"Je suis très reconnaissante que mes parents soient encore en vie. Je suis très reconnaissante pour ce beau moment", sourit Zequelina Soares, 48 ans, dont le nom de baptême est Arsica, assise à côté de sa mère. Elle est arrivée d’Indonésie quelques jours plus tôt, le 11 novembre 2019, pour d’émouvantes retrouvailles avec sa famille au Timor oriental, après une séparation de 41 ans. "J'ai pleuré en la voyant. Je l'ai embrassée", dit sa mère Anita Soares, aujourd'hui âgée de 65 ans, les yeux un instant remplis de lumière. "Il ne s'est pas passé un seul jour sans que je pense à ma fille. Je me souvenais si clairement d'elle. C'était une fille si mignonne, si vivante, si heureuse et si saine", se rappelle Anita pendant que son mari, Marcelino Soares, 68 ans, s'assoit tranquillement sur une chaise et confirme d’un signe de la tête.
En 1975, l'Indonésie a envahi le Timor oriental avec une extrême violence. La population a été bombardée, terrorisée, tuée, torturée, violée, déracinée et affamée. Marcelino a rejoint la guérilla timoraise du Fretilin, tandis qu'Anita s'enfuyait dans les montagnes, comme des centaines de milliers de Timorais, espérant y être en sécurité, mais souffrant de la violence, de la faim et des maladies, tandis que l'armée indonésienne faisait des ravages.
En 1978, par désespoir, Anita et les siens se sont rendus. L'armée indonésienne les a forcés à descendre de la montagne. "Nous sommes arrivés à une rivière", se souvient Anita, en prenant la main de sa fille. "Un commandant indonésien a attrapé Arsica et il a dit : ‘Elle est à moi, pas à toi’. J'ai pleuré et je me suis battue pour qu'il ne puisse pas prendre mon enfant." La petite fille s'est alors mise à pleurer de peur et le commandant a frappé Anita avec un pistolet, la jetant au sol. Elle l'a frappé en retour. Deux fois. "J'étais tellement en colère, le commandant voulait me tirer dessus. Quand j'étais sur le point de me faire tirer dessus, un autre soldat a calmé la situation et détourné l'attention. Puis le commandant a pris mon enfant." C'est la dernière fois qu'Anita Soares a vu sa fille.
Conclusions et recommandation oubliée de la Commission vérité
En 1999, lors d'un référendum historique, les Timorais ont voté pour l'indépendance. En 2005, la Commission accueil, vérité et réconciliation (CAVR), chargée d'enquêter sur les violations des droits de l'homme entre 1974 et 1999, publiait son rapport final « Chega ! » (mot portugais se traduisant par stop, assez). La CAVR y déclarait que pendant l'occupation indonésienne, au moins quatre mille enfants avaient été enlevés de force à leur famille et emmenés illégalement en Indonésie. Les militaires avaient procédé à ces enlèvements pour briser la résistance, les utiliser comme enfants soldats ou comme domestiques. Des organisations islamiques ont converti ces enfants à l'Islam. Même si les institutions et les individus avaient des motifs plus charitables ou si une permission était demandée aux familles, peu d'efforts furent entrepris pour maintenir le contact, ce qui a eu pour conséquence que la plupart des enfants ont perdu leurs racines. La "séparation d'un enfant de sa véritable identité, culture, ethnie, religion ou langue" est une grave violation de la quatrième Convention de Genève et constitue un crime de guerre, concluait le rapport Chega !.
Les enfants volés s’inscrivent dans le crime plus large des disparitions forcées au Timor oriental. Le rapport Chega ! indique que 18 600 citoyens du Timor oriental ont été tués ou ont disparu pendant le conflit. La CAVR et la Commission vérité et amitié (CTF) – une autre commission vérité créée conjointement par l'Indonésie et le Timor oriental en 2005 – ont chacune enjoint les deux gouvernements à créer une commission spéciale pour rechercher les disparus. En vain. "Il n'y a pas de volonté politique, en particulier du côté indonésien, pour mettre en œuvre la recommandation de créer cette commission", explique Sisto dos Santos, directeur de la sensibilisation à l'association HAK, une organisation de défense des droits de l'homme au Timor oriental.
L'Indonésie a signé mais n'a pas ratifié la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. Le Timor oriental ne l'a même pas signée. "Notre gouvernement dit qu'il est plus facile pour le Timor oriental de suivre si l'Indonésie la ratifie d'abord", dit Dos Santos. "Politiquement, nous sommes indépendants, nous avons un drapeau national et un président. Mais sur la question des crimes passés de l'Indonésie, nos politiciens sont toujours influencés par le gouvernement indonésien. Le combat pour la vérité continue."
