Le Mécanisme d'enquête indépendant pour le Myanmar (IIMM) a pour mission de recueillir et de préserver les preuves, ainsi que de préparer les dossiers pour les futures affaires devant les tribunaux pénaux. Il a été mis en place par l'Onu alors que les autres options de poursuites faisaient défaut. Mais le Myanmar est aujourd'hui confronté à plusieurs tentatives visant à le faire comparaître devant la justice, pour le génocide présumé de sa population Rohingya : la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye a approuvé une enquête ; des groupes de défense des droits humains en Argentine ont engagé une action en vertu du principe de compétence universelle ; et le petit État ouest-africain de Gambie vient de porter une affaire très médiatisée devant la Cour internationale de justice (CIJ).
Nicholas Koumjian, responsable du Mécanisme, estime que les diverses activités judiciaires récentes liées au Myanmar « renforcent la pertinence du Mécanisme" et de son mandat défini par une résolution du Conseil des droits de l'homme des Nations unies du 27 septembre 2018. "Notre mandat est de partager nos dossiers avec des tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux qui seraient capables et désireux de poursuivre des individus dans le cadre de procédures conformes aux normes internationales", déclare Koumjian à Justice Info. "La résolution du Conseil reconnaît l'importance de préserver les preuves de crimes internationaux graves, car l'expérience passée nous a appris qu'il faut souvent de nombreuses années avant que des procédures sérieuses ne soient engagées".
La Résolution met l'accent sur la responsabilité pénale individuelle et demande spécifiquement au Mécanisme de coopérer avec toute enquête de la CPI. La CIJ, en revanche, traite des différends entre États, plutôt que de la responsabilité pénale des individus. Interrogé sur la possibilité que le Mécanisme puisse aider la CIJ, Koumjian estime que "bien que notre mandat se concentre sur les affaires pénales, il permet au Mécanisme d'examiner au cas par cas les demandes d'utilisation de ses informations à d'autres fins. Ainsi, si nous recevions une demande d'information ou d'assistance de la part de la CIJ, nous l'examinerions certainement avec soin".
Il souligne également que le mandat n'est pas limité aux crimes présumés contre la minorité musulmane Rohingya, mais couvre les crimes internationaux graves et les violations du droit international commis partout sur le territoire du Myanmar depuis 2011. La Mission d'établissement des faits de l'Onu, a-t-il noté, a constaté que ce qui est arrivé aux Rohingyas dans l'État de Rakhine en 2017 était semblable à ce qui s'était passé dans d'autres régions du pays.
Première mission au Bangladesh
Bien qu'il ait été créé en septembre 2018, le Mécanisme n'est opérationnel que depuis le mois d'août de cette année, ce qui a conduit certaines ONG à exprimer leur frustration face à sa lenteur. En novembre cependant, il a mené sa première mission dans les camps de réfugiés de Cox's Bazaar, au Bangladesh, où quelque 740 000 Rohingyas ont fui la répression de l'armée du Myanmar en 2017. La mission était dirigée par Koumjian. "Je voulais voir la situation, rencontrer les victimes et leurs représentants et entendre leurs attentes et leurs préoccupations", a-t-il déclaré à Justice Info. "Je voulais leur expliquer notre mandat, leur expliquer ce qu'ils pouvaient attendre et ce qu'il serait irréaliste d'attendre de nous".
"Nous avons actuellement environ un tiers de notre personnel et beaucoup d'autres personnes vont nous rejoindre au cours des six premières semaines de l'année prochaine", dit M. Koumjian. Le Mécanisme analyse les preuves qu'il a reçues de la Mission d'établissement des faits de l'Onu sur le Myanmar, et "s'adresse à d'autres détenteurs de preuves, prépare des protocoles, tant en interne que dans nos rapports avec les entités extérieures, et s'adresse aux gouvernements dont la coopération sera nécessaire pour la conduite de nos activités". Le gouvernement du Myanmar ne coopère pas. "Jusqu'à présent, ils ont choisi de ne pas s'engager avec nous", explique Koumjian. "Nous allons certainement continuer à essayer. La résolution nous demande de le faire, et nous le ferons, et les choses peuvent changer", estime-t-il.
