Un an déjà que le président soudanais Omar al-Bachir est tombé, le 11 avril 2019, après trente ans de pouvoir. Renversé lors d’une révolution de palais menée par des généraux qui espéraient sauver leur poste et leur peau face à un soulèvement populaire entamé moins de quatre mois plus tôt. Les foules soudanaises n’en avaient pas moins continué à réclamer « liberté, paix, justice ». Après des semaines de négociations chaotiques, une répression sanglante et une campagne efficace de désobéissance civile, les militaires avaient dû lâcher une partie du pouvoir. Ils le partagent aujourd’hui avec les civils pour une période de transition de trois ans.
La « justice » exigée pendant la révolution l’est toujours, revendication omniprésente sur les murs, dans les manifestations, les rassemblements et les conversations. Chaque troisième jour du mois, en mémoire du 3 juin 2019, date du démantèlement violent des sit-in à Khartoum et dans tout le pays, quelques centaines de jeunes, amis et familles de victimes, se recueillent près du Nil pour l’exiger. Les autorités de la transition ont tenté d’apporter de premières réponses. Le Premier ministre, Abdallah Hamdok, a désigné une commission d’enquête indépendante sur les violences du 3 juin. Elle a commencé ses travaux en décembre dernier, a auditionné des milliers de témoins, visionné des milliers de vidéos et lu de très nombreux témoignages. Elle avait trois mois pour rendre ses conclusions. « Mais cette commission était une mauvaise idée », assure Mohamed Babiker, doyen de la Faculté de droit de l’Université de Khartoum, expert en droit pénal international et avocat d’un groupe de familles de victimes de la répression du 3 juin. Selon lui, le Premier ministre s’est mis lui-même dans une impasse. « Si la commission désigne comme responsable le Conseil militaire qui tenait le pouvoir à ce moment-là, elle accusera du même coup les généraux qui siègent aujourd’hui au Conseil de souveraineté, puisque ce sont les mêmes. Si la commission ne désigne pas de responsables, elle suscitera la colère de ceux qui ont fait la révolution et ont porté les civils au pouvoir. Dans les deux cas, elle ouvrira une crise très grave », analyse Mohamed Babiker. La seule solution, selon lui, est la mise en place d’une justice transitionnelle.
Une justice suspendue à un accord de paix global
Celle-ci est d’ailleurs inscrite dans les textes. « La Déclaration constitutionnelle signée le 17 août 2019, qui fait office de loi suprême pour les trois ans de transition, prévoit la formation d’une commission sur la justice transitionnelle », rappelle Suliman Baldo, vétéran d’organisations internationales des droits de l’homme et conseiller de l’ONG Enough Project. « Mais pour l’instant, c’est encore confus. Pour être adopté, ce projet doit passer devant une session jointe du conseil des ministres et du Conseil de souveraineté. » Autrement dit, être accepté par les généraux qui occupent cinq postes sur onze au Conseil de souveraineté, la présidence collégiale. C’est la première difficulté. Un brouillon rédigé par le ministère de la Justice a été très critiqué par des juristes. « Il a été écrit sans consulter la société civile, ni, surtout, les victimes », fustige Suliman Baldo.
Mohamed Babiker déplore, lui, « l’absence de vision du gouvernement ». « Le cas du Soudan est particulier », affirme-t-il. « Nous avons des crimes d’une double nature : ceux commis par un régime dictatorial – meurtres, disparitions de masse, tortures – et ceux commis par un régime en guerre contre une partie de sa population dans les régions marginalisées, le Darfour, les Monts Nouba, le Nil Bleu. Ce double aspect rend la mise en place de la justice transitionnelle encore plus complexe qu’ailleurs. »
Pour le gouvernement, la priorité, c’est la paix. « La justice viendra dans la foulée », nous affirmait, fin février, Natalina Yacoub Abbo Kanuna, collaboratrice du Premier ministre. La mise en place de commissions indépendantes sur les frontières, la future constitution, l’égalité hommes-femmes, etc., prévues par la Déclaration constitutionnelle, ainsi que la désignation du Conseil législatif de transition, qui devra siéger jusqu’aux élections prévues en 2022, sont donc reportées aux lendemains d’un accord de paix global, « à la demande du Front révolutionnaire soudanais (SFR), qui regroupe la majorité des groupes rebelles », précise Moubarak Ardol, ancien porte-parole du SPLM-Nord, parti politique allié au SFR, aujourd’hui conseiller du ministre de l’Energie et des mines. Les pourparlers se déroulent à Juba, capitale du Soudan du Sud. Ils traînent en longueur, les chefs de guerre négociant ardemment leurs places dans les instances de transition.
