On est à un jet de lance-pierre de Tromsø, au nord du cercle polaire arctique. Précisément à Kvaløya, « l’Île aux baleines », qui a vu mourir il y a six ans son dernier bœuf musqué, descendant d’une espèce ayant côtoyé les mammouths et qui s’était réfugiée en Arctique du fait – déjà – du réchauffement climatique, il y a 2000 ans. Une femelle. Morte d’avoir avalé les anneaux en plastique d’un pack de six bières. La « norvégianisation » l’a tuée, mais lui a offert une autopsie, et un prénom : Alma.
Les rennes de Per Kitti pourraient à leur tour bientôt disparaître, si l’on en croit cet éleveur traditionnel sami qui, à 71 ans, fait lui-même figure de survivant sur cette île désormais acquise à la civilisation, avec ses routes, son électricité, et sa dizaine de milliers d’habitants descendants de vikings et amateurs de bière.
À la nuit tombée, Kitti nous reçoit dans sa cabine de bois rectangulaire. Une pièce haute de plafond, tout-en-un : cuisine à bois, banquette à coucher et table à manger. Autour, au fil des décennies, une cité pavillonnaire a encerclé le nomade sédentarisé. Lentement, le petit homme sec aux yeux vifs nous sert un café, roule une cigarette, va chercher sur une étagère un album, qu’il feuillette tristement. Des photos de rennes mutilés, tués par les chiens des autres habitants de l’île. Kitti relève la tête : « Après moi, ici, l’élevage de rennes va s’éteindre. » Le lendemain, avec un peu de chance et beaucoup de patience, nous apercevons ses rennes sur un pâturage vert, au pied des contreforts neigeux de Kvaløya. Au passage d’un avion, le plus âgé du troupeau lève ses courts bois d’hiver en ruminant.
Un Sami à l’école de la « norvégianisation »
L’élevage de rennes, qui occupe moins d’un Sami sur cinq aujourd’hui, reste un marqueur identitaire fort pour le dernier grand peuple autochtone d’Europe. Les Sami seraient entre 80 000 et 100 000 à vivre entre la Norvège, la Finlande, la Suède et la Russie. Ceux des côtes vivent aussi de la pêche. Mais la plupart se sont mêlés aux sociétés majoritaires, de gré ou de force. Quand Kitti est né, en 1948, Kvaløya était encore un terminus de la migration annuelle des éleveurs sami venus de Suède chercher la douceur des bords de fjords. Ces mouvements ancestraux ont été arrêtés, pour l’essentiel, par les frontières et la politique de « norvégianisation ». « C’est ma grand-mère qui a décidé, raconte Kitti, de se sédentariser sur cette île, après la Seconde Guerre mondiale. » Une forte tête fumeuse de pipe, si l’on en croit son portrait au mur de la cabine. La légende familiale raconte qu’elle fut la première à exiger de l’argent, sur le marché, pour les peaux que les Norvégiens troquaient contre alcool et verroteries.
Voici pourquoi Kitti pourrait être un témoin édifiant pour la Commission vérité et réconciliation (CVR) norvégienne chargée d’« enquêter sur la politique de norvégianisation et les injustices commises contre les peuples Sami et Kven / Norvégiens finlandais ». Cette commission siège à Tromsø, de l’autre côté d’un pont routier qui n’existait pas lorsque Kitti était enfant. Le jeune Sami allait alors en bateau à l’école, où il faisait face, dit-il, à la haine et au racisme. « On me battait, on me traitait de ‘Lapon’ [terme péjoratif pour les Sami]. C’était très dur. » Puis Kitti a fait son service militaire, subissant à nouveau les brimades du fait de son origine ethnique. L’assimilation, pourtant, n’était vraiment pas pour lui. « Je dois être un Norvégien, admet-il, mais en mon for intérieur je suis Sami. »
« La loi norvégienne sent le racisme »
« Aujourd’hui le racisme perdure d’une façon plus soft, moins ouverte », dit Kitti, à travers les lois et l’Office public en charge de l’élevage de rennes. Qui le met en rage. L’éleveur déploie une carte de Kvaløya, montre des zones de l’île sur lesquelles l’Office, il y a peu, a tenté d’assigner ses rennes à résidence. « Les agents de l’État sont venus avec un contrat, avec mon nom en bas. J’ai refusé de signer. » Une injure à la nature pour cet homme qui lui-même n’a pu adopter certains usages « norvégiens », tels que fixer un rendez-vous, avec une heure et un lieu. « C’est nous qui suivons les rennes. Ce sont des animaux sauvages, vous ne pouvez pas faire ça ! »
L’incident fait remonter à sa mémoire différentes mesures prises, au XXe siècle, pour encadrer les rennes et les autochtones. Kitti replie sa carte, tremblant. « Contraindre l’élevage de rennes à des zones spéciales, c’est du racisme. Les officiels sont contre nous. La loi norvégienne sent le racisme. » L’éleveur l’affirme clairement : « La Commission vérité doit examiner les lois et leurs idioties. » Il leur a déjà parlé, au téléphone. Mais c’est une institution norvégienne. Il n’a pas confiance. « Ils ont pris mon témoignage mais ils n’ont pas voulu m’écouter », dit-il. D’un regard noir, Kitti désigne son vieux téléphone Nokia, en charge près de sa radio et d’une pile de journaux. La CVR n’a pas éteint sa colère.
