De toutes les tentatives, aucune n’était allée si loin dans l’élaboration d’un traité international contraignant, qu’avocats et militants travaillant sur la responsabilité des entreprises appellent de leurs vœux depuis près de cinquante ans. Depuis 2014, le projet de traité se négocie à Genève entre les 47 États réunis au sein du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Réuni pour une cinquième session du 14 au 18 octobre dernier, le groupe intergouvernemental chargé d’élaborer une telle convention semble encore loin du but.
Plusieurs dizaines d’ONG et de mouvements sociaux, fédérés au sein de la « campagne mondiale pour revendiquer la souveraineté des peuples, démanteler le pouvoir des transnationales et mettre fin à l’impunité » talonnent de près les Etats pour obtenir un instrument juridique digne de ce nom, doté d’un contenu solide et d’un mécanisme d’application puissant. Un objectif ambitieux, initialement affiché par l’Équateur, pays à l’origine de l’initiative, à une époque où le président Raphael Correa, très à gauche, était au pouvoir.
Depuis 2017, le nouveau chef de l’Etat Lenin Moreno, mène une toute autre politique, plus favorable aux intérêts de l’Union européenne (UE) et des Etats-Unis. « Au sein du groupe de travail de l’Onu qu’il préside, l’Equateur a changé de position. Sous les coups de boutoirs de l’UE, il a abandonné les ‘lignes rouges’ qu’il avait tracées pour obtenir un traité de qualité », estime Adoración Guamán, professeure de droit spécialisée dans la responsabilité des entreprises à l’université de Valence (Espagne) et à la faculté latino-américaine de sciences sociales en Équateur. Aujourd’hui, la mission équatorienne auprès de l’Onu se fait plus discrète ; elle n’a pas souhaité répondre aux questions de Justice Info.
Exit les droits humains ?
Dans la nouvelle mouture du texte discutée en octobre, la responsabilité des sociétés transnationales en matière de droits humains a disparu, dit-elle. « Cela fait tout reposer à nouveau sur les États. Alors que c’est justement parce que les gouvernements ne veulent pas ou sont incapables de réguler ces firmes et de les faire payer pour la violation des droits humains au niveau local, que nous avons besoin d’un traité international », tonne la juriste. « Imputer une responsabilité juridique directe aux firmes globales est novateur en droit international, et elle se justifie pleinement par l’évolution du monde ». Guamán regrette, comme les ONG, que le projet actuel porte désormais sur toutes les entreprises, au lieu de se concentrer sur les sociétés transnationales, ce qui affaiblit sa portée selon elle. « En l’état, le traité ne répond pas au défi de la globalisation », tranche-t-elle.
La professeure rappelle le cas de la firme étasunienne Chevron, condamnée en 2011 – après de gigantesques luttes sociales – par la justice de l’Equateur à payer 9,5 milliards de dollars pour la pollution de l’Amazonie causée par sa filiale Texaco. « Chevron a simplement quitté le pays sans rien payer et un tribunal arbitral international sur les investissements a même tranché en faveur du géant du pétrole ». Avant de conclure : « Les traités de libre échange ont créé une architecture de l’impunité qui donne des droits étendus aux multinationales, mais aucun devoir ».
Pour contrebalancer ce déséquilibre, des ONG de la Campagne mondiale comme le Centre Europe Tiers Monde (Cetim) et Corporate accountability, insistent pour que le traité négocié réaffirme la primauté des droits humains sur les droits commerciaux. Mais là encore, elles n’ont pour l’heure pas été entendues. Pas davantage que sur le principe de responsabilité solidaire entre la « maison mère », ses filiales et les sous-traitants qu’elle contrôle : « Sans ce principe, il est très facile à une multinationale de se défausser de ses responsabilités sur d’autres. C’est un point fondamental », explique à Genève Melik Özden, directeur du Cetim.
Bien peu d’Etats se sont prononcés en ce sens durant la session d’octobre. « Il y a eu des divergences significatives sur ces points, mais les gouvernements qui ont pris le plus la parole ne défendent pas pour l’instant avec force nos positions. Il va falloir beaucoup plus de pression de la société civile », admet depuis Boston Shayda Naficy, responsable du dossier à Corporate Accountability.
Les ONG évitent le pire
Cette année, les ONG ont même évité le pire : leur exclusion pure et simple de l’enceinte des négociations – comme l’a proposé le Brésil – le retrait possible d’Etats comme la Chine, voire l’adoption précipitée d’un traité vidé de toute substance. Özden se veut néanmoins optimiste : « En réalité, on a remporté une bataille. L’objectif de nous marginaliser a été mis en échec », estime-t-il. D’ici février, la présidence du groupe de travail a été chargée de recevoir toutes les propositions des Etats et de la société civile, puis de mener des consultations plus larges au niveau régional, avant de proposer un nouveau texte en vue de la session d’octobre 2020.
Au-delà du résultat recherché – un traité en bonne et due forme – pour les organisations membres de la Campagne mondiale, le chemin est pour elles aussi important que la destination. « L’existence même de ce processus sert de point de mobilisation, rend ce problème visible à un large public et montre le besoin de solutions globales », insiste Naficy. « Les négociations sur la déclaration sur les droits des peuples autochtones [adoptée en 2007] ont duré près de 30 ans. Le processus lui-même a modifié la perception par les États de ce qui était acceptable ou non. Aujourd’hui, c’est un travail de changement culturel et d’éveil de conscience qui est en train d’être mené », ajoute-t-elle.
QU’APPORTERAIT DE PLUS LE TRAITÉ ?
La législation de certains États permet déjà de poursuivre une multinationale pour des méfaits commis à l’étranger par l’une de ses filiales, en particulier pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. L’ONG suisse TRIAL international, spécialisée dans la poursuite des crimes internationaux, estime néanmoins que le traité en négociation à l’Onu favoriserait la comparution de firmes transnationales devant les tribunaux nationaux.
« Le principe s’appliquerait à une gamme beaucoup plus étendue de crimes, pas seulement aux crimes de guerre et contre l’humanité, à la torture et au génocide », explique Montse Ferrer, en charge de la question de la responsabilité des entreprises pour Trial international. Aussi, l’article 7 du projet actuel de traité prévoit que les victimes puissent déposer plainte dans le pays où les violations ont eu lieu, dans celui où les victimes sont domiciliées ou dans celui où les présumés auteurs (personnes physiques ou morales) sont domiciliés. Il généraliserait la possibilité de poursuivre une multinationale ou ses dirigeants dans un pays, pour des faits commis dans un autre.
Enfin, l’existence du traité encouragerait les procureurs et les juges nationaux à traiter davantage d’affaires : « Rares sont encore les cas de multinationales poursuivies en justice pour violations des droits humains. Alors que de gros intérêts économiques et géopolitiques sont en jeu, une convention internationale (leur) donnerait davantage de légitimité et de courage », analyse Ferrer.
En 2015, une plainte de Trial international déposée en Suisse contre le raffineur d’or Argor avait été classée sans suite par le ministère public. Ce dernier avait jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments pour inculper la firme pour « soupçons de blanchiment et de complicité de pillage » dans le cadre du conflit République démocratique du Congo.