Il y a deux semaines, une centaine d'Indiens Kankuamo se sont rassemblés dans une école de leur réserve à Atanquez, sur les pentes nuageuses de la Sierra Nevada de Santa Marta, dans le Nord de la Colombie. Pendant neuf heures, ils ont visionné des vidéos dans lesquelles huit officiers et neuf soldats de l'armée colombienne décrivaient les exécutions extrajudiciaires de huit membres de leur communauté. Après avoir visionné les témoignages des militaires, ils ont commencé à pointer les parties où leurs souvenirs d’événements survenus il y a plus de dix ans différaient, et à se poser de nombreuses questions.
Ils étaient accompagnés d'un juge de la juridiction spéciale pour la paix (JEP) et de deux psychologues, qu'ils avaient rencontrés à plusieurs reprises au cours de l'année passée et qui avaient apporté en personne les témoignages filmés. Cette assemblée communautaire – et des dizaines d'audiences similaires – montrent l'ambition du système de justice transitionnelle colombien de punir les crimes les plus graves commis pendant un conflit armé qui dure depuis 52 ans. Elles donnent également un aperçu des défis à venir et des questions plus larges de la participation des victimes, qui nécessitent encore des réponses.
Une place pour chaque victime ?
Placer les victimes au centre a été, du moins sur le papier, l'une des principales aspirations de l'accord de paix signé par le gouvernement colombien et les anciennes Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) en 2016, ainsi que du système de justice transitionnelle qui en a découlé. Garantir leur participation tout au long des procédures est l'un des plus grands défis de la JEP – qui a commencé à fonctionner il y a exactement deux ans en tant que bras judiciaire de la justice transitionnelle. Ce ne sera pas une mince affaire dans un pays où 8,9 millions de personnes - sur une population de 48 millions - sont officiellement reconnues comme victimes et où des milliers d'entre elles attendent que leur cas fasse l'objet d'une enquête, de poursuites et de sanctions.
L'accord de paix stipule que les victimes doivent pouvoir participer tout au long de la procédure, afin de garantir la satisfaction de leurs droits à la vérité, à la justice, aux réparations et à la non-récurrence. En fait, des sanctions plus clémentes sont conditionnées à ce que les anciens combattants des FARC, ainsi que les membres de l'armée et autres personnes ayant commis des crimes internationaux, reconnaissent leur responsabilité, disent la vérité et aident personnellement les victimes à obtenir réparation.
Sept maxi dossiers d’accusation
Jeter les bases de cette approche centrée sur la victime est une chose. Le mettre en œuvre en est une autre. Actuellement, la JEP travaille sur sept maxi dossiers comprenant chacun différents crimes représentatifs du conflit colombien et identifiant les responsables de ces crimes. Deux d'entre eux traitent de l'implication des FARC dans l'enlèvement et le recrutement forcé d'enfants soldats ; un autre dossier des exécutions extrajudiciaires effectuées par l'armée ; tandis que plusieurs dossiers classés par région documentent les violations des droits humains spécifiques commises dans ces zones.
Pour permettre la participation des victimes, les juges de la JEP avaient divisé la phase d'enquête en quatre moments distincts, chacun d'entre eux comprenant un mécanisme spécifique de participation des victimes. Cependant, ils se sont rapidement rendu compte que le caractère unique de chaque affaire exige une plus grande flexibilité.
"Notre défi est de trouver un terrain d'entente qui nous permette d'assurer une participation solide des victimes, mais aussi de faire en sorte que les juges puissent gérer et diriger ce processus de maxi dossiers", déclare Óscar Parra, l'un des juges du panel judiciaire en charge de la première étape du travail de la JEP. "Ce que nous avons découvert, c'est que les affaires sont si différentes que chaque juge propose une méthode idéale de participation et que le panel judiciaire vérifie pleinement que celle-ci est conforme aux meilleurs standards nationaux et internationaux", explique sa collègue Julieta Lemaitre, qui dirige les enquêtes sur les enlèvements des FARC.
Une telle créativité semble indispensable étant donné l'ampleur des atrocités, même si des schémas de participation flexibles conçus au cas par cas pourraient à l'avenir susciter des critiques au sein de la JEP, tant de la part des auteurs que des victimes qui pourraient arguer que les règles ne sont pas claires ou les trouver discriminantes.
Entendre et recenser les victimes
La JEP s'est d'abord efforcée de faire en sorte que les victimes, les organisations qui les regroupent et celles qui les défendent légalement soumettent des rapports détaillés de actes subis. Jusqu'à présent, la juridiction spéciale a reçu 249 rapports. Au moins 125 d'entre eux ont été soumis par des victimes et des organisations qui les représentent, et une centaine d'autres proviennent du Centre national de la mémoire historique, géré par le gouvernement, qui a passé la dernière décennie à documenter les effets du conflit armé. Au départ, les juges de la JEP pensaient que deux ans suffiraient aux victimes pour présenter ces rapports, mais cela n’a pas suffi. La demande a été telle que la juridiction a récemment prolongé ce délai d'un an, jusqu'en mars 2021. Cette prolongation peut également lui donner une chance de continuer à nouer des liens avec les victimes encore sceptiques sur son travail, notamment le groupe de femmes qui disent avoir subi des violences sexuelles alors qu'elles étaient membres des FARC. Par le biais de ces rapports, les victimes ont aidé la JEP à décider quels crimes internationaux prioriser au moment de débuter son travail.
