C'est un énorme défi, affirme l'experte américaine en archivage Trudy Huskamp Peterson, que d'obtenir que les mécanismes de justice transitionnelle « reconnaissent que lorsqu'ils prennent fin, l’existence à long terme de leurs archives doit être préservée, que ces documents continuent d’être utiles et deviennent parfois plus importants avec le temps ». L'autre grand défi, a-t-elle déclaré à Justice Info, est de les amener à réfléchir, dès le début, « à qui va s'en occuper ». Le plus souvent ils n'y pensent qu'à la fin, et c'est la pagaille. Souvent aussi, « il est risqué de laisser les archives dans le pays parce que les gouvernements vont et viennent et ne veulent pas que les preuves continuent d'exister », dit-elle.
Thijs Bouwknegt, expert néerlandais en justice transitionnelle à l'Institut NIOD pour les études sur la guerre, l'holocauste et le génocide, estime également que ce qui est fait est souvent « trop peu, trop tard ». NIOD est un institut public des Pays-Bas qui détient des documents importants liés principalement mais pas exclusivement à la Seconde Guerre mondiale. Il a participé à des projets d'archivage dans d'autres pays, tels que la numérisation des archives gacaca au Rwanda. Les Pays-Bas abritent de nombreux tribunaux internationaux et soutiennent activement la justice transitionnelle dans le monde entier, mais, selon Bouwknegt, ils s'intéressent généralement moins à l'« après-vente ». Il semble que les Suisses aient développé une stratégie et une certaine expertise dans ce domaine.
Fourniture d’expertise
Parmi les diverses initiatives des gouvernements nationaux et régionaux, des ONG et autres, Peterson affirme que la Suisse est « de loin » le pays le plus actif dans ce domaine. « La Suisse est un pays qui a une longue expérience du traitement du passé. Partout il a financé des projets. Dans un grand projet sur lequel j'ai travaillé, ils ont presque entièrement financé la préservation des archives du Tribunal des réclamations nucléaires des îles Marshall. Ils ont une longue expérience. »
La Suisse dispose d'un programme intitulé « Traitement du passé » au sein du ministère des Affaires étrangères. Selon Christian Schläpfer, coordinateur du groupe de travail, « l'engagement systématique du ministère dans le domaine du traitement du passé remonte à 2011 environ, date de la création de notre groupe de travail ». Cet engagement consiste à fournir une expertise et, parfois, à servir de refuge pour les archives liées à la justice transitionnelle. « La Suisse reçoit de plus en plus de demandes pour servir de refuge à des archives, mais il faut du temps pour mettre en place des solutions pratiques, car des considérations juridiques et parfois politiques complexes doivent être prises en compte », a-t-il déclaré à Justice Info. « La fourniture d'expertise, en revanche, se fait à la demande de nos partenaires et nécessite d’engager beaucoup moins de ressources ».
Depuis 2011, le ministère des Affaires étrangères travaille avec les Archives fédérales suisses et l'ONG Swisspeace sur un programme intitulé « Archives et traitement du passé ». Parmi ses initiatives, on peut citer, précise Schläpfer, un appui à l’« analyse du système de gestion de données » recueillies par la Cour pénale spéciale en République centrafricaine, et par les Chambres extraordinaires africaines au Sénégal (procès Hissène Habré) ; pour la Commission vérité et réconciliation du Burundi, un appui pour la sauvegarde des archives physiques et à leur numérisation ; et du conseil pour la conception du système de collecte et d'archivage des données pour la Commission vérité, justice et réconciliation au Mali.
Refuge suisse
En plus de fournir son expertise, Schläpfer indique à Justice Info « trois cas » où la Suisse conserve elle-même des archives liées à la justice transitionnelle. Il s'agit notamment des archives du Tribunal des réclamations nucléaires des îles Marshall, qui a traité les plaintes des victimes liées aux essais nucléaires américains. « Ces archives sont toujours physiquement situées sur les îles mais dans des conditions climatiques très difficiles – liées au climat en général mais aussi à l'élévation du niveau de la mer », explique Schläpfer. « Au départ, nous avons commencé par contribuer à la numérisation de ces archives. Une fois numérisées, nous avons réussi à transférer ces copies numériques en Suisse et à les intégrer aux Archives fédérales ».