La permanence du crime
Face à la passivité des gouvernements, des militants timorais et indonésiens ont pris l'initiative, en 2010, de travailler ensemble pour retrouver les enfants volés, utilisant souvent leurs propres ressources. En 2013, un groupe de travail a été créé par des ONG et des organisations timoraises et indonésiennes. Les efforts de ce groupe sont soutenus par le Timor oriental, mais pas par le gouvernement indonésien. "Jusqu'à présent, nous avons retrouvé 138 enfants. Nous avons réuni environ quatre-vingts d'entre eux avec leurs familles", affirme Dos Santos. Leur travail peut s’avérer délicat. "Lorsque des collègues indonésiens ont essayé de retrouver la trace de certains enfants, plusieurs militaires indonésiens ont tenté de les arrêter car ils étaient directement impliqués dans les disparitions", dit Dos Santos.
Le sort de la plupart des enfants volés n'est pas connu. "Les disparitions forcées sont un crime permanent tant que les familles ne savent pas ce qu'il est advenu des enfants", souligne Dos Santos. Au fil du temps, plusieurs familles timoraises ont présumé que leurs enfants perdus étaient morts et leur ont construit des tombes symboliques. "Si les enfants volés sont retrouvés vivants et réunis avec leur famille, les enfants doivent procéder à une cérémonie pour être sortis de la tombe, ce qui est à nouveau très traumatisant", raconte Dos Santos. "Le Timor oriental a ramené ma fille", plaide Marcelino Soares, le père d'Arsica, "mais je veux que les gouvernements aident d'autres familles en leur fournissant des informations, afin de ramener chez eux tous les enfants perdus chez eux."
La vie loin de l’autre
Immédiatement après qu'Arsica, 7 ans, ait été violemment enlevée, Anita Soares a cherché sa fille. Celle-ci se trouvait initialement non loin, dans un camp militaire de la ville d'Aileu, mais il lui fut impossible de la localiser. Au bout d'un certain temps, le ravisseur d'Arsica, le commandant Nampoleaun, l'a emmenée dans la province indonésienne de Sulawesi, où la fille volée a vécu un an seule avec lui, alors qu'il était encore célibataire, dans une caserne militaire. Lorsque Nampoleaun s'est marié et a eu des enfants, Arsica est devenue membre de la famille. "Je ne sais pas pourquoi mon beau-père m'a prise du Timor oriental", dit-elle. "Mais il s'est bien occupé de moi. Je n'ai pas été maltraitée. J'avais une vie normale." Pourtant, lorsqu'on lui demande d'épeler le nom de son beau-père, elle admet qu'elle est analphabète. Un silence douloureux s'ensuit, qu'elle brise immédiatement. "Je ne voulais pas aller en classe et je fuyais toujours l'école", sourit Arsica. "Mais c'est une chose que je regrette maintenant."
Arsica reçut un nouveau nom : Yanti. La fillette catholique devint musulmane. "Mais mon beau-père ne m'a jamais caché que j'étais timoraise", explique-t-elle. "La seule chose qui me fait mal, c'est que je n'ai pas grandi avec mes propres parents. Je ressens ce vide. Cela me rend très triste maintenant."
Tandis qu'Arsica grandissait à Sulawesi, sa famille timoraise vivait dans la peur. La CAVR a établi que l'occupation indonésienne a fait au moins 102 800 victimes, principalement à cause de la faim et des maladies, bien que le nombre de morts puisse atteindre 183 000, sur une population d'environ 600 000 personnes. Deux filles d'Anita et de Marcelino sont mortes de faim. Malgré les difficultés, le couple a réussi à scolariser ses six autres enfants.
Pendant toutes ces années, ils n'ont reçu que deux fois l’information que leur fille enlevée était toujours en vie. En 1989, de façon inattendue, un message arriva du commandant, qui était de retour au Timor oriental, dans la ville d'Ainaro. "Quand je l'ai rencontré, il m'a dit : 'Ton enfant est avec moi, et elle va bien'", raconte Marcelino. "Mais j'étais triste parce qu'elle était si loin. Il m'a donné leur adresse et leur numéro de téléphone à Sulawesi. Mais je n'ai jamais eu de nouvelles d'elle."
