« Je fais du jardinage pour tromper l’ennui, pour éviter de tomber fou », confie l’un des neuf Rwandais logés dans une « résidence sécurisée » à Arusha, ville touristique du nord de la Tanzanie. « Je passe mon temps entre la télévision, la lecture et la prière. Le dimanche, je vais à la messe », enchaîne un autre, rencontré au comptoir d’une pharmacie, dans le centre-ville. « Moi, je dois marcher chaque jour au moins une heure dans la ville pour ne pas vieillir trop vite », indique un troisième, un peu haletant et en sueur, après un tour dans le voisinage. [NDLR : Les personnes interrogées ont demandé à ce que leurs propos restent anonymes afin de ne pas compromettre les démarches engagées auprès de pays d’accueil].
Les neuf résidents de cette maison de retraite pas comme les autres ont été jugés par l’ex-Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui a fermé ses portes le 31 décembre 2015. Ils sont, depuis lors, pris en charge par le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux. Cinq d’entre eux ont été acquittés, dont l’ex-ministre des Transports André Ntagerura, qui a fêté en février ses seize ans de « résidence sécurisée » depuis son jugement en 2004. Les quatre autres sont des condamnés ayant purgé leur peine.
Le benjamin des résidents est le capitaine Innocent Sagahutu, 58 ans, tandis que Protais Zigiranyirazo, 82 ans, en est le doyen. L’ancien officier et le beau-frère de l’ex-président Juvénal Habyarimana y vivent aux côtés de trois anciens ministres et de quatre autres officiers de l’ancienne armée rwandaise. Sans documents de voyage, aucun ne peut sortir du territoire tanzanien.
Souvenirs d’internat
« Ce n’est certes pas une prison, mais ça me rappelle mes années d’internat quand j’étais à l’école secondaire », dit l’un. Dans cette résidence gardée par la police tanzanienne, ils peuvent recevoir des visites d’amis ou de la famille. « Ça nous change un peu les esprits lorsqu’un membre de famille arrive. Mais ces visites sont très coûteuses pour eux, dont certains vivent aux confins de la terre », souligne un autre.
Depuis janvier 2019, ils sont soumis à un règlement dont la transgression peut entrainer des sanctions. La plus lourde punition prévue est « la suspension définitive de l’assistance fournie sous certaines formes par le Mécanisme à la personne mise en cause ». Selon le texte, « les résidents doivent s’abstenir de prendre part à des activités politiques qui visent à déstabiliser le gouvernement en place ou qui portent atteinte à la sûreté de l’Etat, y compris de l’Etat hôte ». Ils sont par ailleurs tenus « d’informer le Mécanisme lorsqu’ils voyagent à l’extérieur de la région d’Arusha ».
Ce règlement a été introduit après que le capitaine Sagahutu, un des condamnés ayant purgé sa peine, eut été intercepté par les autorités tanzaniennes dans le district de Ngara, en mars 2017, près de la frontière avec le Burundi. L’ancien officier rwandais avait expliqué à la presse tanzanienne qu’il voulait rendre visite à des proches vivant au Burundi. Il avait été détenu une vingtaine de jours par les services d’immigration tanzaniens avant d’être ramené à la résidence sécurisée.
Les acquittés, ignorés des statuts
Sagahutu et ses compagnons, qui affirment que leur sécurité serait menacée au Rwanda, n’ont qu’une volonté : rejoindre leurs familles vivant dans des pays occidentaux. La plupart ont des enfants ou épouses aujourd’hui citoyens de pays occidentaux. Pour autant, cela ne facilite pas la tâche au Mécanisme qui peine, depuis des années, à leur trouver des pays d’accueil. Les pays dans lesquels ils souhaitent rejoindre leurs familles sont « réticents », certains invoquant des raisons de « sécurité publique », selon Ousman Njikam, porte-parole du Mécanisme. « On a tout fait, mais la situation perdure », déplore Njikam, qui souligne que le Mécanisme n’a aucune obligation statutaire de leur trouver des points de chute.
« On peut comprendre qu’un pays refuse d’accueillir un condamné qui a purgé sa peine. Mais que signifie la justice internationale si un acquitté ne peut pas bénéficier d’une réunification avec sa famille ? », se demande l’un des cinq dont la culpabilité n’a pas été établie. Le statut du TPIR insistait sur l’obligation des Etats de coopérer pour la recherche, l’arrestation et le transfèrement des accusés. Il ne prévoyait rien cependant en ce qui concerne le sort des acquittés éventuels. Même silence dans les textes régissant le Mécanisme.
