Le Burundi avait défrayé la chronique en devenant, en octobre 2017, le premier pays à se retirer de la Cour pénale internationale (CPI). Aujourd’hui, la petite nation d’Afrique centrale se singularise une nouvelle fois. Alors que dans la plupart des pays, les grands événements nationaux de nature à mobiliser des foules sont reportés pour limiter la propagation du coronavirus, le Burundi maintient la date du 20 mai pour ses élections générales. Le porte-parole du gouvernement, Jean-Claude Karerwa Ndenzako, n’a-t-il pas déclaré dernièrement à la BBC que son pays (qui ne compte officiellement, au 31 mars, que deux cas de coronavirus confirmés) était « protégé de toute calamité », car lié à Dieu par « un pacte spécial » ?
Le processus électoral poursuit donc son cours, avec notamment l’enregistrement des aspirants au fauteuil actuellement occupé par le président Pierre Nkurunziza, désormais nommé « guide suprême du patriotisme ». Tandis que la Commission vérité et réconciliation (CVR), chargée de se pencher sur les conflits interethniques qui ont ensanglanté le pays depuis son indépendance, continue ses travaux. Mais ses exhumations de victimes des massacres de 1972, présentés par plusieurs auteurs comme un génocide contre l’ethnie hutu, majoritaire, suscitent une polémique qui enfle dans ce contexte électoral. Certains observateurs burundais craignent qu’il y ait un agenda caché derrière cette opération. D’autres dénoncent carrément une tentative du pouvoir, à travers la Commission, de jouer sur la fibre ethnique, pour séduire l’électorat hutu.
La portée symbolique des massacres de 1972
Lambert Nigarura, président de la Coalition burundaise pour la CPI, épingle d’abord le manque, au niveau de la CVR, d’expertise en médecine légale et de moyens matériels et techniques pour identifier les victimes et dater les massacres. Pour lui, cette opération menée dans « la précipitation » est « forcément dangereuse ». « Le fait de lancer ces activités malgré le manque de ce qui pouvait aider à établir la vérité cache une volonté de manipuler l’histoire à des fins purement politiques à la veille des élections », assène-t-il.
Le sociologue français André Guichaoua, un des principaux spécialistes occidentaux de cette région troublée des Grands lacs africains, suit de près le travail de la CVR. Il souligne que « toutes les démarches d’exhumation qui permettent d’effectuer des inventaires des sites et d’enterrer dans la dignité les restes de ces victimes répondent aux attentes motivées de leurs proches, de tous les témoins oculaires et bien au-delà ». Mais il partage la crainte que l’ouverture de ces fosses de 1972 ne relève d’une manipulation électorale : « Les actuelles exhumations des charniers de 1972 organisées par la Commission vérité et réconciliation suscitent de nouvelles controverses car personne ne peut douter qu’un tel hommage sélectif aux morts d’un camp et/ou d’une ethnie ne soit instrumentalisé à des fins politiques dans l’actuel contexte électoral burundais. Et plus encore, au moment d’une transition politique majeure qui institutionnalise pour des décennies l’hégémonie d’un parti pro-hutu autoritaire. »
Dans un entretien téléphonique depuis Bujumbura, l’opposant Tatien Sibomana, porte-parole de l’une des factions du parti Uprona (Union pour le Progrès National), enfonce le clou. Selon lui, la CVR « veut orienter la lecture de l’histoire à des fins de propagande politicienne au profit du parti au pouvoir en mal d’idéologie. Elle veut faire croire à l’opinion que les périodes sombres qu’a connues le Burundi n’ont emporté que des Hutus ». Ancien procureur de la République, Sibomana accuse la CVR de vouloir occulter les massacres perpétrés contre des Tutsis en 1965, 1992 et 1993.
Un risque de raviver les tensions ethniques ?
Lors d’une séance au Conseil des droits de l’homme de l’Onu, le 9 mars, Doudou Diène, président de la Commission d’enquête de l’Onu sur le Burundi, a aussi fait part de ses appréhensions. « La Commission vérité et réconciliation ne semble s’intéresser qu’aux seules victimes de 1972, majoritairement de l’ethnie hutu, ce qui n’est pas anodin à quelques mois d’importantes échéances électorales, toute critique envers le gouvernement du Burundi étant assimilée à un soutien aux auteurs des massacres de 1972 », a-t-il déclaré. Prenant la mouche, le représentant du Burundi, Révocat Tabu, a accusé Diène et son équipe d’avoir été « récupérés et instrumentalisés par des lobbies géopolitiques, sous le couvert de la protection des droits de l’homme ».
Réginas Ndayiragije, enseignant et chercheur à l’Université d’Anvers, en Belgique, essaie de tempérer. « L’acte en soi ne pose aucun problème ; il est même salutaire. Le problème se trouve au niveau de la méthode. J’ai l’impression que la CVR n’a pas préparé les esprits à ce travail de haute portée symbolique et émotionnelle », explique-t-il, tout en trouvant prématuré de porter un jugement de valeur sur le travail de la Commission. « Il eut fallu plus d’efforts de pédagogie pour communiquer sur le sens de cet acte et les étapes suivantes. Par exemple, il aurait fallu expliquer pourquoi l’identification des fosses communes est devenue la priorité des priorités, parce que la raison reste obscure », indique cet universitaire burundais, qui a longtemps travaillé dans des programmes de consolidation de la paix dans son pays, ainsi qu’au Rwanda et en République démocratique du Congo. « Je ne crois pas que l’excavation en soi puisse raviver les tensions ethniques », ajoute-t-il.
