« Nous sommes peinés de constater qu’après l’alternance politique intervenue au sommet de l’État, nos bourreaux continuent à circuler librement au pays sans qu’ils ne soient contraint par la justice à rendre compte pour les crimes graves qu’ils ont commis », déplore l’abbé Joseph Musubao, prêtre du diocèse de Kinshasa, dans une déclaration, le 1er février 2020. Un an après l’investiture du président congolais Félix Tshisekedi, « aucun signal fort n’a été lancé par son administration en matière de lutte contre l’impunité des crimes graves », dénoncent, dans ce même communiqué, les représentants de 121 organisations de la société civile, qui lui rappellent « les crimes graves commis en Ituri, à Beni et ses environs, à travers le Nord-Kivu et le Sud-Kivu, les massacre des adeptes de Bundu dia Kogo [mouvement religieux et politico-culturel luttant pour la défense du peuple Kongo], les crimes commis dans le Tanganyika, dans le Kasaï Central, Kasaï Oriental et Kasaï, à Yumbi ainsi qu’à l’occasion de la répression violente des manifestations publiques exigeant la tenue des élections libres, transparentes et inclusives. »
Les 121 ONG formulent treize recommandations dont, soulignent-elles, la plus urgente serait de créer une « unité spécialisée mixte composée de magistrats et enquêteurs civils et militaires » afin de poursuivre les auteurs de ces crimes devant les juridictions compétentes. Cette unité mixte, si elle est créée, permettrait aux juridictions civiles, qui ne sont compétentes que depuis 2013 dans la poursuite des crimes internationaux, de bénéficier de l’expérience des tribunaux militaires, qui instruisent ces crimes depuis 2002 en République démocratique du Congo (RDC).
Volonté « mitigée » des juridictions civiles
Pour l’avocat Guy Mushiata, coordonnateur des droits humains pour l’ONG Trial International, les juridictions civiles restent passives, du fait de ce « manque d’expérience, doublé d’une volonté mitigée ». Inversement, pour Gentil Safari Kasongo, chercheur RDC à Impunity Watch, les juridictions civiles peuvent aider à obtenir justice là où les juridictions militaires sont limitées. « Quand les juridictions militaires avaient une compétence exclusive, on faisait face à un certain nombre de problèmes, notamment liés à l’indépendance des magistrats militaires. Un autre problème était l’impossibilité d’utiliser la procédure de citation directe auprès des tribunaux militaires. Auprès des juridictions civiles, la victime peut s’adresser directement au juge sans passer par le parquet. Si l’auditorat militaire n’enclenche pas de poursuite, une victime ne peut pas saisir les juges », explique-t-il à Justice Info.
Une justice militaire moins corrompue
Nombre d’avocats des victimes interrogés confirment que les juridictions militaires sont de loin plus avancées, à ce jour, dans la répression des crimes de masse. « Les juridictions militaires reçoivent les victimes dignement et traitent leurs plaintes avec célérité, les auditorats [parquet militaire] font un effort pour récolter le maximum des preuves. Les droits des prévenus sont pris en compte. Elles respectent la dignité des victimes en [les] protégeant. Elles sont moins corrompues que les juridictions de droit commun », applaudit l’avocat Sylvestre Bisimwa, qui mène par ailleurs avec d’autres acteurs de la société civile congolaise, depuis 2018, une campagne visant à instituer des tribunaux dits populaires.
Pour Kasongo, c’est l’assistance par des acteurs extérieurs qui « pourrait expliquer le fait que la corruption soit moins prononcée dans ces juridictions ». « Plusieurs procès liés aux crimes graves ont été menés ces dernières années avec un accompagnement financier, logistique, et technique des Nations unies et des ONGs », souligne le chercheur. Cependant, nuance-t-il, « le traffic d'influence des officiers supérieurs présumés auteurs des crimes constitue un obstacle majeur à la justice militaire, tout comme pour la justice civile ». Pour l’heure, les faits parlent d’eux-mêmes : selon Trial, un seul dossier pour crime de masse a été jugé par un tribunal civil par la Cour d’appel de Lubumbashi. Celle-ci a prononcé quatre condamnations, fin 2016, dans un procès où 23 Bantous et 10 Pygmées étaient soupçonnés de crimes contre l’humanité et crimes de génocide pour des violences ayant opposé leurs communautés.
