Le conflit au Yémen a surtout été présenté dans les médias internationaux comme une question humanitaire, avec une intervention nécessaire pour empêcher la famine, vue comme un malheureux sous-produit de la guerre. Pourtant, depuis la prise de pouvoir des Houthis en 2015, qui a déclenché l'intervention de l'Arabie saoudite voisine soutenue par son allié du Golfe, les Émirats arabes unis (EAU), on estime que 100 000 personnes ont été tuées, dont plus de 12 000 civils, ainsi que 85 000 morts dues à la famine.
Deux initiatives récentes sur les crimes de guerre présumés au Yémen attirent l’attention. Au Royaume-Uni, un cabinet d'avocats a déposé une plainte contre des responsables des Émirats arabes unis. Il appartiendra aux tribunaux de décider s'il existe effectivement des preuves suffisantes pour arrêter des responsables politiques et militaires s'ils se rendent à Londres, Washington ou Ankara.
Pendant ce temps, à La Haye, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l'homme (ECCHR) tente de susciter des poursuites devant la Cour pénale internationale (CPI) contre les dirigeants de fabricants d'armes européens.
D'où viennent les armes ?
Le parcours devant la CPI est tortueux car, en tant qu'institution basée sur un traité, à moins que le Conseil de sécurité des Nations unies n'intervienne, seuls les crimes commis dans les États membres et ceux commis par leurs ressortissants peuvent être de son ressort. Nombre de ces "déclarations au titre de l'article 15" – où ONG et avocats déposent des communications pour demander à la Cour d'enquêter – ne mènent nulle part, en raison de ces strictes restrictions géographiques.
À la fin de l'année dernière, l’ECCHR et plusieurs organisations partenaires – Mwatana for Human Rights au Yémen, et d'autres groupes internationaux – ont essayé de trouver un moyen de contourner le fait que ni le Yémen, ni l'Arabie Saoudite, ni les Émirats arabes unis ne sont membres de la cour. Ils demandent à la CPI d'enquêter pour savoir si les entreprises d'armement européennes et les ministres et responsables gouvernementaux européens ont commis des crimes de guerre en autorisant et en exportant des armes à la coalition militaire dirigée par Riyad et Abou Dhabi.
Il s'agit d'une "nouvelle voie", explique Miriam Saage-Maaß, responsable du programme "Entreprises et droits de l'homme" à l’ECCHR. Dans leur communication à la CPI, l’ECCHR et leurs partenaires demandent au Bureau du procureur d'enquêter sur 26 incidents de "frappes aériennes sur des bâtiments résidentiels, des écoles, des hôpitaux, un musée et des sites du patrimoine mondial" qui constitueraient des crimes de guerre parce qu'ils "dirigent intentionnellement des attaques contre la population civile et contre des bâtiments consacrés à l'éducation, à l'art, aux monuments historiques, aux hôpitaux et aux lieux où sont rassemblés les malades et les blessés". Saage-Maaß souligne que "pour commettre des crimes de guerre, il faut généralement des armes, la question est donc de savoir d'où viennent ces armes".
Les leçons de Nuremberg
Comme il s'agit d'une guerre caractérisée par des campagnes de bombardement massives, les militants ont ciblé "les entreprises impliquées dans la production des avions militaires Eurofighter Typhoon, des avions Tornado et Mirage, et des avions de ravitaillement en carburant, ainsi que dans les exportations ultérieures de pièces détachées et de maintenance pour maintenir ces avions opérationnels pendant le conflit". Plus précisément : Airbus Defence and Space S.A. (Espagne), Airbus Defence and Space GmbH (Allemagne), BAE Systems Plc. (Royaume-Uni), Leonardo S.p.A. (Italie), et Dassault Aviation S.A. (France).
"Si vous fournissez les moyens de faire la guerre et éventuellement de commettre des crimes de guerre, cela ne pourrait-il pas être considéré comme une aide et une complicité, comme une assistance à l'auteur principal du crime ?" demande Saage-Maaß. "La question [de la complicité] est alors de savoir ce qui constitue une contribution substantielle à ces crimes".
Pour répondre à cela, ils ont regardé au-delà de la jurisprudence de la CPI, en remontant, par exemple, aux procès de Nuremberg. Tara van Ho, qui donne des cours sur les entreprises et les droits de l'homme à l'université d'Essex, estime que les chances de succès de cette approche sur la complicité sont relativement élevées, sur la base de ses travaux sur de tels précédents. Selon elle, "plusieurs poursuites pénales ont été engagées avec succès contre des chefs d'entreprise" lors des procès de Nuremberg, qui ont été poursuivis pour un large éventail d'activités, notamment "le pillage, la mise en esclavage de main-d'œuvre provenant des camps de concentration et la production de produits chimiques utilisés pour perpétrer l'Holocauste".
