Le 7 février 1977, Gilbert Morgan, un homme de 30 ans, marié et père de deux enfants, prenait un verre avec quelques amis au bar du Reef Hotel, dans la partie sud de l'île principale des Seychelles, Mahe. D'après ses amis, Morgan a alors été appelé par une autre personne qu'il connaissait. C'est la dernière fois qu'ils l'ont vu.
Près de 43 ans plus tard, le 8 janvier, Sharon Morgan, fille de Gilbert, s’est assise devant la Commission seychelloise pour la vérité, la réconciliation et l'unité nationale (TRNUC). La TRNUC est chargée de faire la lumière sur les violations des droits de l'homme qui auraient été commises en relation avec le coup d'État du 5 juin 1977 et sous le système de parti unique qui a suivi.
Le témoignage de Sharon fait suite à celui de sa mère Sylvia et de son frère Derek, l'année dernière, à huis clos. Sharon vit au Canada depuis trente ans. Elle a choisi de venir aux Seychelles pour témoigner en personne. Dans un plaidoyer émouvant lu devant la commission et diffusé en direct sur la télévision nationale, elle a appelé toute personne ayant des informations sur la disparition de son père, en particulier les auteurs du crime présumé, à se manifester afin que sa famille puisse résoudre le mystère après plus de quatre décennies.
"Une chose que je voudrais vous demander..."
Pendant 43 ans, Sharon a vécu dans l'espoir que son père reviendrait un jour. Elle pense que l'ancien président France Albert René – auteur du coup d'État de juin 1977, ayant dirigé les Seychelles de 1977 à 2004 et mort l'année dernière – est à l'origine de la disparition de son père. Elle pense également que la personne qui a tué son père se trouve là, quelque part, à regarder et à écouter, et elle souhaite lui faire appel. "René a donné l'ordre et vous l'avez exécuté. Il fallait le faire parce que c'était un ordre. Je voudrais vous demander une chose : Quand mon père est arrivé à sa destination finale et qu'il est sorti de la voiture, savait-il que c’en était fini pour lui ? Avez-vous vu la peur dans ses yeux ? Avant que mon père ne rende son dernier souffle, quels ont été ses derniers mots ? A-t-il supplié pour sa vie ? A-t-il dit de veiller sur moi ? A-t-il dit : "Dis à Sharon que je l'aime" ?"
Le meurtrier a-t-il jamais eu des remords ? s’interroge encore Sharon Morgan. Avant d’appeler cette personne à cesser de vivre dans la souffrance et la peur, et à se manifester pour demander pardon et permettre à la famille de tourner la page. "Si vous venez et acceptez ce que vous avez fait, ce que Albert [René] vous a ordonné de faire – ôter la vie de mon père, en d'autres termes le tuer – malgré toute la colère qui est en moi, je peux pardonner. Vous pouvez m'aider à aller de l'avant et peut-être que vous pouvez aussi avoir la conscience tranquille. Nous pourrons alors tous les deux laisser enfin l'âme de mon père reposer en paix", plaide-t-elle.
Raconter la perte
Pour Sharon Morgan, témoigner, c'est aussi faire connaître publiquement les conséquences personnelles de la perte de son père pour une enfant de 3 ans. "Je suis ici aujourd'hui parce que nous, les Seychellois, victimes du régime culte d'Albert René, avons souffert et souffrons encore pour nos pertes. Nous avons tous perdu quelque chose de grande valeur. Tous nos droits humains ont été violés par l'État", déclare-t-elle. "Le fait que mon père m'ait été enlevé très jeune a eu de l'importance. Beaucoup d’importance. Je sais que ma vie aurait été très différente s'il était encore en vie. Quelle qu’ait été l'ambition irresponsable d'Albert [René], elle était stupide. Je dis stupide parce que je ne peux imaginer la moindre raison pour laquelle quelqu'un voudrait intentionnellement fait du mal à un autre être humain".
La perte de son père à un si jeune âge, explique-t-elle, l'a privée de privilèges éducatifs et sociaux. "Un père, pour moi, signifie protection, soutien, orientation, structure. Il serait là pour moi dans les bons et les mauvais moments, me tiendrait dans ses bras et me dirait que tout ira bien, me protégerait de ce monde dur, croirait en moi quand personne n’y croirait, m'apprendrait à conduire, serait fier de moi quand je lui dirais avoir acheté ma première voiture, serait de mon côté quoi qu'il arrive, me conduirait à l'autel le jour de mon mariage – mais rien de tout cela n'est arrivé", ajoute Sharon, qui est accompagnée de son mari.
Connu pour être une grande gueule
Le même jour où Sharon Morgan témoigne, un ancien enquêteur de police, Antoine Lautee, raconte à la commission ce qui, selon lui, est arrivé à Gilbert Morgan, quatre mois avant le coup d’État.
