JUSTICEINFO.NET : Vous avez analysé les archives de la dictature dans plusieurs ouvrages. De quoi sont-elles composées ?
FARAH HACHED : Il existe une certaine difficulté à expliquer la notion d’« archives de la dictature ». Nous avons établi trois critères. Primo, le critère de l’organe. Ainsi les archives de la dictature pourraient être constituées par les documents appartenant à ces structures : la présidence de la République, le ministère de l’Intérieur, le parti dominant à savoir le Rassemblement constitutionnel démocratique, des ambassades, d’autres administrations publiques, les milices, quand elles existent, les comités de quartier. On avait exclu de notre champ les archives de l’armée car elles nécessitent des recherches et des analyses spécifiques. Dans le domaine des purges, des jugements prononcés par des juges militaires et des procès inéquitables peuvent prolonger théoriquement le périmètre des archives de l’ancien régime. Secundo, le critère du contenu. Car ces archives-là peuvent renfermer plusieurs types d’informations : des données nominatives et personnelles concernant les personnes clés de la dictature ou des opposants au régime, voire des personnes non politisées mais perçues comme telles, des informations sur le fonctionnement des administrations et des données touchant la sécurité nationale. Tertio, la finalité. Les archives de la dictature ne relèvent pas du fonctionnement normal des administrations, ni ne sont liées à un but « normal » de sécurité nationale, mais ont plutôt servi la stratégie consistant à installer, renforcer et perpétuer la dictature.
Les archives de l’Instance vérité et dignité (IVD) ont été transférées aux Archives nationales. Les témoignages audiovisuels des victimes sont restés sous scellés au siège de la présidence du gouvernement. Une loi spécifique est-elle nécessaire pour garantir la sécurité et l'accessibilité de ces documents ?
Il faut distinguer entre les archives de la dictature et celles de l’Instance vérité et dignité. Dans le cadre de notre travail, nous avons préconisé la promulgation d’une loi spécifique encadrant les archives de la dictature afin de les protéger contre les altérations, modifications, subtilisations, manipulations ou destructions. Concernant les témoignages audiovisuels à huis clos, il faut examiner cette question au cas par cas dans le cadre de la justice transitionnelle : la victime a-t-elle demandé que ses propos restent secrets ou a-t-elle témoigné pour que son histoire soit rendue publique ? Il faut appliquer les choix des uns et des autres. Pour ceux qui ont opté pour le secret et la confidentialité, on applique la loi sur les archives du 2 aout 1988, à savoir tant qu’ils sont vivants leurs témoignages restent sous scellés, on ne peut les ouvrir qu’après leur décès selon un délai de 60 ans préconisé par la loi. Dans le cadre de procédures judiciaires, ces témoignages sont accessibles aux magistrats des chambres spécialisées. La loi prévoit également des dérogations en faveur des historiens et des chercheurs.
Transférer les archives de la dictature aux Archives nationales oui, mais faire en sorte qu’elles ne soient pas régentées directement par celles-ci mais par un comité indépendant"
Que les Archives nationales dépendent du gouvernement pose-t-il un problème ?
Quand on a commencé à travailler et surtout à étudier des exemples tels que l’Allemagne, la Pologne, on s’est dit : « Il nous faut une instance spécifique pour contenir la mémoire et les archives de la dictature et des victimes », telle que l’a recommandé l’IVD. Ce que nous avons découvert au cours de nos recherches et de nos discussions avec les responsables de structures dédiées à la mémoire nous a fait changer d’avis. Pourquoi ? Pour deux raisons. La première a trait au coût faramineux d’une telle instance, qui doit gérer une immense quantité d’archives en plus d’un grand nombre d’activités pédagogiques et éducatives. Est-ce que la Tunisie dans sa situation de crise économique, à laquelle s’ajoute la crise sanitaire actuelle du Coronavirus, a les moyens pour le faire ? Je pense que dans les circonstances, ce projet n’est pas une priorité pour les pouvoirs publics. Il n’est pas réaliste non plus. La seconde se rapporte au risque d’instrumentalisation politique d’une telle instance. C’est ce qui s’est passé en Pologne par exemple, avec l’accès de la droite au pouvoir, lorsque l’on a touché à la réputation de personnalités politiques. Même si par la suite on se rend compte que les supputations qui les concernaient n’étaient pas véridiques, des soupçons vont continuer à peser sur eux.
