En décembre 2015, le président gambien Yahya Jammeh a déclaré que ce petit pays d'Afrique de l'Ouest de 2 millions d'habitants était un État islamique. La nouvelle a particulièrement inquiété la population chrétienne, qui compte un peu plus de 130 000 personnes. À l'époque, on ne savait pas encore que la Constitution républicaine serait supprimée et que la nature laïque de l'État et de ses tribunaux serait modifiée.
Jammeh s'était créé une image d’homme pieux. Il se promenait avec ce qui semblait être un Coran et des prières musulmanes. Il s'entourait de clercs formés en Arabie Saoudite. Mais pour ses détracteurs, la religion n'était rien d'autre qu'un outil de contrôle politique. Philip Saine, membre du Conseil chrétien gambien dont le livre « Challenges of Gambian Churches During Yahya Jammeh's Era » a été admis comme preuve par la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) - a témoigné devant la Commission. Après la déclaration de 2015 les chrétiens gambiens ont tenté, dit-il, de dissuader le président de transformer le pays en un État islamique. Ils ont notamment demandé des éclaircissements sur la signification de la déclaration de foi chrétienne. Mais Jammeh a refusé de rencontrer les dirigeants chrétiens, qui recevront plus tard une lettre de sa part disant que sa déclaration n'était « pas négociable » mais que les droits des chrétiens seraient respectés. Cela n'a pas suffi à apaiser leurs craintes.
Expulsions pour croyances religieuses
Jammeh a dirigé la Gambie pendant 22 ans, jusqu'en janvier 2017. Et il n'y a pas que les chrétiens qui estiment avoir été opprimés sous son règne. Certains des groupes religieux victimes sont des musulmans appartenant à une secte différente de celle des religieux saoudiens formés par Jammeh et qui siègent au Conseil suprême islamique. Sous Jammeh, ce Conseil avait beaucoup d'influence. Jammeh en avait besoin pour contrôler les 90% de la population musulmane. Et les membres du Conseil avaient besoin de sa protection pour renforcer leur contrôle sur la société.
Les Ndigal forment l'un des groupes religieux minoritaires musulmans qui affirment avoir subi l'oppression de l'État. Ce sont des disciples du marabout Muhamadou Habibou Secka, qui sera plus tard connu sous le nom de Ndigal, un terme wollof qui signifie « la révélation divine ». Le groupe religieux vient de Kerr Mot Ali, une colonie de la région du fleuve central en Gambie, à environ 4 heures de route de Banjul, la capitale.
En 2002, Secka et ses disciples - qui seraient environ 5000 - ont arrêté de dire les cinq prières quotidiennes que les musulmans pratiquent. Ce fut le début de leurs problèmes avec l'Etat, a témoigné Yunusha Ceesay, un Ndigal. Jammeh et le Conseil suprême islamique ne l'ont pas toléré. Le gouvernement a déclaré que les Ndigal ont fermé de force la mosquée du village, empêchant les gens d'y prier. Pour les autorités, les prétentions des Ndigal à représenter eux-mêmes Dieu étaient offensantes pour la moralité et l'ordre public.
L'ancien gouverneur de la région, Ganyie Touray, a déclaré à la TRRC qu'il avait reçu de l’exécutif l’ordre de rouvrir la mosquée et d’expulser les Ndigal de Gambie. Cela s’est passé en janvier 2009, avec l'aide des forces paramilitaires, a-t-il dit.
- « Avez-vous cherché à connaître l'autorité sur laquelle ce décret était fondé, lui a demandé Essa Faal, avocat principal du TRRC.
- Il est venu du cabinet de la présidence et était signé par le secrétaire général. C'était à moi de prendre des mesures. Qu'est-ce que je pouvais demander ?
- Vous pensiez qu'il était légal d'expulser les gens de leur village à cause de leur croyance religieuse ?
- Ce que je croyais, c'est que ce qu'ils faisaient n'était pas conforme à l'Islam et aux lois de ce pays.
