« Beaucoup luttent avec le fait d’être confinés ces temps-ci à cause de l'épidémie de COVID-19. Imaginez vivre cela pendant de nombreuses années », confie Luis Herlindo Mendieta, un général de police à la retraite qui est resté otage des ex-Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) pendant près de onze ans. Une décennie après avoir été sauvé de sa captivité, Mendieta est l'une des 2004 victimes accréditées dans le macro-dossier sur les kidnappings par les FARC, ou « affaire 01 », qui sera un test majeur de légitimité pour le nouveau tribunal de justice transitionnelle colombien, issu de l'accord de paix de 2016 avec la guérilla.
Les anciens commandants des FARC ont commencé à admettre leur responsabilité dans ce crime et à exprimer en privé leurs regrets. Mais les victimes sont indignées par le fait que leurs ravisseurs n'ont pas encore reconnu les traitements dégradants qui leur ont été infligés et les longues années de souffrance que leurs familles ont endurées en leur absence. Cette différence flagrante entre les attentes des uns et des autres est devenue un test décisif de légitimité pour le futur jugement de la Juridiction spéciale pour la paix – ou JEP, comme on l'appelle localement – aux yeux des victimes, dont beaucoup soutiennent verbalement le travail de la justice transitionnelle mais exigent un niveau de vérité plus élevé de la part des auteurs des crimes.
La pratique la plus tristement célèbre des FARC
L’affaire 01 est l'une des sept premières ouvertes par le bras judiciaire de la justice transitionnelle colombienne et l'un des deux dossiers spécifiquement axés sur les actes des FARC. Elle est hautement symbolique car les enlèvements ont été, pendant des années, la pratique la plus tristement célèbre des FARC, attirant l'attention des médias du monde entier et une large répudiation de tous les secteurs de la société colombienne. Les images obsédantes de prisonniers en cage et enchaînés au milieu de la forêt tropicale sont devenues partie intégrante de l'imaginaire collectif du pays.
Depuis l'année dernière, les juges de la JEP ont interrogé des centaines de personnes. Au cours de longues audiences confidentielles, les responsables présumés – dont les 25 anciens membres du haut commandement central des FARC – ont commencé à répondre aux questions du tribunal spécial. En février, 350 anciens rebelles des FARC avaient fourni des témoignages écrits collectifs sur ces enlèvements, 187 d'entre eux présentant également par oral des récits individuels exhaustifs. Des heures de vidéos et des centaines de pages de transcriptions, comme l'a indiqué Justice Info, ont été transmises depuis décembre aux victimes afin qu'elles puissent répondre aux récits de leurs persécuteurs et soumettre leurs observations et questions.
Dans ces récits, les membres des FARC ont reconnu – peut-être pour la première fois – les souffrances résultant de leur politique d'enlèvement de civils et de membres des forces de sécurité, que ce soit contre rançon, en tant que prisonniers de guerre ou en tant qu'otages politiques pour contraindre le gouvernement à un échange de prisonniers. Ou, comme le montre le travail de la JEP, de victimes moins visibles et plus modestes, dont les Colombiens ont rarement entendu parler, et qui ont été enlevées pendant des jours ou des semaines, contraintes de construire des routes clandestines ou de transporter leurs vivres.
Les FARC entre aveu et évitement
« Nous admettons le grave impact que nous avons causé sur vos vies. Nous ne pourrons jamais vous rendre ce temps passé dans la jungle », ont déclaré les commandants du bloc de l'Est des FARC. « Nous reconnaissons collectivement, en tant que structures et commandement des FARC, que retenir des civils était une erreur. Nous savons que c'était une grave erreur, pour laquelle il n'y a aucune justification », stipule un autre témoignage collectif.
Ces admissions n'ont pas encore été rendues publiques, car la JEP est encore en train de monter son dossier et la date-limite de cette reconnaissance obligatoire de responsabilité est dans quelques mois. Cela n'a pas empêché El Espectador, un journal très lu, de publier fin février des extraits de deux témoignages ayant fait l'objet d'une fuite. Certaines victimes ont été furieuses d'apprendre leur existence par la presse avant d'avoir eu la possibilité de les étudier, ce que la méthodologie complexe de participation à la justice transitionnelle tente d'empêcher mais que, dans la pratique, elle ne peut pas éviter complètement.
Les victimes ont, pour la plupart, été révoltées par les déclarations trompeuses des accusés sur les conditions de captivité, notamment sur le fait que les otages avaient reçu de la crème solaire, de la lotion anti-rides et même des patios ouverts pour pratiquer le yoga. Leur colère a eu plusieurs effets. De nombreuses victimes qui s’étaient montrées sceptiques à l'égard de l'accord de paix ont finalement décidé d’être parties à l'affaire, y compris le général Mendieta qui a témoigné en 2018 mais n'avait jamais finalisé son accréditation. L'ancien ministre Fernando Araújo, qui a passé six ans en captivité et avait refusé de participer, a suivi le mouvement. Son fils, le sénateur Fernando Nicolás Araújo, membre du parti du président Iván Duque et partisan de ses tentatives infructueuses de réforme du tribunal, demande également à s’inscrire, pour contester l'affirmation des FARC selon laquelle son père « a toujours eu un drap de lit propre », selon ses propres termes.
