La Commission vérité et réconciliation (CVR) colombienne vient de terminer la première des trois années d’un mandat au cours duquel, en plus d'établir les faits, elle cherche à défricher un terrain d'entente favorable à la réconciliation. « Notre objectif n'est pas de semer la discorde dans ce pays, de montrer du doigt ou de faire naître plus de haine et de division, mais plutôt de parvenir à une vérité qui permette à tous les Colombiens de comprendre comment, par action ou par omission, nous sommes arrivés à une tragédie humaine qui a fait près de 9 millions de victimes », dit le prêtre jésuite Francisco de Roux, président de la Commission.
Pour ce faire, la CVR a d'abord dû définir sa stratégie pour construire la vérité. Une partie de ses onze commissaires ont tout d'abord considéré que leur mission principale consistait à rédiger un rapport détaillé sur ce qui a conduit la Colombie sur cette voie. Une autre partie la voyait davantage comme une CVR de la « troisième génération », telle celle du Pérou, avec des audiences publiques où la vérité est mise à jour et permet une catharsis collective des atrocités. Au final, ils ont décidé de faire les deux. Alors que dix équipes travaillent à la collecte d'information, d'autres organisent des rassemblements où les citoyens peuvent partager leurs histoires et leurs réflexions.
Dans le même temps, la CVR est l'une des trois institutions d'un système de justice transitionnelle plus large, dans lequel la Juridiction spéciale de paix (JEP) détermine la responsabilité judiciaire et une autre agence recherche les personnes disparues. Il incombe à la CVR de dire quels auteurs ont contribué de manière satisfaisante à la vérité et peuvent donc bénéficier de sanctions plus clémentes.
5.243 victimes entendues par la CVR
Jusqu'en décembre, la CVR avait écouté 5.243 victimes parmi 10.755 personnes, sous forme d’entretiens individuels, de témoignages collectifs et d’auditions baptisées « rencontres pour la vérité » ou « dialogues pour la non-récurrence », dans lesquels elle a demandé l'avis des citoyens pour résoudre des problèmes tels que la multiplication préoccupante des attaques contre les défenseurs des droits humains.
Cependant, son travail a eu une portée nationale limitée, sapée par la décision du président Iván Duque de ne pas venir à son inauguration en novembre 2018 et de ne pas lui témoigner de reconnaissance publique. Cette réalité politique rend d'autant plus nécessaire le renforcement de la crédibilité de la CVR ; le remplacement du journaliste Alfredo Molano, décédé d'un cancer en octobre étant l'un des principaux défis actuels. Un nouveau commissaire sera choisi le 1er avril, à l'issue d'un appel public à candidatures.
Dans un contexte où le système de justice transitionnelle a fait l'objet de querelles politiques, cela peut constituer une occasion unique pour la CVR de sélectionner une personne apte à apaiser les craintes de citoyens sceptiques à l'égard de ses travaux, perçus comme orientés à gauche et universitaires – par notamment les milieux d'affaires, de droite et les militaires, même si l'un de ses commissaires est un major de carrière à la retraite.
Une décennie de travail à la recherche de la vérité
Ceux se méfient de la Commission de vérité ont déjà trouvé un nouvel allié : le gouvernement national. Il y a plus d'une décennie, la démobilisation des groupes paramilitaires sous le gouvernement d'Álvaro Uribe (2002-2010) s’est accompagnée d’une avancée majeure : la création d’un Groupe pour la mémoire historique pour documenter les épisodes sombres de l'histoire récente de la Colombie, en mettant l'accent sur les crimes emblématiques perpétrés par ces acteurs non étatiques.
En 2011, lorsque son successeur Juan Manuel Santos a signé un projet de loi historique pour reconnaître officiellement les victimes du conflit armé et commencer à les réparer, ce groupe a connu un grand essor. Il est alors devenu une agence gouvernementale appelée le Centre national de la mémoire historique, qui a intensifié les recherches sur la violence durant le conflit et les a étendues aux groupes armés, comprenant les Forces armées révolutionnaires (FARC), l'Armée de libération nationale (ELN) et les acteurs étatiques.