- Je pense que vous et moi et d'autres musulmans conviendrons que ce qu'ils font n'est pas conforme à l'Islam. Mais il ne s'agit pas de vous et moi : pensez-vous qu'il soit juste d'expulser des gens de leur propre pays en raison de leurs croyances religieuses ?
- Ceux qui ont donné les instructions sont ceux qui connaissent la loi. Je ne suis pas avocat et je ne connais pas la loi.
- M. Touray, vous étiez le gouverneur.
- Oui, c'est vrai.
- Donc, votre ignorance de la loi n'est pas une excuse.
- Oui, c'est vrai.
- Et même vous, en tant que personne, croyez-vous qu'il est juste d'expulser des gens de leur propre maison simplement à cause de leur croyance religieuse ?
- C'est illégal.
- Par conséquent, croyez-vous que ce que vous avez fait était illégal ?
- Je ne crois pas que ce que j'ai fait était illégal. On m'a donné une instruction et je l'ai exécutée.
- Vous venez d'accepter que ce que l'on vous a dit de faire était illégal.
- Oui. Pour expulser de force quelqu'un de sa résidence, il y a des procédures à respecter.
- Mais vous avez exécuté cet ordre, n'est-ce pas ?
- Oui, je l'ai fait.
- Vous convenez donc que vous avez exécuté un ordre illégal ?
- Mais pour moi, les ordres m'ont été données par des gens dont je prenais l'autorité...» a tenté d’expliquer l'ancien gouverneur.
Le chef religieux Ndigal Habibou Secka a lui-même été menacé et arrêté, mais il a refusé de se soumettre. Il est mort en 2007. Le 12 octobre 2017, soit neuf mois après que Jammeh ait fui la Gambie, la Haute Cour a jugé que les ordres de l'État contre les Ndigal étaient illégaux et a ordonné à ses adeptes de retourner dans leur campement.
Tensions avec le Conseil suprême islamique
Il y avait des tensions entre les religieux traditionnels et les clercs formés en Arabie Saoudite, qui contrôlaient le Conseil suprême islamique. Alors que les traditionalistes contrôlaient la plupart des écoles religieuses, les clercs qui contrôlaient le Conseil avaient le soutien de l'État. L'ancien imam de la Maison d'État, l'imam Abdoulie Fatty - qui est actuellement secrétaire général du Conseil - utilisait sa chaire, la télévision et la radio d'État tout à la fois pour attaquer en particulier une autre communauté musulmane, Ahmadiyya, dont les religieux formés en Arabie Saoudite disent qu'ils ne sont pas des musulmans.
"Le 23 juin 1997, nous avons envoyé une lettre au bureau du président Yahya Jammeh pour nous plaindre des attaques de l'imam Fatty, mais Jammeh ne nous a jamais répondu", a témoigné Baba Trawalley, chef des Ahmadiyya en Gambie. "Nous ne pouvons pas faire partie d'un conseil politique [le Conseil suprême islamique] qui n'a vu le jour qu'en 1992, alors que notre mouvement a vu le jour en 1889. Il ne peut nous être demandé de supplier pour faire partie de ce conseil. Nous ne pouvons en être membre que si nous y sommes officiellement invités", a déclaré Trawalley. Lorsque le conflit s’est déclaré entre les traditionalistes et le Conseil, Jammeh a pris parti en faveur du Conseil.
L'imam Ba Kawsu Fofana a été un critique intrépide de Jammeh. Propriétaire d'une école coranique, Kawsu a été arrêté à plusieurs reprises par des agents de l'État, ce qui a entraîné la fermeture de son école. En 2012, il a été arrêté et détenu au secret pendant neuf jours au cours desquels il aurait été torturé. Il a ensuite fui le pays pour la Casamance, dans le sud du Sénégal, jusqu'en 2015, date à laquelle il a été autorisé à revenir. Devant la TRRC, Kawsu a directement accusé le Conseil suprême d'être responsable de son arrestation.
Le président du Conseil, l'imam Momodou Lamin Touray, et son secrétaire général, l'imam Abdoulie Fatty, ont tous deux fourni des déclarations écrites à la TRRC. Quand les audiences publiques reprendront le 17 février, ce sera peut-être leur tour de répondre aux critiques.