Au total, quelque 200 nouvelles victimes se sont manifestées depuis que le scandale a éclaté, illustrant le coût politique de l'arrogance des FARC mais aussi la possibilité pour le tribunal d'étendre sa légitimité à long terme.
La lettre de protestation d'Ingrid Betancourt
Un autre événement a eu lieu. De nombreux survivants des kidnappings et leurs proches qui soutiennent ouvertement la justice transitionnelle ont également donné de la voix pour protester contre la réticence des FARC à affronter les conditions brutales endurées par les victimes, souvent pendant des années. La plus notoire d'entre elles est Ingrid Betancourt, une ancienne parlementaire enlevée pendant sa campagne présidentielle en 2002 et restée captive jusqu'à ce que l'armée colombienne la libère, six ans plus tard. « Les FARC présentent les enlèvements comme une activité réglementée, leur permettant d’inverser les responsabilités dans le crime. Mes tentatives d'évasion, disent-ils, les ont obligés à m'enchaîner et à m’infliger d'autres punitions qu'ils ne mentionnent que partiellement. (...) Il est commode de tenir les victimes responsables des abus qu'elles ont subis", a écrit Betancourt dans une lettre publique sévère, condamnant l'attitude de ses anciens ravisseurs dans le processus de justice transitionnelle. Elle a également déploré avoir lu dans la presse des comptes-rendus sur ce qu’elle a enduré, au lieu de recevoir officiellement le dossier complet de la JEP, ce que le tribunal a attribué à une erreur humaine, n’ayant pas repéré un e-mail revenu sans avoir atteint 60 victimes.
Les victimes pointent les lacunes et une sémantique litigieuse
Au cours des trois derniers mois, de nombreuses victimes ont pointé lacunes et erreurs dans les récits des FARC, tant publiquement que dans leurs observations à la JEP. « Elles reconnaissent l'enlèvement de mon père et admettent qu'elles ne l'ont pas bien traité. Mais elles se justifient et le blâment pour s’être rebellé. Comment les victimes peuvent-elles vraiment pardonner [les FARC] si elles continuent d’embellir la vérité ? », interroge une autre victime, qui a demandé à ne pas être identifiée pour des raisons de sécurité.
Parmi les omissions des FARC fréquemment mentionnées figurent, citons la rareté des soins médicaux, le confinement physique, le manque prolongé d'accès à la nourriture et à l'eau, le manque de communication avec les proches pendant des années, les paroles dénigrantes et les menaces. « Ce qu'ils présentent comme des situations exceptionnelles était en fait normal. Sur sept ans de captivité, j'ai été enchaîné pendant cinq ans. Leur punition après une tentative d'évasion a été de nous retirer nos bottes. Pourtant, ils assurent que cela n'a duré que quelques jours », souligne Luis Eladio Pérez, un ancien sénateur dont l'enlèvement lui a fait manquer la mort de sa mère, le mariage de son fils et la naissance d'un petit-fils.
Autre plainte fréquente des victimes : beaucoup estiment que le terme « rétentions », choisi par les juges de la JEP pour nommer cette première affaire, porte atteinte à leur dignité, car il s'écarte sensiblement du terme utilisé par les Colombiens et s'en tient à celui utilisé historiquement par leurs ravisseurs. La JEP explique qu'elle a choisi ce mot – « ce mot ennuyeux », comme l'appelle une victime – car le bureau du procureur général l'avait utilisé dans son enquête pénale et que cette prudence permet au tribunal spécial d'éviter de préjuger l’affaire. Même s'il s'agit d'une discussion aussi politique que juridique, le droit pénal colombien – qui régit également le travail de la JEP – qualifiant le kidnapping de crime.
Au-delà de la sémantique, le terme contesté masque trois dilemmes difficiles que la JEP devra résoudre au cours des prochains mois dans ce dossier emblématique contre les FARC.
Premier dilemme : qualifier le crime
Le premier dilemme de la JEP est précisément de déterminer la qualification pénale qu’elle retiendra dans son acte d'accusation, ce qui était attendu vers la mi-2020, avant que la pandémie de COVID-19 ne frappe la Colombie, en mars, et ne perturbe le travail de la justice transitionnelle. La JEP doit d’abord déterminer si elle considère que les enlèvements par les FARC étaient des détentions arbitraires, comme défini dans les droits de l'homme, des prises d'otages comme en droit international humanitaire ou un crime contre l'humanité pour séquestration comme dans le Statut de Rome, au cas où elle considérerait qu'ils ont été commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique.
