En 1972, Daniel Banfi et Aurora Meloni échappent à la persécution politique dans leur pays natal, l'Uruguay, et s’installent avec leurs filles en Argentine. Cela se passe plusieurs mois avant le coup d'État de juin 1973 en Uruguay. Dans la relative sécurité de l'exil à Buenos-Aires, les Banfi commencent à reconstruire leur vie. Mais cette sécurité s’avère éphémère. Deux ans plus tard, dans la nuit du 13 septembre 1974, une équipe conjointe de la police argentine et uruguayenne arrêtent illégalement Daniel à son domicile. Pendant 45 jours, il est détenu dans différentes prisons clandestines et soumis à la torture. Six semaines plus tard, les corps criblés de balles, presque méconnaissables, de Daniel et de deux de ses compagnons uruguayens, Luis Latronica et Guillermo Jabiff, sont retrouvés partiellement enterrés dans les champs de la province de Buenos-Aires. Aurora et ses deux filles fuient immédiatement vers la Suède, sous la protection des Nations unies.
Daniel a été l'une des premières victimes de la répression politique en Argentine, bien avant le début de la dictature dans ce pays et son legs tragique des « desaparecidos ». Il a également été l'une des 571 victimes de la répression transnationale en Amérique du Sud dans les années 1970, exercée sous le nom de code "Opération Condor". Comme indiqué dans un article précédent, l'opération Condor désignait un réseau clandestin transfrontalier que l'Argentine, la Bolivie, le Brésil, le Chili, le Paraguay et l'Uruguay avaient mis en place pour faciliter la répression politique et qui fut responsable de centaines de violations des droits de l'homme.
La quête de justice traverse l'Atlantique
Aurora Meloni est l'une des six femmes qui ont intenté un procès à Rome, en Italie, le 9 juin 1999, contre les auteurs présumés des meurtres de leurs proches. Elles avaient épuisé sans succès tous les recours internes disponibles en Argentine et en Uruguay, où les lois d'amnistie et les grâces empêchaient toute procédure judiciaire. Inspirées par le précédent de l'affaire Pinochet, en 1998, et du fait que Daniel Banfi et les sept autres victimes étaient également citoyens italiens, elles ont décidé de se tourner vers les tribunaux romains, puisque ces derniers peuvent enquêter sur les crimes politiques commis contre des Italiens à l'étranger.
Il a fallu vingt ans pour que les familles des victimes atteignent leur objectif. Après des années d'enquête, le procès en première instance avait commencé en février 2015. Il comprenait trois dossiers. Le premier concernait quatre meurtres commis au Chili entre 1973 et 1976 ; le deuxième concernait l'opération Condor et plus précisément 19 meurtres perpétrés en Argentine, en Bolivie, au Paraguay et au Brésil entre 1974 et 1980 ; le troisième dossier concernait 20 Uruguayens assassinés en Argentine en 1978 ; un seul individu y était inculpé, le capitaine de la marine uruguayenne, Jorge Nestor Troccoli, qui s'était enfui en Italie en 2007 pour échapper aux poursuites en Uruguay.
Le 17 janvier 2017, la troisième cour d'assises de Rome avait été la première en Europe à reconnaître l'existence de l'opération Condor et à condamner huit officiers de haut rang à la prison à vie pour avoir orchestré ce réseau de terreur transnational. Elle avait cependant acquitté 19 accusés, arguant de l'insuffisance des preuves concernant leur rôle dans les meurtres. Peu de temps après, un appel avait été interjeté. Le parquet et les avocats des familles soutenaient que les accusés, qui avaient mis en œuvre différentes étapes des actes criminels examinés, devaient également répondre de son issue finale : les assassinats.
La responsabilité pénale des cadres intermédiaires
Cela a conduit au jugement historique de juillet 2019. La Cour d'appel a alors confirmé les peines d'emprisonnement à vie prononcées en première instance, mais elle a annulé de manière significative tous les acquittements sauf un, condamnant ainsi douze Uruguayens, cinq Chiliens et un Péruvien à la prison à vie.
Il a fallu six mois supplémentaires pour connaître les détails des conclusions de la cour. Finalement, le 27 décembre 2019, la première cour d'appel de Rome a publié l'intégralité des motifs de son jugement de juillet.