Il y en a qui peuvent tomber dans ce piège de la manipulation ethnique de l’histoire, mais beaucoup de Burundais sont déjà conscients que le CNDD-FDD [parti du président Nkurunziza, au pouvoir] n’a plus que cela à vendre, car il est en mal de popularité.
« Les Burundais ont prouvé, au cours de ces dernières années, qu’ils ont acquis une étonnante capacité de résilience. À la limite, les extrémistes de tous bords y trouveront le moment rêvé de déverser leur haine et de se servir des travaux de la CVR pour atteindre leurs objectifs politiques et idéologiques malsains, mais que cela puisse raviver les tensions ethniques, j’en doute. » Tatien Sibomana semble d’accord. « Il y en a qui peuvent tomber dans ce piège de la manipulation ethnique de l’histoire, mais beaucoup de Burundais sont déjà conscients que le CNDD-FDD [parti du président Nkurunziza, au pouvoir] n’a plus que cela à vendre, car il est en mal de popularité », dit-il.
La Commission vérité se défend de toute instrumentalisation
Toutes ces accusations, craintes et inquiétudes sont balayées du revers de la main par la CVR qui clame son indépendance et défend ses méthodes. Dans un entretien à Justice Info, l’un de ses membres, Aloys Batungwanayo, affirme que ce n’est pas la première fois que la Commission mène des travaux d’exhumation. « Il y a aujourd’hui plus d’une année, nous avions déjà procédé à des exhumations dans la commune de Marangara, en province de Ngozi. Nous avons exhumé autour de 275 restes humains de victimes de 1995-1996. Mais les gens n’ont pas commenté parce que le nombre n’était pas élevé. Du 15 décembre 2019 au 12 janvier 2020, nous avons exhumé 270 restes humains de victimes des années 1994, 1995 et 1996. Comme le chiffre n’est pas très élevé, il n’y a pas eu de commentaires. A partir du 21 janvier, nous avons exhumé, au bord de la rivière Ruvubu, autour de 6.000 restes de victimes de 1972. Comme le nombre est très élevé, les gens se sont mis à commenter, à critiquer », rétorque le commissaire, en soulignant que la CVR va continuer avec des fosses communes de massacres de 1988, 1992 et 1993.
La Commission fait tout simplement son travail. Elle était à l’œuvre avant le processus électoral, elle le sera pendant et après cet événement. La Commission n’est en aucun cas instrumentalisée par aucune institution, nous travaillons pour tout le monde. Nous sommes là pour chercher la vérité qui va réconcilier les Burundais.
« Ces accusations n’ont pas de fondement. La Commission fait tout simplement son travail. Elle était à l’œuvre avant le processus électoral, elle le sera pendant et après cet événement. Nous avons une méthodologie que nous nous sommes donnée. Nous allons la respecter. La Commission n’est en aucun cas instrumentalisée par aucune institution, nous travaillons pour tout le monde. Nous sommes là pour chercher la vérité qui va réconcilier les Burundais », défend-il.
Réconciliation par le haut et par le bas
Que faut-il alors pour favoriser cette réconciliation ? « Les Burundais ont besoin de leaders politiques qui n’ont pas trempé dans les crimes du passé », souligne Nigarura. « Il n’est plus un secret pour personne que le peuple burundais est victime des compromis politiques qui visent généralement une couverture mutuelle entre les dirigeants qui avaient les responsabilités pendant les périodes troubles de notre histoire. Ils sont de toutes les ethnies (hutu/tutsi) et cela a engendré une culture de l’impunité et, par conséquent, des cycles vicieux de violence et de vengeance », dit le militant. La réconciliation « ne peut être possible que si les Burundais arrivent à se réconcilier avec leur État », abonde Ndayiragije, qui explique que « le gros des crimes passés et actuels sont imputables à l’État et ses représentants ». « Si l’on arrive à faire en sorte que les victimes d’hier vivent avec l’assurance que leurs enfants ne vivront pas ce qu’ils ont enduré, cela serait déjà un pas important vers la réconciliation. Et ceci ne peut être possible que si les auteurs des crimes d’hier, d’aujourd’hui et de demain rendent des comptes », poursuit l’universitaire.
Ndayiragije appelle également à « soutenir et amplifier les efforts de réconciliation qui ont été initiés, par le passé, sous l’impulsion de certaines ONGs, tant locales qu’internationales ». Il suggère de « mettre un accent sur la réconciliation par le bas et d’offrir aux jeunes Burundais des cadres d’échanges dépolarisés sur le passé, afin qu’ils apprennent des erreurs des générations qui les ont précédés ».