Création d'une base de données
Koumjian indique que le Mécanisme a commencé à "s'adresser à d'autres personnes qui ont déjà des preuves, qu'il s'agisse d'ONG, d'entreprises ou d'autres types d'entités", mais que cela est "assez compliqué, car il faut négocier des accords pour recueillir les preuves que d'autres ont et répondre à leurs préoccupations sur la façon dont les documents seront utilisés et ce que nous pouvons promettre en termes de confidentialité". Ensuite, dit-il, "tout le matériel recueilli sera placé dans une base de données très sophistiquée que nous sommes encore en train de construire et qui nécessite des logiciels et du matériel très avancés, ce qui facilite l'analyse et garantit que l'information est sécurisée et ne risque pas d'être piratée".
Le fait d'être basé à Genève présente des défis étant donné la distance des témoins et des lieux de crime, mais Koumjian y voit aussi certains avantages. Genève est le siège du Conseil des droits de l'homme des Nations unies et la plupart des gouvernements, y compris celui du Myanmar, y ont des représentants, dit-il. "Il y a beaucoup d'ONG et d'agences de l'Onu qui ont leur siège à Genève, donc cela présente des avantages".
Le Mécanisme pour le Myanmar tirera également des leçons des autres mécanismes pour la Syrie et l'Irak, dit-il. "J'ai parlé aux responsables des deux autres Mécanismes, qui ont été généreux en partageant leurs conseils et leurs expériences. Nous parlons probablement davantage avec nos collègues du Mécanisme pour la Syrie parce que nous sommes situés dans la même ville", a-t-il déclaré à Justice Info. "Nous avons tiré des leçons ». Parmi celles-ci, "l'importance de construire le système informatique en premier, et nous avons bénéficié en considérant les différents protocoles internes qu'ils ont partagés avec nous."
Gestion des attentes
Un rapport récent de la Ferencz International Justice Initiative fait des recommandations aux organisations de la société civile qui souhaitent s'engager avec le Mécanisme d'enquête indépendant pour le Myanmar. Il est essentiel de gérer les attentes, indique le rapport : "L’IIMM représente une étape importante mais discrète vers la justice et la responsabilisation en préparant les dossiers en vue de futures poursuites ; l’IIMM n'a pas pour mandat de poursuivre lui-même les auteurs de crimes. Les OSC et les autres champions de la justice devront continuer à plaider en faveur d'un ou de plusieurs tribunaux indépendants pour juger ces affaires. Travailler efficacement avec le mécanisme sera une entreprise de longue haleine, et devrait être considéré comme une nouvelle occasion supplémentaire d'engagement en faveur des droits humains qui complète - et non remplace - le travail en cours".
Le rapport soulève la crainte que le Mécanisme pour le Myanmar ne dispose pas de ressources suffisantes pour la protection des témoins. "Comme l’IIMM ne peut offrir que peu de ressources pour la sécurité et la protection des témoins, les organisations de la société civile, les ONG internationales et les gouvernements devraient mettre en place des programmes et une infrastructure de sécurité appropriés pour s'assurer que l'engagement avec l’IIMM ne met pas en danger les témoins et les victimes", peut-on lire dans le rapport.
Mesurer le succès ?
Interrogé sur la façon dont il pense que le succès de ce mécanisme pourrait être mesuré, Koumjian a répond à Justice Info que cela "va certainement être un défi", puisque la responsabilité des poursuites sera entre les mains des tribunaux qui s’en saisiront. Mais pour lui, le travail du mécanisme pourra être mesuré par la qualité des preuves recueillies et la constitution des dossiers.
"Dans ce que nous faisons, les choses les plus importantes ne sont probablement pas facilement mesurables", a-t-il poursuivi. "C'est aussi d'attirer l'attention sur ce qui se passe. La population du Myanmar, en particulier les autorités, est certainement consciente que le monde regarde ce qu'elles font et que des efforts sont déployés pour que les responsables rendent des comptes. Et notre mandat se poursuit. Nous aurons compétence sur tout ce qui se passera demain, ou l'année prochaine pendant les élections. J'espère donc que nous dissuadons, au moins dans une certaine mesure, les crimes internationaux de se produire. Nous avons peut-être déjà sauvé des vies."