Le document s'étend sur 121 pages. Il s'agit d'une relecture attentive de toutes les preuves recueillies dans l'affaire. Les juges soulignent que l'opération Condor avait eu lieu dans des conditions similaires à travers l'Amérique du Sud dans les années 1970, les forces de sécurité de la région échangeant étroitement leurs renseignements et collaborant de manière fluide pour capturer des opposants politiques spécifiques. Ces pratiques avaient rendu l'asile politique complètement inexistant, puisque la coordination de la répression permettait de "contrôler le mouvement des exilés et de les arrêter, même en dehors de leur pays d'origine".
Contestant le raisonnement du tribunal de première instance, les juges d'appel soulignent la façon dont ces politiques répressives ont été mises en œuvre "avec expertise, détermination, aboutissant à un nombre élevé de victimes". En conséquence, les officiers dits de rang intermédiaire, "bien qu'ils opèrent plus bas dans la hiérarchie que les chefs d'État, (…) constituent leurs plus proches collaborateurs". Ils ont ainsi joué un rôle important au sein des structures de renseignement et de coordination de la répression, "dotés d'une autonomie de décision en matière d'opérations, de moyens, de ressources économiques et de personnel".
Les juges d'appel estiment que les accusés connaissaient les objectifs de leurs supérieurs et étaient conscients qu'en recueillant et en analysant les renseignements, en procédant aux arrestations, en torturant et en détenant illégalement leurs victimes, ils contribuaient également à atteindre l'objectif final, à savoir leur assassinat. Après avoir soigneusement réexaminé les preuves recueillies, les juges ont donc estimé que les gradés intermédiaires avaient, en fait, apporté une contribution essentielle à la perpétration des meurtres et qu'ils devaient, par conséquent, être également tenus pour responsables de ces crimes, comme le prévoit la qualification juridique de "complicité de crime" (concorso di persone nel reato). Pour les juges, la détention des victimes dans des prisons clandestines constituait une "étape nécessaire" pour atteindre l'objectif ultime de leur assassinat.
"Je peux dire à mes petits-enfants que justice a été rendue"
Après avoir lu le raisonnement juridique de la décision du tribunal, Jorge Ithurburu, président de l'ONG italienne de défense des droits de l'homme 24 marzo, insiste sur le fait que ce verdict met en évidence la "participation consciente des accusés au plan qui envisageait clairement l'élimination des opposants politiques". Andrea Speranzoni, qui a représenté la République d'Uruguay et de nombreuses familles de victimes au procès, félicite les juges d'appel pour leur analyse méticuleuse d’une vaste documentation, qui comprenait des centaines de déclarations de témoins, des documents d'archives - notamment des archives récemment ouvertes des Fusiliers de la marine uruguayenne - ainsi que des verdicts rendus par les tribunaux pénaux uruguayens, en particulier concernant l'accusé Juan Carlos Larcebeau. L'avocat Giancarlo Maniga, qui avait déclenché la procédure en 1999, se montre optimiste quant au fait que ce verdict pourra "résister à d'éventuels recours de la défense devant la Cour de cassation, constituant ainsi le dernier mot sur l'affaire".
Le verdict italien témoigne des efforts incessants des familles des victimes et de leurs avocats qui n'ont jamais faibli dans cette quête de justice qui dure depuis quarante ans. La procédure italienne est particulièrement importante pour l'Uruguay, étant donné que la majorité des victimes et des accusés sont des citoyens de ce pays. Il est à espérer que ce jugement d'appel catalysera et redynamisera les procédures pénales existantes qui sont paralysées depuis des années en Uruguay.
S'exprimant lors d'une conférence de presse, à Rome, le lendemain du prononcé du jugement en juillet dernier, Aurora Meloni avait loué le travail des avocats et du ministère public et leur engagement dans une lutte de vingt ans pour la justice au nom des victimes. "A l'époque, nous ne savions pas qu'un verdict aussi remarquable pourrait être obtenu", a-t-elle déclaré. "Je peux maintenant dire à mes petits-enfants que leur grand-père a été assassiné, mais que justice a été rendue".
FRANCESCA LESSA
Francesca Lessa est Marie Skłodowska-Curie Research Fellow (chercheuse attachée) au Centre pour l’Amérique latine de l’université d’Oxford. Elle est également consultante internationale pour l’Observatorio Luz Ibarburu, en Uruguay. Son article le plus récent, “Operation Condor on Trial: Justice for Transnational Human Rights Crimes in South America”, a été publié en novembre dans le Journal of Latin American Studies.