Les conditions d'accès à ces archives sont définies par les autorités des îles Marshall. Dans les deux autres cas, que Schläpfer a préféré ne pas divulguer, il dit qu'il s'agit « plutôt d'avoir une copie de sécurité quelque part dans un espace sûr au cas où cela serait nécessaire », mais il n'y a pas d'accès ouvert à ces archives. Il précise à Justice Info que ces archives contiennent des dossiers de police qui pourraient être pertinents à des fins de justice transitionnelle, pour rechercher les auteurs de violations. Selon Peterson, les Suisses ont été « des bailleurs de fonds très importants du projet d'archives de la police du Guatemala pour essayer de préserver les archives de la police dans ce pays ».
L’avantage de la neutralité
Selon Schläpfer, ces initiatives suisses s’intègrent dans les politiques de soutien à la paix du gouvernement suisse. « Nous sommes généralement engagés dans le soutien aux processus de justice transitionnelle », dit-il, et « nous nous sommes rendu compte à quel point les archives sont centrales dans ces processus ». « Nous avons remarqué que plus elles sont utiles, plus il est probable qu'elles soient en danger », a-t-il déclaré à Justice Info. « Les risques peuvent être environnementaux, comme nous l'avons vu, mais aussi politiques, bien sûr ».
Interrogé sur les raisons pour lesquelles des pays pourraient confier leurs archives sensibles à la Suisse, Schläpfer répond que « nous ne sommes pas les seuls acteurs dans ce domaine », mais il pense que la Suisse a un avantage. « C'est lié à notre neutralité. Comme nous n’avons pas vraiment de positionnement politique et nous ne sommes pas soupçonnés d'en avoir, cela nous donne plus de crédibilité. L'autre aspect, bien sûr, c'est que nous avons mis à disposition des ressources depuis un certain temps pour ce type d'activité ».
En développant cette « niche », la Suisse a introduit une « approche qui a débouché sur des principes directeurs », souligne Schläpfer. Lorsqu'elle agit pour sauvegarder les archives de la justice transitionnelle d'un autre pays, il y a toujours un contrat, sinon « trop de questions resteraient en suspens », liées à la propriété des données et à l'accès aux informations sensibles. Selon lui, ces principes directeurs sont utilisés par de nombreux acteurs qui s’impliquent actuellement dans la sauvegarde des archives de la justice transitionnelle.
Archives dispersées
Les archives d'un certain nombre de tribunaux et de commissions de vérité sont conservées dans des pays tiers, constate Peterson. Par exemple, « les dossiers des commissions de vérité du Guatemala et du Salvador se trouvent à l'Onu, à New York » et « les dossiers de la commission de vérité du Liberia se trouvent dans une université aux Etats-Unis ». Les archives du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie se trouvent aux Pays-Bas, tandis que celles du Tribunal pénal international pour le Rwanda se trouvent en Tanzanie et restent accessibles par le biais du mécanisme résiduel des Nations unies.
Celles du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) se trouvent aux Pays-Bas, aux archives nationales, mais restent la propriété du mécanisme résiduel du TSSL. Selon Bouwknegt, il s'agissait d'une « mission de sauvetage » car « le papier ne se conserve pas bien dans le climat de la Sierra Leone » et ces archives ne prennent pas trop de place. Aux Pays-Bas, l'espace est « très cher » explique-t-il, et peut être une cause de friction sur qui paie quoi.
En termes de propriété et de qui paie quoi, Peterson pense que ce n’est pas un gros problème pour les tribunaux onusiens car « leurs archives sont des archives de l'Onu comme le seraient toutes les autres archives de l'Onu ». Mais, poursuit-elle, « quand vous avez ces organes mixtes comme au Cambodge, alors nous avons vraiment du mal à savoir qui héberge quoi, dans quel but et quand ». Et donc, dit-elle, « je plaide vraiment auprès de ces organismes internationaux, de ces commissions de vérité, de ces tribunaux : quand vous vous installez, pensez à qui va prendre en charge les archives quand vous ne travaillerez plus ».