Dirigé par le sociologue respecté Gonzalo Sánchez, le Centre a été le fer de lance d'un impressionnant corpus de travaux universitaires. Sur deux administrations différentes, celui-ci a produit 102 rapports d’enquête documentant les violations des droits humains et les divers effets du conflit colombien, allant du déplacement forcé, de la dépossession des terres, de la violence sexuelle et des enlèvements, à la violence envers les communautés indigènes, les politiciens locaux, les journalistes ou les personnes transgenres. Grâce à son large champ et à ses équipes de chercheurs dévoués, ce corpus a amené beaucoup de gens à penser que la Colombie avait déjà beaucoup avancé dans la recherche de la vérité.
Ce sont également ces rapports que la CVR a utilisés pour alimenter son travail, ainsi que la JEP pour décider quels crimes internationaux privilégier pour construire ses macro-cas. Cependant, au milieu des querelles partisanes et de la polarisation généralisée qui ont englouti l'accord de paix, le Centre a récemment été pris dans la tourmente politique.
Le Centre de la mémoire sort de ses rails
Alors que le président Duque s'en prenait au processus de justice transitionnelle, lui et son parti affirmaient reprenaient le narratif d'Uribe selon lequel la Colombie n'a jamais souffert d'un conflit armé interne mais d'une menace terroriste, ouvrant également la voie à une institution dont le travail a recueilli un rare consensus politique pour changer de cap.
Après que le premier candidat de Duque à la tête du Centre ait démissionné, il a choisi Darío Acevedo, un historien et professeur d'université jusqu'alors peu connu, dont les vues sur l'histoire récente de la Colombie sèment la controverse. « Bien que le projet de loi sur les victimes dise que nous avons enduré un conflit armé, cela ne peut devenir une vérité officielle », a ainsi déclaré Acevedo.
De nombreuses victimes et organisations se sont alarmées. Le Réseau colombien des lieux de mémoire, qui comprend 28 sites dans le pays, a suspendu son adhésion au Centre le mois dernier en invoquant un « mépris évident pour les victimes et les lieux de mémoire ». La Coalition internationale des sites de conscience, un réseau mondial, a suivi le mouvement.
Acevedo a rejeté les critiques. Il s’agit selon lui d’une campagne de diffamation menée par les « propriétaires de la vérité ». « Ils ont élevé la notion de conflit armé au rang de dogme, comme si cela faisait la lumière sur tous les problèmes du pays », a-t-il écrit dans un récent article d'opinion, dans lequel il a accusé ses détracteurs de mener une Sainte Inquisition et un Jihad contre lui, les comparant aux purges de Staline ou au ministère de la Vérité de George Orwell, dans « 1984 ».
En février, Acevedo a rendu public un appel à proposition du Centre pour de nouvelles enquêtes, offrant jusqu'à 100.000 dollars aux groupes de recherche et désignant comme jurés des fonctionnaires du nouveau ministère des Sciences. Dans une annexe, l’appel précise les lignes d'enquête. Elles comprennent les crimes perpétrés par la guérilla, les crimes environnementaux et les effets du conflit sur des groupes spécifiques tels que les militaires, les hommes d'affaires, les personnes âgées ou les handicapés.
Bon nombre de ces sujets font sens, car ils n'ont pas fait l'objet d'enquête exhaustive. Comme l'a écrit Justice Info, des scientifiques et des responsables ont fait pression pour que des recherches soient menées sur la manière dont l'environnement et ses gardiens ont été affectés par la guerre civile. Les militaires non plus n'ont pas été beaucoup sollicités comme sources d’information, jusqu'au rapport de 2017 du Centre sur les victimes des mines.
Plus discutable est la décision du Centre de fermer la porte à la recherche sur les crimes perpétrés par des paramilitaires ou des acteurs étatiques tels que l'armée ou la police, alors qu'il promeut tout un sous-thème sur les crimes commis par quatre guérillas, dont les FARC maintenant désarmées et l'ELN toujours active. « Ses lignes de recherche sont biaisées et ont un fond idéologique clair, suggérant que les guérillas étaient les seuls auteurs », a déclaré dans une lettre ouverte la Faculté des sciences sociales de l'Université d'Antioquia, l'une des plus importantes du pays, invitant les chercheurs à ne pas répondre à l’appel à propositions.
« Certaines des plus grandes contributions à la compréhension du conflit armé au cours de la dernière décennie sont venues du Centre, mais son nouveau directeur ne semble pas disposé à s'appuyer sur les travaux antérieurs ou à reconnaître leur qualité », estime Javier Revelo Rebolledo, politologue et professeur à l'université de Rosario, qui a également décidé de ne pas participer. « Je pense que l'exclusion de certains acteurs est problématique. Il est raisonnable d'espérer que nous verrons plus de recherches sur les actes et les victimes des FARC, étant donné qu'ils comparaissent devant la justice transitionnelle. Ce ne devrait pas être une décision politique, mais plutôt le résultat de l'esprit du temps », ajoute-t-il.