« Ils disent qu’ils ont peur de retourner dans leur pays, le Rwanda, qu’ils avaient fui au moment de leur arrestation. Ils disent craindre pour leur sécurité. Ce n’est pas à nous d’apprécier si leurs raisons sont fondées ou pas. Mais le Mécanisme ne peut pas non plus les mettre dans un avion et les déporter au Rwanda », indique Njikam. Face aux réticences des pays occidentaux, le Mécanisme a commencé, dit-il, à « aborder des pays africains, surtout des francophones » étant donné que le français est la principale langue étrangère de ces anciennes personnalités.
L’ex-ministre de la Santé Casimir Bizimungu, acquitté, et l’ancien préfet de Butare, Sylvain Nsabimana qui avait terminé sa peine, ont été ainsi accueillis au Ghana, en octobre 2016. Leur départ s’est déroulé dans la plus grande discrétion, tout comme les négociations qui y ont abouti. En plus de Bizimungu et Nsabimana, neuf autres personnes parmi les 14 acquittées par le TPIR, ont pu trouver des pays d’accueil. La dernière est le brigadier général Gratien Kabiligi, décédé le mois dernier en France, après avoir rejoint sa famille en Belgique, en octobre 2018.
Atteinte aux droits fondamentaux
En leur temps, les responsables du TPIR ont, à plusieurs reprises, saisi le Conseil de sécurité de la situation des personnes acquittées ou libérées après exécution de leur peine. Plusieurs résolutions ont été adoptées par cet organe des Nations unies, mais sans aucune clause contraignante pour les Etats. Lors d’un débat au Conseil de sécurité, le 17 juillet 2019, le président du Mécanisme, le juge Carmel Agius, a une nouvelle fois interpellé la communauté internationale. Ces personnes « se trouvent dans une situation d’incertitude juridique inacceptable et intenable », a déclaré le magistrat maltais. « Cette situation donne lieu à une crise humanitaire qui porte profondément atteinte aux droits fondamentaux de ces neuf personnes, dont l’une se trouve dans cette situation difficile depuis qu’elle a été acquittée par le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 2004. Il faut trouver une solution permanente à ce problème », a martelé le juge Agius.
« Le Mécanisme souligne qu’il n’est pas en mesure de résoudre le problème sans le soutien et la bonne volonté des États membres, qui portent l’ultime responsabilité du destin de ces neuf personnes », a -t-il affirmé. Le juge a fait remarquer que son institution « continue de subir les retombées administratives et financières engendrées par la nécessité de leur fournir un logement et de pourvoir à leurs besoins quotidiens ».
En plus du logement et des soins médicaux, chaque résident reçoit une enveloppe de 350 dollars par mois pour la nourriture, les déplacements dans la région d’Arusha, l’habillement, les communications.
Alors que les bénéficiaires estiment que le montant ne peut pas couvrir leurs besoins, le Rwanda dénonce un mauvais usage de l’argent du contribuable. « Ils mènent une vie très confortable à Arusha aux frais des Etats membres, dont le Rwanda. Ceci en soit symbolise la tragique ironie du système de la justice internationale. Certains Etats membres trouvent difficile de coopérer avec le bureau du procureur pour traduire en justice ceux qui ont commis les crimes les plus atroces mais trouvent normal que l’argent de leurs contribuables continue à être utilisé pour verser de généreuses allocations à des personnes acquittées il y a plusieurs années », a fustigé la représentante du Rwanda, Valentine Rugwabiza, lors d’un débat à l’Onu en juillet 2019.
Les excuses de l’Onu ?
Pour leur part, les acquittés soutiennent que les Nations unies leur doivent bien plus que ça. « Au regard du tort causé à la personne acquittée, le fait que cette personne a été injustement emprisonnée pendant plus d’une décennie, séparée de force de sa famille, le fait qu’elle ne peut plus se prendre en charge, ni exercer d’activités génératrices de revenus, particulièrement parce que n’ayant aucun document d’identité, le Mécanisme a l’obligation de prendre la personne acquittée en charge jusqu’à sa réunification avec sa famille », écrivaient les acquittés dans un courrier adressé le 21 avril 2016 au greffier du Mécanisme, à l’époque, John Hocking. « Le tort qui nous a été causé est tellement immense que certains de ses aspects resteront irréparables. Les Nations unies devraient donc présenter des excuses aux acquittés, tout faire pour qu’ils soient réhabilités et réintégrés dans la société, sans oublier de leur payer des réparations », ajoutaient les signataires.
« Là, ils exagèrent. La liberté dont ils jouissent aujourd’hui, même si elle n’est pas totale, n’a pas de prix. Je leur conseillerais d’être patients, d’être moins exigeants et de ne pas faire trop de bruit », réagit un responsable du Mécanisme, qui préfère garder l’anonymat. « Effectivement, on nous a même interdit, sans oser l’écrire dans le règlement, de parler de notre situation aux médias, sous prétexte que cela compliquerait les négociations en cours en vue de nous trouver des pays d’accueil », accuse l’un d’entre eux. Ce que le Mécanisme dément.