Les juges doivent également décider s'ils accusent les anciens rebelles d'autres crimes tels que l'homicide, la disparition forcée, voire les violences sexuelles, comme en ont témoigné un certain nombre de soldats et de policiers détenus en otage. Deux crimes connexes possibles, la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants, refléteraient cette vérité que les victimes exigent de leurs ravisseurs.
Une décision tout aussi complexe pour la JEP sera de caractériser le traitement réservé aux 394 soldats ou policiers enregistrés comme victimes dans cette affaire, étant donné qu'ils ne sont pas des civils et que beaucoup d'entre eux ont été enlevés, comme le général Mendieta, alors qu'ils étaient en service. Les FARC affirment qu'ils étaient des prisonniers de guerre, mais l'application de ce concept aux conflits armés non internationaux est très contestée et les preuves montrent que les rebelles n'ont pas respecté les critères de la troisième Convention de Genève qui régule le traitement des prisonniers de guerre, notamment en leur permettant une communication avec l’extérieur ou l’accès à des recours juridiques. Bien que l'accord de paix stipule que l'enlèvement de membres des forces de sécurité peut être considéré comme un crime à motivation politique, cela n'exempte pas les FARC d'être poursuivies pour d'autres crimes, tels que la torture ou la violence sexuelle. En fait, la preuve d'autres crimes peut amener les juges à écarter la possibilité de considérer l'enlèvement initial comme étant politiquement motivé.
Quelle que soit la manière dont le tribunal aborde ce dilemme, il sera probablement confronté à certaines réactions négatives de la part des victimes et des organisations de défense des droits de l'homme – ou à des appels par les avocats des accusés.
Deuxième dilemme : qui est le plus responsable et de quoi ?
Un deuxième dilemme est de savoir qui exactement la JEP considérera comme le plus responsable de ce crime, étant donné que le modèle colombien de justice transitionnelle cherche à se concentrer sur la responsabilité juridique sur ceux qui commandaient et de ceux qui ont joué un rôle essentiel. Bien que cela conduise probablement à ce que les hauts gradés des FARC soient tenus responsables d'une politique qu'ils ont fameusement qualifiée de « loi », un défi majeur apparaît. Un nombre important de témoignages actuels proviennent de membres du commandement des FARC, qui n’offrent pas beaucoup de détails sur la situation des victimes. Comme le dit Luis Eladio Pérez, un seul prisonnier, Alexander Farfán dit "Gafas", a donné des informations sur sa captivité. « Il est le seul à admettre tout ce que nous avons vécu. Les membres du secrétariat des FARC ou du bloc qui me détenait ont simplement déclaré que ces rétentions étaient de nature politique, pour amener le gouvernement à procéder à un échange de prisonniers », explique-t-il.
Cela pourrait amener la JEP à constater que ceux qui connaissent le mieux les vérités que les victimes veulent entendre ne sont peut-être pas les mêmes que ceux qui figureront en tête de l’acte d'accusation.
Une dernière décision sera de savoir quelles sanctions la JEP propose pour les membres des FARC qu'elle désignera dans son acte d'accusation. Étant donné que le modèle de justice transitionnelle colombien tente de trouver un équilibre entre rétribution et réparation, ses juges pourraient faire des excuses publiques aux victimes une partie obligatoire de la sanction. Cela pourrait, à son tour, être une nouvelle incitation pour les auteurs d'enlèvements à s'engager à dire aux rescapés les vérités que ceux-ci attendent encore.
Le point de vue des FARC
De façon générale, les ex-FARC sont réticents à débattre de leurs devoirs devant la justice transitionnelle, invoquant les retards du gouvernement dans la mise en œuvre d'autres volets de l'accord de paix ou déclarant que les dossiers doivent être autorisés à suivre leur cours. Dans une interview accordée à Justice Info, Luis Alberto Albán, qui représente actuellement le parti des FARC au Congrès et membre de l'équipe de négociation de la guérilla au cours de tout le processus de paix, a d'abord dit qu'il pensait que la plupart des critiques contre eux provenaient de victimes qui ne souhaitaient pas voir la justice transitionnelle avancer ou qui avaient un intérêt personnel à faire les gros titres. Confronté aux témoignages de diverses victimes, il a ensuite admis qu’il s’agit d’une discussion difficile qui doit reprendre au sein de leur parti politique.
« Nous reconnaissons la valeur d’écouter ces récits de traitements cruels et cela nous fait réfléchir », confie Alban, qui a passé trois décennies au sein des FARC sous le nom de Marcos Calarcá. « Ils doivent exprimer tout ce qu'ils ressentent. Plus tard, nous prendrons également la parole. Nous n'avons pas à reconnaître des choses sur lesquelles nous ne sommes pas d'accord, et cela ne peut être une épée de Damoclès sur nos têtes. Ce n'est pas ce que nous avons signé, ce n'est pas l'idée. Mais cela fait partie d'une discussion en cours parmi nous. Il y a des opinions divergentes sur la façon de le formuler et je ne crois pas qu'il soit impossible [que la nôtre puisse changer] », ajoute-t-il.