Un espace ouvert aux sceptiques
Manifestement, le gouvernement de Duque cherche à travailler avec ceux qui se défient de la CVR. Il y a un mois, Acevedo et la plus grande association des éleveurs de bétail, Fedegan, ont annoncé qu’ils avaient un projet de travailler ensemble sur la mémoire des victimes dans les campagnes colombiennes.
Le syndicat prétend avoir identifié 10.000 entrepreneurs ruraux qui, pendant des décennies, ont été victimes d’enlèvements, d’extorsions et de vols de bétail par des groupes comme les FARC. Une réalité que le gouvernement n'a pas reconnue jusqu’ici, selon eux. « La Commission vérité cherche à dépeindre les hommes d'affaires comme des auteurs, alors qu'ils étaient des victimes (...) Nous voulons avancer dans la construction d'une partie de l'histoire que d'autres ont essayé de nier », a déclaré son président José Félix Lafaurie, un critique virulent de l'accord de paix, marié à une sénatrice du parti de Duque.
La crainte est qu'une telle enquête n’aboutisse à blanchir tout un secteur, en omettant le double rôle joué par certains. Entrepreneurs ruraux fortement touchés par la guerre, certains éleveurs ont aussi financé des paramilitaires créés à l’origine pour contrer la guérilla dans les années 1980, mais finalement responsables de milliers d'homicides et de massacres. Le prédécesseur de Lafaurie, Jorge Visbal, a été condamné par la Cour suprême pour avoir soutenu et conseillé les paramilitaires. Il demande aujourd'hui à bénéficier de la justice de transition. En fin de compte, les éleveurs de bétail ont été à la fois victimes et auteurs, ce que le juriste Iván Orozco a appelé la « double responsabilité », une réalité complexe qui pourrait être négligée si son syndicat dirigeait les efforts d'enquête.
Lieux de mémoire dans la tourmente politique
La lutte acharnée pour la mémoire s'est étendue à la sphère artistique, Duque s’appliquant à éviter de faire l'éloge de tout ce qui est lié à l'accord de paix signé par son prédécesseur. En décembre 2018, un mémorial construit avec le métal des armes déposées par les FARC a été inauguré dans le centre-ville de Bogota. Conçu par Doris Salcedo, sans doute l'artiste la plus connue du pays au niveau international, « Fragments » est un rappel obsédant de tout ce que les Colombiens ont perdu en un demi-siècle de violence insensée.
Salcedo, connue pour sa fissure sur le sol du Turbine Hall de la Tate Modern de Londres, a travaillé avec 25 survivants de violences sexuelles, martelant 37 tonnes de ferraille - provenant de la fusion de 8.994 fusils déclassés par les Nations unies. Elle en a fait 1.300 plaques, posées en carreaux sur le sol des ruines d'une maison de l'époque coloniale, dans ce qu'elle a appelé un « contre-monument » destiné à évoquer le sort des victimes. Duque a décidé de ne pas assister à son inauguration, bien qu'il soit situé à un pâté de maisons du palais présidentiel.
Une scène similaire s'est déroulée au siège des Nations unies à New York, où un autre monument dédié à la paix en Colombie a été installé dans le jardin qui fait face à l'Hudson, en août 2019. Cette sculpture, un canoë de 6 mètres de haut aux couleurs dorées et tourné vers le ciel, réalisée par l'artiste Mario Opazo à partir de sept tonnes de balles remises par les FARC, devait « être inaugurée en mars 2020 par le gouvernement colombien lors d'une cérémonie officielle », selon la promesse de la ministre de la Culture Carmen Inés Vásquez. Duque a rencontré le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, la semaine dernière à New York, mais pas un mot n'a été prononcé à propos du mémorial.
Cependant, le mois dernier, Duque a posé la première pierre du futur Musée national de la mémoire historique à Bogota, une promesse longtemps repoussée qui prend enfin vie. Son récit, et le fait qu'il intègre les travaux du Centre et de la CVR, montrera si les Colombiens peuvent échapper à la politique et trouver des vérités qui réconcilient, au lieu de diviser.