Ces deux éléments nous incitent à penser que la meilleure solution résiderait dans le transfert des archives de la dictature aux Archives nationales, mais qu’elles ne soient pas régentées directement par celles-ci mais par un comité indépendant constitué de différents membres, dont le directeur des Archives nationales et la présidente de l’IVD. Cette recommandation a été faite au temps où la commission vérité n’existait pas encore. Telle a été notre proposition : les archives seraient gérées matériellement par les spécialistes des Archives nationales, qui sont outillés sur le plan de l’infrastructure pour recevoir ces fonds – il ne faut pas oublier que nous héritons de kilomètres de documents, qui vont du petit post-it retrouvé sur le bureau d’un président de cellule du parti Etat au dossier de suivi de militants de l’opposition. Toutefois, le contrôle et la responsabilité de ces fonds ne relèvent pas du directeur des Archives, qui n’est pas indépendant effectivement sur le plan juridique, mais de ce comité indépendant. Les Archives nationales seraient comme des prestataires de service pour ce comité indépendant. Pour les archives de l’IVD, je pense que l’on ne peut pas faire abstraction du manuel de procédures de l’Instance et de ses recommandations relatives au traitement de ses documents. L’alternative serait que la loi qui met en place le comité déjà cité élabore un chapitre sur les archives de l’IVD.
Il est temps que le gouvernement prenne ses responsabilités après la clôture des travaux de l’IVD et la publication de son rapport final."
Aujourd'hui pensez-vous que les Archives nationales peuvent, avec les moyens dont elles disposent, valoriser les archives de l’IVD ?
Je considère que dans le contexte où nous vivons, à savoir une démocratie en construction, on peut laisser sous l’autorité d’un comité indépendant les archives de la dictature. Les questions de vulgarisation et d’éducation font partie des compétences d’un ministère des Droits de l’homme, qui aurait parmi ses prérogatives l’application des recommandations du rapport final de l’IVD. Au Chili, le gouvernement, à travers son secrétariat d’Etat aux Droits de l’homme, a repris à son compte les recommandations du processus de justice transitionnelle pour réaliser un certain nombre de réformes et mener des campagnes de sensibilisation et d’information. Pour un pays comme la Tunisie, avec ses moyens limités, cette alternative peut être intéressante. Poursuivre les objectifs de la justice transitionnelle en Tunisie pourrait être l’un des dossiers prioritaires du ministère [des Droits de l’homme]. Ce ministère transversal peut très bien coordonner des actions avec les ministères de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Culture, de la Femme… Il est temps que le gouvernement prenne ses responsabilités après la clôture des travaux de l’IVD et la publication de son rapport final. Les dernières élections présidentielles et législatives, qui ont été une surprise pour tous, ont démontré le choix des Tunisiens pour des candidats favorables au processus.
Justement, que peut faire le président de la République concernant les archives ?
Le président est le gardien de la Constitution, par conséquent il dispose de larges compétences en matière de respect des droits de l’homme. Le chef de l’Etat peut remettre au centre du débat ce dossier, qui semble lui tenir à cœur, en organisant des évènements et déclenchant des conférences autour de cette thématique. Comme il a des prérogatives en matière de sécurité nationale, il peut initier des réformes en lien avec le ministère de l’Intérieur. Le président de la République a sous son autorité l’Institut tunisien des études stratégiques, il peut dans ce cadre lancer des cycles de formation et des actions de sensibilisation destinés aux différentes échelles de décideurs sur les réformes à entreprendre dans cette période de post IVD, où les recommandations de l’Instance attendent d’être concrétisées sur le terrain.
Les exemples de l’ancien bloc de l’Est et de l’Amérique du Sud nous ont incités à réfléchir à un modèle spécifique pour la Tunisie"
Comment les pays de l'ancien bloc communiste ont-ils réglementé et géré leurs archives ? Quelles expériences pertinentes peut-on retenir ?
Il y a ceux qui ont ouvert toutes leurs archives, comme l’Allemagne et la Pologne. D’autres ont tout fermé, comme l’Espagne. Je suis pour un modèle local et original qui prenne en compte nos conditions, celles d’un contexte économique et sécuritaire très difficiles. Par conséquent, nous ne pouvons pas rendre public toutes les archives sans passer par un traitement de ces dossiers. Car elles contiennent certes des informations concernant des opposants à la dictature mais parmi eux il n’y a pas uniquement des militants des droits de l’homme mais aussi des groupes jihadistes par exemple, qui représentent encore une menace pour la sécurité nationale. Les exemples de l’ancien bloc de l’Est et ceux de l’Amérique du Sud sont très intéressants, nous en avons beaucoup bénéficié pour nos recherches et réflexions. Ils nous ont parallèlement incités à réfléchir à un modèle spécifique pour la Tunisie. Notre proposition s’inspire de nos possibilités, et elles sont nombreuses.