Vingt ans après les excuses du roi
De l’autre côté du pont, la Commission vérité démarre ses travaux lentement. Son secrétariat est à l’Université arctique de Norvège (UIT), à Tromsø. Surnommée la « Paris du Nord », cette cité qui a fait sa fortune sur la pêche au cabillaud et à la baleine est devenue un hub culturel et touristique majeur du Grand Nord, tête de pont de la civilisation norvégienne dans ce vaste territoire. Il faut autant de temps en avion pour aller de Paris à Oslo, la capitale, que de Tromsø à Oslo, où le Parlement de Norvège a décidé, en juin 2017, contre l’avis du gouvernement conservateur de l’époque, de créer cette Commission vérité, pas moins de vingt ans après les excuses officielles présentées au peuple Sami par le roi de Norvège, Harald V. Il a fallu encore une année pour voir nommés ses onze commissaires et son président, et près d’un an pour voir inaugurer son secrétariat. À la fin 2019, elle n’avait collecté que 75 témoignages individuels. Mais son rapport final n’est attendu qu’au 1er septembre 2022. La CVR a le temps.
Pour une large part, le mandat de la CVR norvégienne est historiographique et analytique. Sa tâche première est de réaliser une « cartographie historique » des politiques menées contre trois populations ancestrales des terres septentrionales de Norvège – les Sami, les Kven et les Skogfinn (les « Finlandais des forêts », en norvégien) – « de 1800 à nos jours ». Sa deuxième tâche est d’examiner « les répercussions actuelles de la politique de norvégianisation » et d’enquêter sur les crimes de haine et de racisme perpétrés contre ces populations. Sa troisième tâche sera de recommander, dans son rapport final au Parlement qui l’a nommée, des « mesures pour la poursuite de la réconciliation (…) susceptibles de créer une plus grande égalité entre la population majoritaire et la population minoritaire ».
La vérité, quand la norme est de ne pas tout dire
La première rencontre de la CVR avec le public s’est tenue en septembre 2019, à Bugøynes, un petit village de pêcheurs proche de la frontière avec la Russie. La Commission doit encore se faire connaître auprès de la population majoritaire et surmonter le scepticisme des minorités. Mais du fait de son implantation à l’UIT de Tromsø, ses travaux semblent accompagnés et étudiés, en Norvège et au-delà, par nombre d’universitaires. Parmi ceux-ci, Gunn-Tove Minde, professeure spécialiste des questions de santé à l’UIT. Elle-même Sami, elle développe des programmes de terrain avec les populations autochtones. « C’est une population qui a besoin d'une aide accrue pour traiter ses problèmes psychosociaux, sa faible estime de soi et ses dilemmes identitaires, mais au sein de laquelle il faut pouvoir dire ‘j’assure’ et qui dit ‘on ne veut pas être victimisée’. » Pour elle, un grand défi de la CVR sera d’accéder à la parole « quand la norme, dans la culture Sami, est de ne pas tout dire ».