En ouvrant les premiers maxi dossiers, les juges ont également commencé à identifier les victimes pour chacun des crimes. Ils se sont vite rendu compte qu'une seule méthode pour les identifier ne suffirait pas. Par exemple, les victimes d'enlèvements et de violences sexuelles ont été moins enclines à se faire connaître du public et à se regrouper, par opposition aux victimes des exécutions extrajudiciaires qui sont bien organisées.
Cela signifie qu'un effort particulier a été nécessaire pour trouver et persuader certaines victimes qui font profil bas de participer aux procédures naissantes. Les juges travaillant sur les enlèvements ont ainsi conçu une campagne nationale. Ils ont demandé à l'Unité des victimes du gouvernement d'envoyer des SMS aux 37 000 victimes de ce crime inscrites dans son registre national, leur indiquant comment s'inscrire si l'ancienne guérilla avait été responsable. Ils ont ensuite vérifié les bases de données du bureau du procureur général, pour identifier celles qui n'avaient pas encore été jointes et ont rédigé un script, lu par les assistants juridiques qui les ont appelées. Ils ont également formé des médiateurs locaux et diffusé des annonces sur les stations de radio communautaires desservant les zones rurales.
Ces efforts ont porté leurs fruits. Ils attendaient 1.600 victimes d'enlèvement par les FARC, selon une simulation réalisée par un ingénieur qui travaille avec les juges. Jusqu'à présent, 1.709 victimes ont demandé à s’enregistrer. "Si vous êtes victime d'un enlèvement, aujourd’hui vous devriez savoir que vous avez le droit de participer à ce dossier", déclare Lemaitre, qui était professeur de sciences sociales et juridiques avant de rejoindre la JEP. Une méthode similaire sera probablement mise en œuvre pour retrouver les anciens enfants soldats, qui ont également tendance à garder profil bas.
L’ampleur de la tâche est immense. Il y a deux semaines, les juges travaillant sur l'une des affaires régionales documentant les violations des droits humains commises dans le Cauca et le Valle del Cauca ont enregistré 100.000 victimes dans 31 réserves indigènes différentes.
Confronter les récits des auteurs
Depuis l'année dernière, les juges de la JEP ont interrogé des centaines de personnes afin de construire chaque maxi dossier. Au cours de longues audiences à huis clos, les auteurs présumés - dont 25 anciens membres du haut commandement central des FARC - ont commencé à répondre aux listes de questions établies par la juridiction spéciale.
Jusqu'à présent, 350 anciens rebelles des FARC ont fourni des témoignages écrits collectifs sur la pratique des enlèvements par la guérilla, parmi lesquels 187 ont présenté oralement des récits individuels exhaustifs. De même, 207 anciens membres des forces armées et de la police ont témoigné individuellement sur les exécutions extrajudiciaires (appelées "faux positifs" en Colombie), parmi lesquels 43 ont également déposé des déclarations écrites.
Depuis décembre, les juges ont commencé à donner accès à ces témoignages aux victimes d'enlèvements, en partageant aussi bien les récits collectifs des hauts gradés des FARC que ceux des guérilleros directement responsables de leur calvaire. Leur raisonnement est qu'il y avait une directive nationale incitant aux prises d’otages – "rétentions économiques" dans leur jargon - mais aussi une certaine autonomie entre unités qui a suscité des pratiques différentes. Les victimes enregistrées ont reçu des courriels leur demandant si elles souhaitent avoir accès à ces dossiers, que ce soit à la séquence vidéo originale ou à la transcription, si elles préfèrent ne pas voir de visages. Au total, pour chaque unité des FARC, il y a environ 20 heures d'images et 500 pages imprimées. Jusqu'à présent, 700 victimes ont répondu positivement.
Les responsables de la JEP ont imaginé trois moyens pour permettre aux victimes d’accéder à ces informations. Environ 300 personnes ont participé à des ateliers de groupe d'une journée dans cinq villes, où elles ont examiné les documents avec des juges et des psychologues. D'autres ont commencé à recevoir la semaine dernière une connexion à un site en ligne sécurisé où elles peuvent consulter les documents. Enfin, les victimes peuvent également se rendre au siège de JEP à Bogota pour consulter les dossiers.
Cette méthodologie évite pour l’heure les face-à-face entre victimes et auteurs, afin de ne pas revictimiser ceux qui ont souffert. Des confrontations pourront avoir lieu plus tard, mais la juridiction spéciale insiste sur le fait qu'elle veut construire la vérité à travers un dialogue réparateur entre victimes et auteurs. Certaines victimes et certains de leurs avocats ne partagent pas ce point de vue, estimant qu'il s'agit d'une préoccupation paternaliste, et exigeant de pouvoir questionner les accusés en personne.