Elle souligne que "certaines des poursuites ont abouti à des condamnations, mais d'autres non", selon que "les chefs d'entreprise ont eu un choix réel quant à leur participation". Lorsque les chefs d'entreprise étaient légalement tenus d'agir d'une certaine manière - et qu'ils étaient sévèrement punis en cas de non-respect - ils n'ont pas été condamnés. Lorsqu'ils n'étaient pas tenus d'agir d'une certaine manière, lorsqu'ils profitaient de la loi ou du régime nazi, ils ont alors été condamnés pour leur participation à ces crimes".
EUROPE’S DIRTY HANDS WITH MIRIAM SAAGE-MAAß
Ecoutez le podcast (en anglais) proposé par Janet H. Anderson et Stephanie van den Berg sur leur blog Asymmetrical Haircuts, partenaire de Justice Info.
Les précédents aux Pays-Bas
Van Ho suggère que cela est "significatif" dans le contexte de toute tentative de poursuite sur le Yémen "parce que les entreprises qui vendent des armes à l'Arabie saoudite ne sont pas tenues de le faire ; elles fournissent ces armes parce qu'elles donnent la priorité au gain commercial à court terme de ces ventes. Cela suggère qu'elles ne peuvent pas se fonder sur l’apparente légalité d'une vente ou sur le fait que l'Arabie saoudite est un gouvernement reconnu pour justifier leurs actions. Il leur faudrait montrer qu'ils n'avaient pas de raison de savoir ou de croire que leurs armes seraient utilisées pour commettre des crimes de guerre".
Ces organisations espèrent que cela pourrait priver les entreprises d’une défense standard fondée sur la neutralité politique et juridique. Toutefois, selon Van Ho, c'est une "défense difficile" à mettre en place. Elle se réfère également aux récentes poursuites engagées devant les tribunaux néerlandais contre des hommes d’affaires. Frans van Anraat a été condamné pour avoir vendu des composants de gaz moutarde au régime de Saddam Hussein en Irak et Guus Kouwenhoven pour contrebande d'armes et pour avoir aidé et encouragé des crimes de guerre pendant la guerre civile libérienne dans les années 1990.
"Ces affaires ont abouti parce que l'accusation a pu démontrer que les deux chefs d'entreprise ont fourni les produits chimiques ou les armes en sachant comment ils seraient utilisés", souligne Van Ho. Même si Van Anraat vendait des composants qui n'étaient pas interdits par le droit international ou néerlandais, "la Cour a estimé qu'il les vendait en sachant qu'ils seraient utilisés pour fabriquer du gaz moutarde, ce qui était suffisant pour le condamner pour complicité de crimes de guerre".
Devant la CPI, un fardeau de la preuve élevé
Saage-Maaß voit des parallèles possibles avec les dirigeants actuels des entreprises européennes d'armement : "Leur activité consiste à vendre des armes. Cela signifie qu'ils ont souvent des liens très étroits avec les gouvernements auxquels ils les vendent. Ils sont de fait bien informés de tous les conflits en cours dans ce monde. Si vous faites des affaires avec le Congo depuis 25 ans, vous savez évidemment ce qui s'y passe. Mais ils ne considèrent pas qu'il est de leur responsabilité de s'en soucier. Je pense que c'est quelque chose que nous voulons vraiment changer."
Van Ho est d'accord que "les procureurs devront montrer que le dirigeant en question a fait preuve d’une conduite spécifique dans le cadre de cette vente et qu'il l'a fait en sachant que [l'acheteur] allait utiliser les armes pour commettre des crimes de guerre". "Le statut de la Cour pénale internationale prévoit des normes relativement élevées en matière de complicité, et c'est un point sur lequel nous nous sommes penchés", précise Saage-Maaß. "Vous devez montrer ou vous demander : y a-t-il eu une contribution substantielle à la commission du crime principal ?" Ce fardeau de la preuve est élevé mais, selon Van Ho, il n'est "pas insurmontable".
Le choix complexe de l'Union européenne
Si la CPI veut être crédible, affirme Saage-Maaß, et si les pays qui la soutiennent veulent être crédibles, "ils doivent être prêts à appliquer les normes de la Cour pénale internationale également aux citoyens de leur pays. Il ne peut y avoir deux poids, deux mesures en matière de droit pénal international. Voyez-vous, vous pouvez poursuivre les criminels de guerre partout dans le monde, mais vous devez également vous pencher sur la responsabilité des acteurs occidentaux".
Le spécialiste du Golfe Patrick de Vries décrit l’équilibre complexe qu’affrontent les décideurs de la politique étrangère de l'Union européenne, où les pays "continuent à effectuer des ventes d'armes à l'Arabie saoudite tout en continuant à mettre en lumière la situation humanitaire". Il met ces préoccupations en rapport avec la situation géopolitique générale dans le Golfe, où des acteurs tels que la Russie, la Chine et les États-Unis font passer leurs intérêts nationaux en premier, et où Riyad et Abou Dhabi se préoccupent de contrer un islam radical, une menace régionale iranienne, et de consolider leur propre avenir économique et leur stabilité politique. Il n'est donc pas surprenant que les allégations de complicité de crimes de guerre dans la guerre au Yémen n'aient pas encore figuré en bonne place dans les agendas des capitales européennes.