droits de l’homme (SIDH) qui a la jurisprudence la plus audacieuse en la matière », estime la chercheuse brésilienne Camila Perruso, attachée de recherche au Collège de France et auteure d’une thèse sur « Le droit à un environnement sain en droit international » soutenue en octobre dernier auprès des universités de Paris Sorbonne et de Sao Paulo.
Ce système complexe est bicéphale. En premier lieu, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), organe quasi-juridictionnel basé à Washington DC, garantit le respect par les États de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme (1948) et de la Convention américaine relative aux droits de l’homme ou « Convention de San José » (1969) portant sur les droits civils et politiques. Elle dresse des rapports par pays, examine les pétitions des individus ou groupes d’individus et négocie avec les États le respect des droits des requérants. Si cette négociation n’est pas concluante, la Commission défère en deuxième lieu la situation à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, organe juridictionnel basé à San José (Costa Rica), qui peut également être saisie par les États pour avis consultatif. Les États-Unis et le Canada, qui n’ont pas ratifié la Convention de San José, ne reconnaissent pas la Cour.
« La jurisprudence du SIDH tend à affirmer progressivement le droit à un environnement sain comme un droit humain justiciable », constate Perruso, et ce « principalement en réponse à des recours de peuples autochtones ». Plusieurs décisions viennent à l’appui de cette observation. Dès 1985, statuant sur une pétition de représentants du peuple amazonien Yanomami au nord du Brésil, la Commission estime que les destructions environnementales liées à l’édification d’une autoroute destinée à favoriser l’extraction aurifère dans la région constituent une atteinte au « droit à la vie » (article 9 de la Convention de San José) de ce peuple dont le mode de vie est étroitement lié à l’intégrité de la forêt.
Dimension culturelle du droit à la propriété
Mais c’est à partir des années 2000 que les recours environnementaux des peuples autochtones se multiplient. En 2001, la Cour rend un arrêt répondant à la pétition d’une communauté du peuple amérindien Mayangna situé dans la localité d’Awas Tingni au Nicaragua. Les Mayangnas se plaignent qu’une concession forestière a été accordée à une entreprise privée par l’État, sans que celui-ci ait pris la peine de délimiter leur territoire ni de les consulter. Dans son arrêt, la Cour reconnaît une violation du droit à la propriété privée et à la dignité de la communauté d’Awas Tingni. Les Mayangnas, dit-elle, « ont une tradition contraire à la privatisation et à la commercialisation des ressources naturelles. La conception commune de la terre - y compris en tant que lieu spirituel - et de ses ressources naturelles fait partie de leur droit coutumier ; leur lien avec le territoire, même s'il n'est pas écrit, intègre leur vie quotidienne, et le droit à la propriété collective lui-même a une dimension culturelle. En somme, l'habitat fait partie intégrante de leur culture, transmise de génération en génération ». La Cour ajoute que « le souci de la conservation [de la forêt] reflète une manifestation culturelle de l'intégration de l'être humain à la nature et au monde dans lequel il vit. »
Cette décision a eu une forte résonance pour les peuples autochtones amérindiens. En 2005, un groupe d’Inuits dépose à son tour une pétition devant la CIDH. C’est le premier recours climat au monde. Selon la pétition, les émissions de gaz à effet de serre (GES) des États-Unis sont à l’origine de dégradations du milieu arctique qui ne permettent plus aux Inuits de jouir de leur culture, laquelle dépend de l’intégrité environnementale de la région. L’article 13 de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme, qui garantit le droit aux bienfaits de la culture, est violé. Mais après avoir auditionné les Inuits, la Commission refuse de statuer, invoquant que l’on ne peut établir une responsabilité spécifiquement étasunienne des émissions de GES générant la fonte des glaces arctiques.
« Écologisation » de la jurisprudence
Dans la deuxième moitié des années 2000, les recours environnementaux des peuples autochtones continuent d’affluer devant le SIDH. La Commission les défère souvent à la Cour. On assiste à une véritable « écologisation » de la jurisprudence de la Cour à partir de l’année 2010, comme le souligne Fernanda De Salles Cavedon Capdeville, docteure en droit à l’Université d’Alicante (Espagne). La juriste mentionne trois arrêts – concernant la communauté Xákmok Kásek au Paraguay (2010), le peuple indigène Kichwa de Sarayaku en Équateur (2012) et les communautés d’ascendance africaine déplacées du bassin du fleuve Cacarica en Colombie (2013) – qui contribuent à « consolider le droit de l’homme à un environnement sain ». Dans les trois cas, que les requérants se déclarent spoliés respectivement pour des raisons d’exploitation agricole, pétrolière ou militaire de leurs terres, la Cour réaffirme la propriété collective de ces terres et reconnaît que leur identité culturelle est liée à l’intégrité de celles-ci. En 2015, un jugement rendu en faveur des peuples Kaliña et Lokono au Suriname va encore plus loin : s’opposant à leur expulsion d’une partie de leurs territoires pour en faire une concession minière et un parc naturel vidé de ses êtres humains, la Cour affirme leur personnalité juridique collective, la propriété collective de leur terre et reconnaît que leur « façon symbiotique de vivre » avec l’environnement en constitue la meilleure des protections.
Les jugements de la Cour sont en théorie contraignants : elle exerce une surveillance de leur application, laquelle est souvent lente car la Cour ne dispose pas de moyen de contrainte sur les États. Selon les cas, les États sont condamnés à démanteler les infrastructures construites ou à dépolluer les terres, et à chaque fois à rétrocéder celles-ci aux peuples requérants en instruisant avec eux un processus de délimitation formelle de leur territoire. Au fil de ces jugements, le droit à un environnement sain s’impose, comme le réaffirme un avis consultatif de la Cour interaméricaine des droits de l’homme du 15 novembre 2017. Saisie par la Colombie sur les obligations des États en matière de respect du droit à la vie et à l’intégrité personnelle en zones maritimes dans le cas de projets de construction d’infrastructures polluantes, la Cour a énoncé que le « droit à un environnement sain » était désormais un droit humain « autonome » et « distinct des implications environnementales liées aux autres droits [humains] comme le droit à la vie ou à l’intégrité personnelle ». Ce droit protège l’environnement et « la nature » « en tant que tels », insiste la Cour, et « non seulement pour prévenir les atteintes à la santé et aux autres droits des êtres humains ».
« Les traités internationaux sur les droits humains sont des instruments vivants dont l’interprétation doit s’adapter à l’évolution du temps et, plus précisément, aux conditions de vie actuelle », prévenait déjà la Cour dans sa décision de 2001 en faveur des Mayangnas. En une quinzaine d’années, le SIDH a fait passer le droit à un environnement sain du statut de droit économique, social et culturel non justiciable à celui de droit humain dont l’effectivité est sinon appliquée, du moins exigée par la jurisprudence. Est-ce une nouvelle garantie de protection pour les écosystèmes en danger sur le continent américain, notamment en Amazonie brésilienne ? « Les tribunaux nationaux doivent pouvoir appliquer la jurisprudence du SIDH », répond Perruso. « Quel que soit l’activisme de son gouvernement actuel, le Brésil a une Constitution très protectrice des droits des peuples autochtones et a ratifié les textes américains protégeant les droits humains. Si les tribunaux brésiliens ne sont pas assez prompts, les peuples autochtones peuvent donc faire appel au SIDH » pour protéger, conjointement, l’environnement et leurs droits fondamentaux.