Une trentaine d’affaires traitées en treize ans
De son côté, la justice militaire a traité une trentaine de dossiers de crimes de masse depuis 2006, année où le procès de Songo Mboyo a fait date, qualifiant pour la première fois en RDC le viol de crime contre l’humanité. Des miliciens de Jean-Pierre Bemba avaient attaqué un village de nuit et violé une soixantaine de femmes. Le jugement, rendu le 12 avril 2006 par le tribunal militaire de Mbandaka, à l’Ouest du pays, en a inspiré d’autres, jusqu’au plus récent survenu à Bukavu dans le procès « Koko di Koko ».
« Le plus gros des affaires a été jugé dans les provinces du Sud-Kivu, Nord-Kivu et de l’Ituri à partir de 2009 », résume Daniele Perissi, responsable du programme Grands lacs à Trial International. « À partir de 2015, la lutte contre l’impunité pour les crimes graves est devenue l’un des axes prioritaires de la réforme de la justice congolaise. Les lois incluant le Statut de Rome de la Cour pénale internationale dans le droit congolais sont entrées en vigueur en 2016. Grâce à cela, et à l’amélioration du soutien fourni par les partenaires internationaux, on peut constater ces dernières années une progression dans la quantité et qualité de la réponse judiciaire de la justice militaire. Par exemple, entre 2016 et 2019, dix affaires de crimes de masse concernant environ 30 prévenus ont été jugées par les juridictions militaires dans la seule province du Sud-Kivu. Cette dernière continue de faire figure d’exemple au niveau national. »
Des « difficultés » entravent l’administration de la justice
Si les résultats de la justice militaire congolaise sont incomparablement plus significatifs que ceux enregistrés par la CPI qui, dans la même période, a condamné trois chefs miliciens congolais, ils restent fragiles et limités. Et ses soutiens extérieurs ne se prononcent qu’à demi-mots sur l’évolution positive ou la régression des poursuites pour crimes graves, en RDC, depuis l’arrivée au pouvoir du président Tshisekedi. « Le chef de l’État a inscrit la lutte contre l’impunité, notamment des crimes graves, parmi ses priorités », rappelle Souleymane Kafana Coulibaly, coordinateur justice transitionnelle et lutte contre l’impunité à la Monusco, la mission locale des Nations unies. Mais, admet-il, « les juridictions militaires connaissent des difficultés qui entravent leur bon fonctionnement et, partant, la bonne administration de la justice. » En effet, précise-t-il, « on relève la faiblesse des moyens financiers, des ressources humaines, des difficultés logistiques, la situation sécuritaire précaire, et des difficultés à poursuivre les membres des groupes armés et certains officiers supérieurs ». « Malgré ces difficultés, dit Coulibaly, [en 2019] nous avons enregistré la tenue de certains procès emblématiques qui ont vu la condamnation de membres des forces de défense et de sécurité, ainsi que des groupes armés, au Sud-Kivu dans le dossier Koko di Koko et en Ituri dans le dossier de Djugu. » « Le gouvernement, recommande-t-il, devrait accélérer l’installation des cours et tribunaux sur l’ensemble du territoire pour rapprocher la justice des justiciables. »
Vendredi 14 février, le président a procédé à la nomination de hauts magistrats. Sa première décision relative à l’appareil judiciaire, une année après son arrivée au pouvoir. En conseil des ministres, Tshisekedi a assuré qu’elle constitue « le point de départ de la grande réforme (…) qu’il entend impulser afin de mettre fin à l’impunité, aux antivaleurs, à l’injustice et à la corruption ». Concernant la justice militaire, les magistrats nommés par Tshisekedi aux fonctions de premier président et de procureur général de la Haute Cour militaire avaient déjà été nommés, par son prédécesseur Joseph Kabila, aux mêmes fonctions.