Ses vertiges se sont accentués ces derniers temps. Rached Jaïdane, 56 ans, arrive en titubant dans le bureau de Tunis de l’Organisation mondiale contre la torture, où nous l’attendons. Il lui faut une dizaine de minutes pour reprendre ses esprits et retrouver l’usage de la parole.
« Est-ce à cause de la reprise du procès, pour les tortures subies durant vos treize années de prison sous l’ex-président Ben Ali, dans le cadre de la chambre spécialisée en justice transitionnelle de Tunis ? »
« Non », répond-il.
« Le procès me procure des forces et de l’énergie afin de continuer à batailler pour une cause qui dépasse ma propre personne. Mais cette sensation de défaillir, qui me prend d’un moment à l’autre, est due aux séquelles de la torture. J’ai perdu l’ouïe à 80 %, j’ai l’œil droit à moitié défoncé, je souffre d’hépatite, de fractures dentaires, de problèmes de plaquettes, de déficit vestibulaire, de névrose post-traumatique et j’ai été terrassé en prison par deux arrêts cardiaques ».
19.252 victimes de violations graves, selon l’IVD
Jaïdane estime qu’il a eu malgré tout « de la chance ». La « chance » d’avoir été pris en charge sur le plan psychologique par l’Institut Nebras pour la réhabilitation des survivants de la torture, une ONG tunisienne de médecins spécialisés dans les traumatismes. La « chance » également d’avoir été soutenu par des organisations internationales comme l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT), Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, Trial International et le Comité des Nations unies contre la torture, qui a condamné en 2017 la Tunisie pour les sévices infligés à Jaïdane.
Après la fin de la commission vérité, les autorités n’ont pas mis en place le Fonds de la dignité pour la réparation des victimes ; elles n’ont pas non plus réactivé le processus de justice transitionnelle.
D’autres victimes, par milliers, n’ont pas reçu le moindre soutien. Elles vivent aujourd’hui dans une grande détresse psychologique et une infinie précarité financière. Neuf ans après le déclenchement de la révolution tunisienne, porteuse d’immenses espoirs de justice, de redevabilité et de vérité, le 17 décembre 2010, elles voient leur situation péricliter. Après la fin de la commission vérité, qui a clos ses travaux le 31 décembre 2018, les autorités n’ont pas mis en place le Fonds de la dignité pour la réparation des victimes ; elles n’ont pas non plus réactivé le processus de justice transitionnelle censé se poursuivre avec la réalisation des recommandations de l’Instance vérité et dignité (IVD).
Lors de sa conférence de clôture, les 14 et 15 décembre 2018, l’IVD a présenté des chiffres. Sur les 57.000 victimes dont les dossiers ont été retenus et validés par l’Instance, 19.252 ont subi des violations graves des droits humains : homicides volontaires, procès inéquitables avec condamnation à mort, arrestations arbitraires, tortures, viols, violences sexuelles, disparitions forcées. « Les victimes souffrent aujourd’hui à 72 % de complications physiques et à 88 % de problèmes psychologiques visibles à travers des situations de dépression, de stress post-traumatique, d’isolement et de panique. Beaucoup d’entre elles nous ont confié être toujours incapables de passer devant un poste de police sans trembler de la tête aux pieds », expliquait alors Hayet Ouertani, la psychologue qui a présidé la commission Réparations et réhabilitation de l’IVD. Ce décompte comprend des victimes de violences commises de juillet 1955 à décembre 2013 (mandat de l’IVD).
« Qu’ai-je récolté de tout ce que j’ai dit et décrit ? »
Sa jeunesse a été fracassée, à la moitié de l’année 1987, quand Bessma Chaker, brillante lycéenne islamiste de 16 ans est arrêtée puis violée par des policiers. À 49 ans aujourd’hui, ses longs cheveux châtains, ses yeux en amande, sa bouche rieuse restent des souvenirs. « Qu’ai-je récolté de tout ce que j’ai dit et décrit ? Ils ont pleuré en m’écoutant, puis ils m’ont oubliée. J’en ai marre. Faites que je ne sois pas enterrée dans ce pays, qui a brisé mes ailes… », supplie-t-elle en sanglotant. En profonde dépression, elle n’a bénéficié d’aucune thérapie.
Houcine Bouchiba, 61 ans, préside la Coalition pour la dignité et la réhabilitation, un collectif d’une dizaine d’associations de victimes à tendance islamiste. Lui-même ancien prisonnier politique, il a accompagné le processus de justice transitionnelle depuis ses débuts. Il ne cache pas non plus son désenchantement : « Les victimes ont été utilisées par tout le monde, y compris par les ONG internationales pour qui nous sommes devenus de simples images. Nous n’avons jamais senti une reconnaissance de notre expérience et de nos capacités véritables ».
Les blessés mal soignés de la révolution
En 2013, une commission médicale chargée des blessés de la révolution a été créée au ministère des Affaires sociales. D’autres bénéficiaires s’y sont ajoutés : les corps de la police et de la garde nationale tombés à la suite de confrontations avec les groupes terroristes. Son budget annuel est de cinq millions de dinars (environ 1,6 million d’euros).