Omar al-Bachir à la CPI, vraiment ?
C’est dans ce contexte qu’est intervenue, le 11 février, une déclaration fracassante du représentant civil du Conseil de souveraineté, Mohamed Hassan al-Tayishi. Le Soudan, annonce-t-il alors, est prêt à accepter la comparution d’Omar al-Bachir et de ses co-accusés devant la Cour pénale internationale (CPI). L’ancien dictateur, deux anciens hauts responsables de son régime, un chef de la milice janjawid, supplétive de Khartoum, et un dirigeant d’un groupe rebelle, sont en effet recherchés par la CPI. Concernant al-Bachir, les mandats d’arrêt ont été émis en 2009 et 2010, et jamais exécutés.
Après son renversement, al-Bachir a été mis en prison, puis condamné à deux ans de résidence surveillée pour des faits de corruption. Mais il n’a jamais été jugé pour crimes contre l’humanité, en particulier ceux dont l’accuse la CPI, commis dans la province du Darfour.
L’annonce du 11 février a naturellement fait l’effet d’une bombe. Immédiatement, la déclaration a été comprise comme l’annonce d’un transfert imminent vers La Haye, où siège la CPI. « Les victimes du Darfour se sont réjouies », raconte Abdurahman al-Gassim, avocat co-fondateur de l’Association du barreau du Darfour, qui en représente plusieurs centaines, « mais l’excitation est vite retombée, avec les communiqués contredisant la déclaration. »
Le général Abdelfattah al-Burhan, chef du Conseil de souveraineté, affirme vite qu’il n’a jamais été question d’extrader l’ancien dictateur. « Quelques jours plus tard, la présidente de la Cour suprême, Neemat Abdallah, assure que le système judiciaire soudanais était tout à fait capable de juger Omar al-Bachir », rappelle Abdurahman al-Gassim. Impossible, dit l’avocat : « Il faut d’abord réformer des lois. L’une d’entre elles précise qu’un homme de 70 ans et plus ne peut être condamné à plus de deux ans de prison… Omar al-Bachir en a 76. » Surtout, souligne son confrère Salih Mahmoud Osman, la justice n’est pas indépendante, après avoir été politisée pendant des années. Et Suliman Baldo de renchérir : « Le degré de contrôle du secteur judiciaire a été exceptionnel sous Omar al-Bachir. Beaucoup de juges avaient aussi rang d’officier dans les services de renseignements, le NISS. Le changement prendra du temps, car le gouvernement veut agir selon des bases de droit, et non arbitrairement. Il faut donc examiner le cas de chaque fonctionnaire. » Dernier signe en date que les autorités soudanaises ne sont pas forcément prêtes à envoyer al-Bachir à La Haye : le 1er avril, le parquet a porté de nouvelles charges contre lui, pour atteinte à la Constitution lors du coup d’état de 1989.
Le besoin d’une justice transitionnelle globale
« Cette annonce du 11 février n’est qu’une opération de communication pour dire ‘vous voyez, nous sommes tombés d’accord sur un point’ », peste Mohamed Babiker, le doyen de la Faculté de droit. « Le cas d’Omar al-Bachir doit faire partie d’une justice transitionnelle globale, qui traite l’ensemble de la période de la dictature et réforme fondamentalement le système légal et les institutions. C’est la seule manière d’arriver à un accord historique avec les militaires. » Pour y parvenir, lui et ses confrères sont en train de créer une coalition des associations de victimes, qui comprendra aussi les personnes déplacées et réfugiées, et rédigera un texte commun sur leurs demandes en terme de justice. Le 15 avril, l’université de Khartoum devait accueillir une conférence sur la justice transitionnelle où étaient conviées ONG, juristes et gouvernement. L’événement a été reporté à juin, pour cause de Covid-19.