Dans la salle de la cour d'appel de Bangui, la tension monte. Assis sur quatre rangées de bancs, une trentaine de prévenus attendent, menottés deux par deux ou individuellement, surveillés de près par des gardes de l'administration pénitentiaire ainsi qu’une dizaine de membres des Forces armées centrafricaines. Dehors, deux véhicules blindés de la Mission des Nations unies (Minusca) assurent la garde. La Cour s'apprête à juger plus de trente miliciens anti-balaka, dont trois de leurs chefs importants, Romaric Mandago, Kevin Béré Béré, et Crepin Wakanam, alias Pino Pino.
Des noms qui nous transportent plus de trois ans en arrière, dans la région de Bangassou, au sud-est de la République centrafricaine (RCA). Sous le prétexte de protéger les populations chrétiennes contre l’Union pour la paix en Centrafrique (UPC, dirigée par Ali Darass), une faction de la Séléka, coalition armée dominée par les musulmans, des groupes d'autodéfense se créent dans cette région. Ils se font vite connaître par leur cruauté à l’encontre des civils, notamment les musulmans, soupçonnés de collusion avec la Séléka et poursuivis jusque dans les camps de déplacés, mais aussi des chrétiens.
On attribue également à ces « anti-balaka » la mort d'une dizaine de soldats des Nations unies, dont cinq (quatre Cambodgiens et un Marocain) lors de l'attaque d'un convoi à Yongofongo. Ils s'en prennent aussi directement à des ONG humanitaires. Tandis que leurs rivalités internes font de nombreuses victimes, à l'intérieur de chaque faction, à l'image du « général » Ngade, dont l'assassinat en décembre 2017 est imputé à Pino Pino.
Celui-ci et trente-trois de ses hommes ont été arrêtés en République démocratique du Congo (RDC) le 15 mai 2018, et extradés à Bangui le mois suivant. Béré Béré et Romaric, eux, se sont rendus d'eux-mêmes à la Minusca, en janvier 2018.
Pourquoi pas la CPS ?
Dans la salle, après le tirage au sort des jurés et la vérification de la présence des prévenus (l’un d'entre eux est mort en détention, une autre a été placée en détention provisoire et n'est pas présente), il est fait lecture de l'ordonnance de renvoi. Pêcheurs, maçons, cultivateurs : avant leur participation à une milice, les prévenus présentaient un parcours de citoyens lambda, originaires pour certains de Bangassou (un des témoins, ancien préfet de Bangassou, affirmera que « 75% d'entre eux n'étaient pas originaires de la ville »), et pour d'autres de Mobaye, Bakouma, ou Boali. Les charges sont lourdes : crimes de guerre et crimes contre l'humanité, association de malfaiteurs, assassinats, détention illégale d'armes et de munitions de guerre, ou encore atteinte contre les personnes jouissant d'une protection internationale. Le code pénal prévoit des peines de prison avec amendes, des travaux forcés, voire la peine de mort (même si la RCA respecte, de fait, un moratoire).
Lors du dernier procès d'un haut responsable de groupes armés devant la cour criminelle de Bangui, celui d’Alkali Saïd (considéré par le procureur comme le numéro 2 du Mouvement patriotique pour la Centrafrique, MPC), les charges étaient similaires mais la faiblesse du dossier – en raison de l'impossibilité d'enquêter sur place – avait permis à la défense de faire écarter la plupart des chefs d'inculpation, faute de preuves. Mais ce nouveau dossier semble beaucoup plus étoffé. « Nous avons produit des éléments, la gendarmerie en a apportés, la Minusca également », affirme Albert Panda, avocat du collectif des victimes et vice-président de l'Observatoire centrafricain des droits de l'homme (OCDH). Dans le cadre de leur programme conjoint, l’OCDH, la Ligue centrafricaine des droits de l'homme (LCDH) et la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) se sont constitués partie civile, le 10 juillet 2018, après avoir fourni un gros travail de recueil de preuves et de recherche de témoins.