Ridha Zelfani, 36 ans aujourd’hui, 27 au moment des événements, se déplace à l’aide d’un fauteuil roulant. Il a subi de graves lésions dues aux tirs des agents de sécurité, qui ont entraîné l’atrophie de ses membres. Pour lui, la commission médicale « joue uniquement le rôle d’intermédiaire entre les blessés et la caisse de sécurité sociale au moment des remboursements de nos frais médicaux. Les médecins qui la composent ne suivent pas l’évolution de notre état de santé mais vérifient les ordonnances et les rapports médicaux. Cette commission refuse toujours de m’envoyer aux États-Unis me faire opérer pour reprendre l’usage de mes jambes ». Ultime aberration pour Zelfani : son nom n’est pas sur la liste des martyrs et des blessés de la révolution, parue en octobre sur le site du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales, alors qu’il a reçu, en 2011, une indemnisation de 6.000 dinars attribuée aux blessés du soulèvement contre l’ancien dictateur.
Ballotés entre instances, commissions et tribunaux
Ballotés entre les diverses instances, les commissions de prise en charge, les tribunaux, les décrets et circulaires les concernant, de nombreuses victimes se sentent otages des confusions, des promesses non tenues, de la mauvaise gouvernance et des soupçons pesant sur les demandes d’indemnisations. Car la Cour des comptes a sonné l’alerte dans son rapport de 2016 : de faux blessés de la Révolution se sont introduits dans la filière des compensations et de l’intégration dans la fonction publique.
Les médecins ont pu retirer une cartouche de la jambe de Kamel Torkhani, 50 ans, autre blessé de la révolution. Mais les débris sont toujours là, déchirant et fragilisant ses nerfs. Un diabète de type 2 lui mine le corps et une dépression nerveuse l’empêche d’exercer son métier d’avant : cadre dans une société étrangère établie en Tunisie. Avec sa femme et ses trois enfants, il vit désormais de l’aide que lui prodigue sa sœur émigrée en Europe.
Lamia Farhani, avocate, a fondée en mai 2011 l’association Awfiya (fidèles), qui cherche à rendre justice aux familles des victimes de la révolution. Son frère Anis est tombé à vingt ans sous les balles d’un agent des Brigades de l’ordre, le 13 janvier 2011 à Tunis. Me Farhani affirme : « Il existe de nombreux cas critiques, dont certains sont devenus porteurs de maladies chroniques, suite à la négligence de la commission médicale. Une négligence qui a causé le décès de certains, dont Mohamed Hanchi, un trentenaire, mort il y a deux ans ». Elle ajoute : « Ils ont vécu dans un extrême désespoir le dénigrement de la révolution, voire son rejet, et le retour des anciens sur la scène politique et médiatique. Actuellement ils ne supportent la vie que grâce aux anti-dépresseurs ! ».
« Des programmes qui re-fragmentent l’individu »
Rym Ben Smail est universitaire et psychologue. Elle a suivi une centaine de cas des victimes de la dictature dans le cadre du Centre Sanad (Soutien), une structure d’appui aux rescapés de la torture lancée depuis 2012 par l’OMCT à Tunis, le Kef et Sidi Bouzid. La manière dont ils sont pris en charge, selon elle, « re-fragmente l’individu plus qu’elle ne reconstitue sa personne et ne colmate ses blessures ». « Si la prise en charge n’est pas interdisciplinaire, coordonnée, il y a risque d’écartèlement psychologique de l’individu en souffrance. C’est pour cela que tout programme de réhabilitation doit avoir un chef de file, pour garantir sa cohérence et cibler toutes les dimensions de la personne, à savoir le social, le médical, le professionnel, l’affectif, le familial… », ajoute-t-elle.
Les victimes viennent en premier, dit-elle, pour demander une assistance juridique. Or, c’est la stabilisation psychologique grâce à la thérapie qui va leur permettre de verbaliser leurs traumatismes, de patienter jusqu’à l’avancement de leur affaire dans les tribunaux et d’avancer sur le plan social et professionnel. Ben Smail a pu observer que des victimes ayant reçu un travail ou une indemnisation sans être passés par une réhabilitation globale ont vu leur mal augmenter.
Lorsqu’une violation non reconnue s’hérite de père en fils
De quoi souffrent les victimes, sur le plan psychique ? « D’atteintes narcissiques, quand elles ont gardé pendant des années des blessures et des secrets qu’elles ont été incapables d’élaborer, de certains troubles psychiatriques sévères, de dépressions, d’idées suicidaires », répond la thérapeute.
Il y a beaucoup de résilients parmi les anciennes victimes, ajoute-t-elle, qui ont pu s’en sortir à la faveur d’un soutien familial, d’une reconnaissance sociale, d’une thérapie bien menée, d’un engagement collectif pour une cause donnée. Beaucoup d’anciens prisonniers politiques de gauche semblent avoir dépassé leurs traumas. Leur implication effective dans la vie politique, associative, artistique et intellectuelle les a beaucoup aidés à retrouver une certaine stabilité psychique.
Mais ce qui inquiète le plus Ben Smail, c’est l’impact trans-générationnel : « J’ai vu des enfants, qui étaient très jeunes lors de l’arrestation du père, se mettre à porter son fardeau et à se sentir persécutés au moment de la révolution. J’ai vu un père, un ancien fellaga de Tajarouine, dans le sud du pays, me raconter en regardant les montagnes comment son fils est parti dans ces montagnes vers la Libye combattre dans les rangs de Daech car quelque part, lui, militant contre la colonisation a été renié par le pouvoir. Le fils a refait le chemin du père et a été tué sur le champ de bataille ».
Des cicatrices mal pansées et une violation non reconnue par des excuses officielles mènent, selon la thérapeute, à la perpétuation de la colère. « Le sentiment d’injustice se transmet même quand on s’évertue à le cacher ! », alerte Ben Smail.