Néanmoins, de nombreuses victimes apprécient la possibilité de commenter les témoignages des accusés. "Ils ont jusqu'à présent admis plusieurs faits importants, mais à leur manière. Je sais combien mon père a souffert lors de son enlèvement. Ils n'abordent pas la manière dont ils ont traité les gens. Ils ont été plus durs et violents que ce qu'ils prétendent", déclare Angélica Mora, qui a participé à l'un de ces ateliers et a demandé aux anciens commandants des FARC de reconnaître les traitements dégradants infligés à leurs otages. "C'est quelque chose à considérer, de faire en sorte que nous, victimes, puissions vérifier s'ils sont vraiment repentants".
Premières mises en accusation vers mi-2020
Certaines victimes restent méfiantes. Ximena Ochoa, éleveuse de bétail dont la mère a été kidnappée contre rançon par les FARC en 1991, s'est enregistrée et a reçu le courriel sur l'accès aux témoignages des accusés. Mais elle a décidé de ne pas y aller. Elle n'a pas d'avocat et elle ne fait pas confiance aux organisations de défense des droits humains que la JEP lui a proposé comme aide juridique. "Sans avocat, je ne peux rien faire. Cela limite la participation effective", dit-elle. Son cas souligne l’importance pour la justice transitionnelle d'accroître les efforts de sensibilisation auprès des victimes qui, comme elle, ont fini par s'opposer à l'accord de paix.
Les observations qui en découlent - comme les 195 pages de témoignages soumis par les Indiens Kankuamo - seront transmises aux avocats de la défense, afin qu'ils puissent répondre et fournir plus d'informations. Toutes ces preuves seront prises en compte par les juges de la JEP lors de la rédaction de leurs actes d'accusation, qui identifieront individuellement les personnes responsables d’avoir ordonné et perpétué le crime. Les premières mises en accusation seront probablement publiées au milieu de l'année 2020.
Cela débouchera sur des audiences publiques. Au cours de celles-ci les accusés pourront décider d'assumer leur rôle et bénéficier en contrepartie d'une sanction de 5 à 8 ans dans un cadre non carcéral. S’ils reconnaissent leur culpabilité, leurs dossiers seront probablement rendus publics, mais on ne sait pas encore quand et comment cela se fera. S’ils récusent les accusations, les dossiers resteront probablement confidentiels car ils seront transmis à l'unité des poursuites de la JEP. Leur responsabilité sera alors évaluée dans un cadre contradictoire, via une procédure plus proche du système de justice pénale ordinaire.
Équilibrer la participation et les mises en accusation
Le vaste nombre de victimes et d'auteurs laisse plusieurs questions en suspens. La première est de savoir comment la JEP va gérer les attentes des victimes, étant donné que toute ne pourront pas participer de la même manière. Bien la JEP ait un délai de 10 ans pour présenter des actes d'accusation et de 15 ans pour conclure ses activités, ses choix en matière de poursuites feront probablement souffrir pour de nombreuses victimes.
Cela signifie que le tribunal devra trouver un équilibre entre le fait de permettre la participation et l'élaboration de ses actes d'accusation. "Dans un scénario de justice transitionnelle, nous devons nous demander s'il est possible de passer quatre ou cinq ans à enquêter sur un crime alors que nous avons 200 rapports de victimes. Mon opinion personnelle est que la JEP doit favoriser autant de cadres de réparation que possible dans lesquels la voix des victimes est entendue, en trouvant des moyens de concilier leurs attentes personnelles avec les défis des maxi dossiers", déclare Parra, un criminologue qui a travaillé auparavant à la fois à la Cour et à la Commission interaméricaines des droits de l'homme. Cela pourrait inclure, selon lui, des alternatives telles que des audiences au cours desquelles les accusés qui ne sont pas jugés les plus responsables et qui évitent ainsi les poursuites pourraient répondre aux questions des victimes. Dans cette optique, chaque étape de la procédure intègrerait un élément de réparation et un soutien psychosocial.
Un autre défi constant est l'attente de la société colombienne de voir les anciens commandants des FARC admettre publiquement leurs actes. Cependant, cela se heurte à la nature sensible d'une grande partie des informations et à l'importance de garder un espace sécurisé pour les victimes.
De nombreuses victimes sont ouvertes à une approche publique : les Mères de Soacha, un groupe de femmes dont les fils ont été tués lors d'exécutions extrajudiciaires, ont demandé que l'audience d'octobre dernier, au cours de laquelle elles ont examiné les récits des auteurs, soit ouverte aux médias et diffusée en direct. De même, plusieurs personnalités politiques enlevées par les FARC ont choisi de présenter leurs récits publiquement, tandis que la plupart des autres victimes ont préféré éviter les feux de la rampe. Les Indiens Kankuamo, en revanche, ont demandé que leurs audiences restent confidentielles, étant donné la récente recrudescence des incidents violents dans leur région montagneuse.
La façon dont la JEP répondra in fine à ces questions délicates déterminera si ses intentions, complexes et ambitieuses en matière de participation des victimes, lui permettront effectivement de rétablir la confiance des citoyens vis-à-vis des institutions et de l'État.