Des nuages sombres, froids et lourds planent sur Bruxelles, grise et brumeuse. Un public fourni fait la queue pour entrer dans l'ancien palais de justice, en reconstruction depuis des années. Un vieil homme, vêtu d'un trench-coat blanc, se fraye un chemin entre les échafaudages. À 71 ans, son rythme est lent. Le Rwandais traîne un de ses pieds. S'appuyant de sa main droite sur une béquille, il passe devant la sécurité et monte l'imposant escalier. Sa destination : une salle d'audience usée par le temps, miteuse et sombre. Située dans une aile du palais historique, inauguré en 1883 par le roi Léopold II, célèbre pour son exploitation coloniale meurtrière de l'État libre du Congo, l'actuelle République démocratique du Congo. Décoré de marbre noir, rouge ou blanc et de peintures bibliques, le grand hall principal baigne dans la chaleur d'un système de chauffage central fatigué. Une fois à l'intérieur, l'homme essuie le brouillard sur ses épaisses lunettes noires et s'installe sur le quai.
Un jury non professionnel
En face de Fabien Neretse, siègent pas moins de 21 jurés. Parmi eux, douze seront chargés d'évaluer si l'homme devant eux est coupable ou non de génocide, pour des crimes commis il y a plus de 25 ans à des milliers de kilomètres de là, au Rwanda. Avec le déclin des tribunaux internationaux, les procès nationaux se multiplient en effet en Europe, pour juge des crimes internationaux au titre de la compétence universelle. Mais comment des citoyens belges ordinaires peuvent-ils chercher, trouver et établir la vérité sur le génocide des Tutsis du Rwanda en 1994 – si peu familiers à leurs yeux ? Comment un jury non professionnel – bien que la formation de jugement soit aussi composée de trois magistrats professionnels, la présidente et ses deux assesseurs – peut-il être apte à décider dans un tel procès ?
Une cloche retentit dans le palais de justice, suivie de l’annonce rituelle du greffier : "La Cour". Nous sommes le 2 décembre. Assis pendant près de dix heures ce lundi-là, le jury entend les récits de six Rwandais, dont un ancien soldat, un évangéliste et un chauffeur de Mataba, la ville natale du Neretse dans le nord-ouest du Rwanda. Le procès devant la cour d'assises de Bruxelles est entré dans sa cinquième semaine et touche à sa fin. Les déclarations de clôture sont prévues pour la semaine suivante. Sur les 106 témoins convoqués, un peu plus de cinquante Rwandais sont déjà venus dans la capitale belge pour témoigner, pour ou contre Neretse. Les lourds rideaux restent fermés pendant les audiences dans la salle d'audience, les journées sont courtes à cette époque de l'année et les participants aux procès et les jurés finissent par les passer sans voir la lumière du jour. "Nous siégeons au tribunal de 9 heures à 19 heures, puis je rédige mes rapports jusqu'à 2 heures du matin", déclare un journaliste rwandais sur un ton léthargique. Il a suivi toutes les audiences depuis l’ouverture du procès, le 7 novembre.
Loterie bruxelloise
Ce rythme chargé a permis au procès de tenir les six semaines prévues et de rendre un jugement avant Noël. Les jurés doivent donc s'asseoir consciencieusement pendant des heures, sur des strapontins rembourrés rouges, derrière un long banc en bois brun. Au terme de longues et intenses journées de concentration, les jurés bâillent, grignotent des en-cas pour y chercher un regain d’énergie et fixent du regard les bouteilles d'eau ou de Coca qu'ils ont consommées au cours des dernières heures. L'une des jurées, les yeux cernés sous son hidjab, sirote une grande tasse de café noir, espérant garder la tête froide. Alors qu'il fait déjà nuit dehors et que le dernier témoignage de la journée touche à sa fin, aucun d'eux, ni les avocats des parties, ne semblent intéressés à interroger un agriculteur rwandais de la lointaine commune de Mataba. Il est 18 h 35 et le théâtre de la cour fait une pause. Les soupirs de soulagement des jurés se répandent de façon audible dans la salle d'audience. Certains ne peuvent cacher un sourire, prêts à se précipiter sur leur manteau.
Pour décider si Neretse est coupable ou innocent, les 12 jurés ont été désignés par tirage au sort – ainsi que 9 jurés de réserve - avant de prêter serment. Ils doivent être inscrits sur une liste électoriale, jouir de leurs droits civils et politiques, être âgés de 28 à 65 ans, savoir lire et écrire et ne pas avoir été condamnés à de lourdes peines. Pratiquement tous les Belges pourraient faire partie du jury. Les personnes sélectionnées dans ce procès sont des hommes et des femmes d'âge, d'ethnie, de religion, de classe sociale et de style différents. Habillés, décontractés, armés de tasses à café ou de smartphones, ils pourraient ressembler à n'importe qui dans la population francophone cosmopolite de Bruxelles. Sauf qu’ils doivent comprendre ce qui s'est passé au Rwanda il y a 25 ans, ce que Neretse a fait ou n'a pas fait dans son quartier de Kigali et dans sa ville natale de Mataba, et finalement choisir ce qui leur semble le plus approcher de la vérité entre les versions inconciliables de la défense et de l’accusation. Dans le même temps, aux Pays-Bas voisins, la Cour internationale de justice s'appuie sur 15 magistrats expérimentés pour déterminer s'il y a un génocide au Myanmar.