Le 7 février 1977, Lautee est officier au sein du Département d'enquêtes criminelles (CID) des Seychelles. Il est chargé d'enquêter sur la disparition de Morgan. Lautee explique que Morgan était un ami personnel et qu’ils s'étaient rencontrés à de nombreuses occasions pour boire un verre et discuter. Il décrit Morgan comme une grande gueule. "La dernière fois que j'ai vu Morgan, c'était au restaurant Le Barrel, en ville, et dès qu'il s'est approché de moi, il m'a dit qu'il ne savait pas combien d'armes Albert [France Albert René] avait mais qu'il savait combien il en avait sur l'île aux Récifs", une petite île près de Mahé, raconte Lautee. L'ancien policier pense que Morgan, un entrepreneur en électricité, préparait en fait un coup d'État. "A ce moment, je lui ai demandé de quoi il parlait, mais notre conversation a été interrompue car une autre personne nous a rejoint", dit Lautee.
Selon l'enquêteur, Gilbert Morgan était mécontent du gouvernement dirigé par le président James Mancham. "Je crois fermement que Gilbert préparait un coup d'État en même temps qu'Albert René préparait le sien", affirme Lautee, qui fonde son allégation sur le fait que, lors d'une recherche au domicile de Morgan après sa disparition, il est tombé sur un livre dont une page avait été marquée "la naissance d'un président". Lautee affirme également que Morgan était au courant du plan de préparation d’un coup d'État par René et que René aurait pu avoir peur que Morgan en informe Mancham. "Morgan était connu pour être une pipelette et le président James Mancham [aurait pu] entendre parler du coup d'État. C'est pourquoi ils se sont débarrassés de lui", déclare Lautee.
Tué par des gens qu'il connaissait
Après la disparition de Morgan, Lautee s’était souvenu de sa conversation avec lui au sujet des armes à feu et c'est la raison pour laquelle il avait mené son enquête sur l'île aux Récifs. "Je crois que Gilbert Morgan connaissait la personne qui l'a appelé au bord de la rue à l'hôtel Reef, et qu'il lui faisait confiance. Selon sa femme Silvia, Gilbert [est allé] dans la rue parler à plusieurs personnes qu'il connaissait, y compris Phillippe D'Offay [un homme lié à la mort de Davidson 'Son' Chang-Him, le 5 juin 1977] et beaucoup d'autres, dont je ne mentionnerai pas les noms ici", déclare Lautee. Lorsque Morgan a quitté l'hôtel, il a en effet laissé sa bière et son paquet de cigarettes sur la table, "une indication claire qu'il allait revenir", explique Lautee.
Au cours de son enquête, l'enquêteur de police se souvient avoir interrogé deux pêcheurs qui ont déclaré avoir vu un bateau rempli de gens, naviguant vers l'île aux Récifs. Ces hommes étaient armés et leur ont fait peur. Les pêcheurs "m'ont dit qu'en passant devant le bateau, ils ont pu voir Albert René qui essayait de se cacher au fond de l’embarcation. Ils ont également identifié Marc Ah-time - la personne qui a été chargée plus tard d'ouvrir la porte de l'armurerie, le 5 juin [jour du coup d'État]. Il semble donc qu'Albert était là au cours de la nuit fatidique", affirme Lautee.
Un rapport inachevé qui n'a jamais été retrouvé
L'enquêteur fait également référence à une de ses conversations avec Phillipe D'Offay. "Il m'a dit qu'ils m'ont observé [allant à l'île aux Récifs] depuis L'Exil, la maison de René à Sans Soucis, à travers un télescope et que si j'avais regardé de près dans la mer pendant que j'étais sur l'île, j'aurais vu des cartouches qu'ils avaient jetées", témoigne Lautee. "Philippe D'Offay n'a pas voulu dire grand-chose sur l'incident. Mais d'après mon enquête et la conversation que j'ai eue avec tant de personnes, je ne doute pas que la disparition [de Morgan] ait été orchestrée par Albert René et ses hommes de main. Je crois qu'ils ont enlevé Gilbert Morgan de l'hôtel Reef, l'ont emmené à l'île aux Récifs pour leur montrer où il avait caché ses armes, puis ils l'ont tué là-bas et ont jeté son corps à la mer", conclut Lautee.
Deux jours après le coup d'État, Lautee explique qu'on lui a retiré l'affaire et que le commissaire de police, James Pillay, lui a ordonné de remettre son rapport inachevé au président René. Le 15 mai 1981, Lautee a figuré parmi quatorze officiers illégalement licenciés des forces de police. En juillet 1981, il a émigré au Canada, où il réside toujours, et d’où il a témoigné via Skype. Son rapport de 1977 n'a jamais été retrouvé. Philippe D'Offay est mort.