En 1991, Marcelino a envoyé une lettre à sa fille par l'intermédiaire de la Croix-Rouge indonésienne. "J'ai répondu", se rappelle Arsica, qui avait été aidée à écrire sa lettre. Mais la réponse de Marcelino est tombée dans les mains d’une personne corrompue. "Pour pouvoir recevoir la lettre, la Croix-Rouge [indonésienne] a demandé 8 millions de roupies [environ 500 dollars aujourd’hui]", explique Arsica. Elle a refusé de payer. Le contact avec sa famille a pris fin.
Manque de volonté, manque de fonds
Arsica n'a été retrouvée qu'en juillet dernier par les ONG. En novembre, elle s'est rendue au Timor oriental en compagnie de treize autres enfants volés. Sept voyages groupés de ce type ont été organisés jusqu'à présent. "Mais l'Indonésie ne fait toujours pas preuve de bonne volonté", dit Dos Santos. Le gouvernement central de Jakarta n'a donné que 3 000 dollars pour le dernier voyage, alors que le Timor oriental a payé 37 000 dollars. Les ONG, la Croix-Rouge internationale et la Croix-Rouge du Timor oriental ont payé le reste.
Lors de la cérémonie d'accueil, en novembre, l'actuel ambassadeur indonésien au Timor oriental a déclaré qu'il s'opposait au mot "enfants volés" et préférait le terme "séparation". Selon Dos Santos, la sémantique fait "partie de la distorsion. Ils recréent un récit qui est une perversion de la vérité elle-même. Nous voyons cela se produire pour tous les crimes commis par l'Indonésie, y compris les enfants volés. Ils ne veulent pas reconnaître leur passé et s'assurent qu'ils n'auront jamais à s'excuser."
Dos Santos appelle la communauté internationale à soutenir la quête de justice. "L'impunité règne et il n'y a pas eu de réparations pour les rescapés", dit-il. Récemment, le Centro Nacional Chega (CNC), une institution timoraise indépendante chargée de faciliter la mise en œuvre des recommandations de la CAVR et de la CTF, a mis sur pied un programme de soutien aux victimes les plus vulnérables de l'occupation auquel les donateurs, les particuliers et les autres États peuvent contribuer financièrement. "Les parents des enfants volés, dont beaucoup vivent dans la pauvreté, sont l'un des groupes bénéficiaires", explique le directeur de la sensibilisation de la HAK.
Les retrouvailles, enfin
Immédiatement après l'arrivée d'Arsica au Timor oriental, sa famille l'a emmenée dans leur maison à Aileu. Pour l'accueillir et lui rendre son âme, son oncle l’a aspergée d'eau. La famille l'a enveloppée dans des tais, un tissu traditionnel coloré. Il ne leur est jamais venu à l'esprit de lui construire une tombe, explique sa mère. Ils ont toujours gardé l'espoir qu'un jour elle reviendrait. La communication, cependant, est difficile. Arsica a oublié ses langues maternelles, le tetum et le mambai. Elle parle l'indonésien, une langue que sa mère comprend mais ne parle pas. Ils se sont donc surtout souri et se sont tenu la main. Le fait qu'elle porte un hijab n'a pas été un problème. "Il n'y a qu'un seul Dieu", dit Marcelino.
Pendant qu'Arsica était au Timor oriental, le commandant a téléphoné à Marcelino. "Je l'ai remercié de s'être occupé de ma fille pendant de nombreuses années. Le commandant m'a remercié aussi", raconte Marcelino.
Mais quand on demande à Anita de parler du commandant, son regard ne peut retenir la colère. "Il m'a frappée et a failli me tirer dessus. Il a pris mon enfant de force. Il a promis de s'occuper de mon enfant, mais elle n'est jamais allée à l'école. Je ne lui pardonne pas."
La douleur de l'adieu à venir était palpable. Pendant une semaine, Arsica a senti l'étreinte chaleureuse de sa famille timoraise. Mais sa vie est en Indonésie, où elle a deux enfants et des petits-enfants. Chaque jour, sa famille indonésienne l'a appelée. "Ils me demandent de ne pas rester au Timor oriental, mais de rentrer le plus vite possible", dit-elle.
Arsica dit qu'elle reviendra voir sa famille timoraise, bien qu'elle n'ait pas d'argent pour le voyage. Sa mère Anita craint le pire. "J'ai peur de ne plus jamais la revoir", dit-elle, les larmes aux yeux.
Cet article a paru dans une version légèrement différente dans Tempo Timor (en anglais) et en langue néerlandaise dans le magazine d’Amnesty International Pays-Bas.