Bien que la Commission soit en partie composée de personnes issues des communautés et qui parlent leurs langues, Minde se demande comment la CVR va bien pouvoir collecter des histoires qui ne se racontent pas, même au sein des familles, et comment elle va les raconter ensuite « dans une perspective sami ». Un cinéaste norvégien, Jens Ivar Nergard, précisait lors d’un séminaire organisé à l’UIT en octobre : « Un des défis de cette commission est de faire face à des histoires d’internat qui ne sont même pas partagées dans le récit ‘familial’ de la communauté. Plus l'expérience est tendue, plus elle est difficile d'accès. C'est un long chemin pour la faire remonter à la surface. »
Une « commission d’experts » avec une « méthode nordique »
L’éleveur Kitti se demande lui pourquoi aucun grand leader Sami n’est à la CVR. Celle-ci est présidée par un politicien norvégien, Dagfinn Høybråten, ancien chef du Parti chrétien démocrate. Une sami, cependant, est à la tête du secrétariat : Liss-Ellen Ramstad, qui a travaillé pour l’administration norvégienne et comme conseillère au Parlement Sami de Norvège, une instance représentative créée en 1989. « Il y a eu un grand débat public sur le fait de savoir qui ferait partie de la Commission et de quel type de commission il s’agirait, explique Ramstad. Au bout du compte, le Parlement norvégien a décidé qu’il s’agirait d’une commission d’experts. Ils ont été choisis parce qu’ils sont à la pointe dans leurs domaines. Ils ont une grande connaissance des sociétés, des langues et des cultures Sami et Kven. » L’initiative, ajoute-t-elle, a d’abord été portée devant les trois Parlements sami de Norvège, de Finlande et de Suède, en 2014. Tous voulaient une commission vérité à dimension nordique. Mais le processus est allé plus vite en Norvège, qui a pris les devants.
La CVR norvégienne s’est inspirée, précise-t-elle, de commissions antérieures, en particulier au Canada, dans la façon d’approcher les gens par exemple. « Mais le Canada était très axé sur les réparations, et cela ne fait pas du tout partie de notre mandat. » Elle a aussi examiné le cas du Groenland. « Nous avons, là aussi, des similitudes, mais il s’agissait d’un processus interne, qui ne concernait qu’une communauté. Notre commission s’adresse à l’ensemble de la société et c’est le Parlement national qui a décidé de faire ce travail. C’est la plus grande différence. » L’Afrique du Sud, également, a été étudiée. « La plus grande différence est que, ici, nous n’allons poursuivre personne, que nous ne sommes pas un tribunal. Mais je pense que la leçon de l’Afrique du Sud est de ne pas avoir peur de lever des tabous, des questions difficiles, ou les pans les plus noirs de notre histoire publique. Peut-être que nous avons besoin de cela pour guérir en tant que nation. » Finalement, décrit-elle, « en Norvège, nous avons développé une méthode nordique sur la façon dont nous menons ce travail, qui convient à nos communautés. Cette méthode s'applique à toute la nation, pas seulement aux sociétés kven, sami et forestières. Il y a une histoire commune à rendre visible en Norvège. »
Dépasser la honte, pour se réconcilier
Les commissaires poursuivent leurs activités professionnelles et ne sont pas à plein temps. Plusieurs fois par mois depuis septembre, la CVR est néanmoins allée à la rencontre des populations, dans les villes du Grand Nord mais aussi à Oslo. Les victimes ne sont pas invitées à témoigner publiquement lors de ces rencontres, mais par écrit, par enregistrement audio ou vidéo, y compris à travers des entretiens individuels directs et enregistrés. Elles peuvent alors dire si elles acceptent ou non que leur récit puisse être rendu public par la suite. Lors de ces rencontres, des associations Sami ou Kven sont invitées à s’exprimer. Les journalistes peuvent y assister. Le public n’est pas encore nombreux, quatre-vingt personnes environ par réunion. « Mais nous recevons de nombreuses invitations, de toutes les régions, de la part d’institutions Sami ou Kven, d’instituts linguistiques, de programmes communautaires, de festivals », se félicite Ramstad.
La « réconciliation » entre les populations majoritaires et minoritaires est l’objectif final affiché de la Commission. Pour Ande Somby, juriste, artiste et activiste sami, « c’est une chance. Le concept de réconciliation est un cadeau aux générations futures. C’est notre contribution pour rendre le monde plus civilisé. » Les Norvégiens, rappelle-t-il devant un parterre d’universitaires lors d’un débat à l’UIT, ont pris conscience des violations causées aux autochtones par la politique de norvégianisation avec les grèves de la faim organisées à Oslo, en 1979, contre la construction du barrage hydroélectrique d’Alta. Quarante ans plus tard, la honte est pourtant toujours là. « Du côté des autochtones, la honte peut être liée à la langue, aux vêtements, à la nourriture, et il peut devenir honteux d’avoir honte. Du côté des majoritaires, qui ne savent rien des pensionnats et de l’accaparement des terres, cela a aussi à voir avec la honte. L’ignorant est souvent honteux d’être ignorant. Nous devons trouver des moyens constructifs pour faire face à la responsabilité collective. »