Six semaines pour comprendre le Rwanda
Dans le procès Neretse, en l'absence de preuves matérielles, les jurés sont confrontés à l'exercice ardu de statuer sur l'histoire orale. Ne s'appuyant que sur la mémoire faillible des êtres humains, les jurés doivent établir si Neretse offrait un abri et une protection aux civils tutsis contre les génocidaires ou si, au contraire, il soutenait activement la milice meurtrière Interahamwe qui pourchassait les Tutsis de Mataba. Ce sera à eux de dire qui dit la vérité, entre les témoins qui ont décrit Neretse comme un sauveur, ou les témoins qui ont dit que ses actes ou ses omissions ont eu des conséquences meurtrières.
C'est l'étrange réalité des procès pour crimes de guerre tenus en vertu du principe dit de "compétence universelle". Certains jurés semblent trop jeunes pour avoir suivi activement les informations lorsque le génocide a eu lieu en 1994. Et même s'ils l’avaient fait, il serait exagéré de s'attendre à ce qu'ils saisissent les complexités d'une histoire qui continue toujours de faire l'objet d'un débat acharné entre ceux qui prétendent être des experts en la matière. Les jurés ont dû se cultiver sur le Rwanda à vitesse accélérée, grâce aux témoignages des juges d'instruction et d'une poignée d'experts agréés par les tribunaux, qui ne sont la plupart du temps pas Rwandais.
Sourires et drames
L'observation des débats est assez cinématographique. Les vieilles chaises rouges sont celles d'un théâtre. Les témoins, comme tous les acteurs de la Cour, vont et viennent rapidement. La plupart d'entre eux s'assoient à la table des témoins - encore vêtus de leur épais manteau d'hiver à capuche - après avoir suivi le même rituel : se présenter devant le policier de service à l’entrée, se faire conduire à la salle d’audience par un greffier, se frayer un chemin dans la galerie du public, et prêter leur serment. Le greffier du tribunal vérifie alors leur identité et parfois, amorçant un geste un peu maladroit, les aide à lever la main droite alors qu'ils promettent de dire la vérité et rien que la vérité. Ensuite, ils s'assoient à côté d'une traductrice en kinyarwanda bien habillée, nommée par le tribunal, et se soumettent à l'éventuel interrogatoire du président, de ses deux assesseurs, des 12 jurés, des 8 avocats des victimes, du procureur et des deux avocats de la défense de Neretse. Une fois cela fait, on leur rend leur pièce d’identité et les témoins viennent s’asseoir avec le public, l'un à côté de l'autre. De là, ils voient comment les parties tentent de convaincre les jurés.
Les jurés peuvent aussi interroger les témoins. L'une d'entre eux, la dame attentive à la tasse à café verte, se révèle être une interrogatrice hors pair. Les autres jurés sont plus observateurs, ou semblent l'être. Certains écrivent dans leurs cahiers comme des étudiants appliqués. D'autres s'assoient et écoutent. Plusieurs se reposent la tête sur les mains, scrutent la salle d'audience, regardent Neretse, les juges, l'accusation et les avocats. Lorsque l'avocat principal de la défense prend le micro, son éloquence et ses attitudes récalcitrantes à l'égard du juge président semblent divertir certains jurés. Parfois, cela déclenche des rires. Le jury semble également sensible au drame.
Contrairement à la justice de luxe des tribunaux internationaux, ce procès a un air sans prétention et non élitiste, bien qu'il reste solennel. La justice y est pratique et informelle, intense, intime, compréhensible et épuisante. A la veille du verdict, une chose est sûre : l’expérience du procès aura changé autant la vie de Neretse que celle de chacun des jurés.
THIJS BOUWKNEGT
Thijs Bouwknegt est historien et ancien journaliste. Il est chercheur au NIOD Institute for War, Holocaust and Genocide Studies à Amsterdam (Pays-Bas) et maître de conférences aux universités d’Amsterdam et de Leiden. Ses recherches portent sur l’histoire de la justice transitionnelle, en particulier en Afrique. Depuis 2006, il a assisté et couvert tous les (pré)procès de la CPI à La Haye, y compris l’affaire Gbagbo et Blé Goudé.