JUSTICEINFO.NET : Jusqu'à présent, quel a été le plus grand obstacle auquel la TRNUC a été confronté ?
GABRIELLE LOUISE MCINTYRE : Il est difficile d'identifier le plus grand obstacle. L'un des obstacles est bien sûr le passage du temps, à cause duquel les gens ne se souviennent pas ou prétendent ne pas se souvenir des événements allégués. Un autre obstacle est le nombre de plaintes qui sont entendues simultanément, environ 130 actuellement, et la mémoire des preuves apportées dans une affaire particulière. Nous ne pouvons pas nous rafraîchir la mémoire de manière efficace car nous avons un retard dans la transcription des audiences. Lorsque le témoignage est en créole, il doit être traduit en anglais, la langue de travail de la Commission, ce qui crée des retards. Mais même la programmation des audiences publiques implique de surmonter des obstacles, notamment pour permettre la localisation des témoins, soit aux Seychelles, soit à l'étranger, afin que nous puissions leur signifier une notification de comparution.
Au regard de certains témoignages, la TRNUC manque de preuves matérielles ou d'accès à celles-ci. Cela affecte-t-il le travail de la Commission ?
Le manque de preuves rend difficile la prise de décision et les commissaires doivent décider ce que signifie l'absence de divulgation de preuves dans un dossier particulier.
Cela signifie-t-il que vous avez été incapable d'établir les faits dans certains cas ?
La Commission doit trouver les preuves par le biais d'autres sources. Par exemple, le manque de disponibilité des dossiers de la police a conduit la Commission à rechercher des preuves auprès des membres des forces de police présents au moment de la plainte présumée et à obtenir des preuves directement auprès d'eux. Cette méthode a été utilisée dans le cadre des disparitions de Gilbert Morgan et Hassan Ali et est utilisée dans de nombreuses autres affaires.
La Commission ne cherche pas à punir ou à aliéner les auteurs. Elle essaie de les entraîner dans un processus de réconciliation".
Ces derniers mois, nous avons souvent eu l'impression que la Commission avait du mal à parvenir à des conclusions; on entend des témoignages de victimes mais on obtient rarement des preuves décisives et utiles de la part d'auteurs présumés ou des autorités de l'État...
La Commission tirera des conclusions définitives sur une affaire lorsqu'elle aura mené à terme ses investigations. À ce stade de sa procédure, elle n'a pas cherché à en tirer car elle est encore en train d'évaluer les preuves. La plupart des personnes accusées de violations graves des droits humains devant la Commission reçoivent d'abord une notification et ont le droit de répondre par écrit à cette notification. La Commission n'a pas encore atteint le stade de sa procédure où les personnes contre lesquelles des allégations crédibles ont été formulées et qui ont reçu le droit de répondre par écrit seront appelées à témoigner. Elle doit constituer sa base de preuves avant d'appeler ces personnes à témoigner. Elle ne cherche pas à punir ou à aliéner les auteurs. Elle essaie de les entraîner dans un processus de réconciliation et de leur donner la possibilité d'expliquer le contexte dans lequel ils ont commis des violations, de demander pardon aux plaignants mais aussi à la société.
Les commissaires sont conscients que les gens ne leur disent pas toute la vérité"
Certains estiment que les commissaires ne poussent pas assez pour obtenir des réponses...
Les commissaires ne pensent pas qu'une attitude combative à l'égard des témoins soit propice à la construction d'un état d’esprit axé sur la réconciliation. La Commission cherche à instaurer un climat de confiance dans la société et à convaincre toutes les personnes qu'elle leur accordera un processus équitable. Les commissaires sont conscients que les gens ne leur disent pas toute la vérité, mais ils sont également convaincus qu'à mesure que le processus se poursuit, les personnes réticentes à se manifester seront plus enclines à le faire. En effet, il y a déjà des exemples de témoins qui se sont présentés et qui ont dit à la Commission la moitié de ce qu'ils savaient et qui, quelques jours plus tard, ont fait savoir qu'ils souhaitaient revenir parce qu'ils avaient plus d'informations. La réconciliation est une question de coopération, on ne peut pas forcer les gens à se réconcilier, et la Commission cherche à établir des relations de coopération entre les plaignants, les témoins, les suspects et les auteurs. Il faut souligner que la Commission n'est pas un tribunal, qu'elle ne juge pas les gens, qu'elle cherche à combler les divisions entre les gens.
En ce qui concerne les enquêtes, des préoccupations ont également été soulevées. Avez-vous une équipe solide ?
Les enquêtes sont menées par les commissaires avec le soutien de cinq enquêteurs. Les ressources sont extrêmement limitées et seul un de nos enquêteurs a une expérience préalable des activités d'enquête. Pour chaque affaire, nous recueillons autant d'informations documentaires et autres que possible, localisons les témoins importants, demandons des réponses écrites, envoyons des notifications de suspects, etc. Une fois que nous avons épuisé les efforts d'enquête et que nous disposons de toutes les transcriptions pertinentes en lien avec une affaire particulière, nous prenons des décisions.
Février était la date limite pour porter plainte - combien ont été déposées ?
Nous avions 426 cas au 9 février 2020, mais quelques-unes ont été retirées et certaines ont été jugées irrecevables car elles n'allèguent pas de violation des droits humains ou de lien avec le coup d'État de 1977. Je dirais que nous avons environ 420 cas, mais les décisions de recevabilité restent en suspens pour environ 200 de ces cas. Dans la plupart des cas en suspens, nous avons besoin d'informations complémentaires de la part du plaignant.
La Commission remplira-t-elle son mandat en trois ans ?
Il ne fait aucun doute que ce sera un défi et que nous avons besoin de plus de ressources, mais nous nous engageons à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour achever notre mandat dans ce délai. Pour un petit pays comme les Seychelles, il est important qu'un processus comme celui-ci ne s'éternise pas. Son efficacité serait réduite par de longs retards et sa capacité à atteindre ses objectifs en serait sérieusement compromise.
Propos recueillis par Patsy Athanase, notre correspondante aux Seychelles
LA COMMISSION VÉRITÉ DES SEYCHELLES
Créée en mai 2019, la commission vérité des Seychelles est chargée d'entendre les plaintes relatives aux violations des droits de l'homme dans l'île suite au coup d'État du 5 juin 1977, dirigé par le Premier ministre de l'époque, France-Albert René. René, qui est décédé en février 2019, a institué un régime de parti unique et présidé le pays de 1977 à 2004. Le multipartisme a été rétabli en 1993. La Commission a pour mandat de faire la lumière sur les événements qui ont conduit au coup d'État et sur ses conséquences, jusqu'au retour au multipartisme. Ses sessions se déroulent sur une période de dix jours, chaque mois, depuis septembre 2019, et sont diffusées en direct sur la télévision nationale et en streaming sur Internet. La Commission est composée de sept membres, dont deux étrangers non résidents aux Seychelles, dont la présidente Gabrielle Louise McIntyre. Le mandat de la Commission est prévu pour durer trois ans.