Pourquoi avoir choisi de se porter partie civile devant la cour criminelle plutôt que devant la Cour pénale spéciale (CPS), juridiction établie par le gouvernement centrafricain et l’Onu et qui n’a toujours pas émis le moindre acte d’accusation ? La réponse est toujours la même : « Les sessions criminelles peuvent tout à fait juger des crimes les plus graves », affirme Me Panda. « Cette procédure avait commencé avant la mise en place effective de la Cour pénale spéciale. Il existe des mécanismes de collaboration entre ces juridictions. La CPS était informée de cette procédure. Elle a préféré laisser la Cour criminelle continuer, car elle aurait pu demander à prendre le dossier, qui était suffisamment étoffé », ajoute l’avocat. Montrant un lourd sac de toile contenant le dossier, il sourit : « Vous voyez, il y a eu beaucoup d'informations, beaucoup d'éléments. »
Preuves et déni
Premier visé par les interrogatoires, le « général » Kévin Béré Béré, 33 ans, pantalon de survêtement et chemise sobre, se tient d'abord debout, bras croisés, répondant à toutes les questions avec aplomb. Il affirme être arrivé un mois après les événements à Bangassou, après avoir travaillé sur des chantiers dans la région comme artisan mineur. Non, il n'a jamais fait partie de la garde présidentielle de l'ex-président Bozizé (comme il l'a pourtant affirmé à de nombreuses reprises dans le passé). Il n'a même « jamais tenu d'arme ». Mais il semble subitement pris d'un vertige. Il demande une chaise et un temps de repos. « Simulacre », lance le procureur général Tambo. « Qu'il ne fasse pas le malin ! » Après discussion avec la défense, Béré Béré se dit prêt à poursuivre.
Le procureur Tambo reprend alors la main. Il présente ses éléments de preuve un par un, dont certains paraissent accablants. Une lettre portant signature du « général » Béré Béré, une main courante, également signée par lui, dans laquelle on trouve un inventaire des armes possédées par son groupe (une centaine de fusils mitrailleurs AK 47, trois lance-grenades RPG, des roquettes et plusieurs millions de munitions de guerre), ou encore une photo où on le voit entouré de ces mêmes armes de guerre. Deux témoignages écrits mentionnent sa présence sur les lieux de l'attaque du convoi de la Minusca, à Yongofongo. On va jusqu'à lui rappeler le prix de la « barrière » que ses troupes tenaient : 2500 francs CFA (moins de 4 euros) pour les véhicules, 250 pour les piétons.
Assis, le prévenu se reprend et nie tout, point par point. La lettre, ce n'est pas lui qui l'a signée, tout comme la main courante, et il ne se reconnaît pas plus sur la photo avec les armes. Il n'était pas présent à Yongofongo. Il se présente comme un « médiateur ». « J'ai fait du bon travail à Bangassou. Je travaillais pour la plateforme religieuse, j'ai risqué ma vie pour la population », affirme-t-il.« Il n'y a rien qui me lie aux groupes d’autodéfense. » A cet instant, la galerie du public tremble. Une victime s'insurge. Elle veut parler.
A la barre, cette femme musulmane ne se laisse pas impressionner par la présence du « général » à ses côtés. Au contraire, elle montre une photo de sa maison et accuse Béré Béré d’en avoir fait sa base. « Il a dit qu'il était général de Bangassou jusqu'à Obo [Est du pays] et qu'il contrôlait six mille hommes », témoigne-t-elle. Avant de continuer : « Il a tué beaucoup de personnes. Il a tué un musulman et lui a arraché le sexe. La femme de Béré Béré a dit qu'un litre d'essence valait pour une maison de musulmans. » Son adversaire s’accroche à sa stratégie : « Il faut montrer la preuve que j'étais là », affirme Béré Béré.
Pour Albert Panda, cette attitude aura ses limites dans un procès qui s’annonce plus long que de coutume : « On ne peut pas l'empêcher d'avoir une telle ligne de défense. On regarde, on le laisse évoluer. Il y a des témoins, des victimes qui interviennent, et quand on ne dit pas la vérité, elle finit par vous rattraper. »