« Mon dernier souhait est de créer un fonds d’archives à Saint-Denis de La Réunion pour que les historiens aient accès à cette mémoire. J’espère ensuite pouvoir tourner la page et conclure cette affaire. » Devant une large armoire remplie d’archives, au 8ème étage d’un HLM du centre-ville de Guéret, Simon A-Poi exprime parfois haut et fort son ras-le-bol, mais surtout une grande lassitude.
Simon A-Poi fait partie des 2015 mineurs réunionnais à avoir été, selon le terme officiel, “transplantés” en métropole entre 1962 et 1984. Agés de 2 ans et demi à 16 ans, orphelins, retirés temporairement de leur famille, mis en structure d’accueil par décision de justice ou abandonnés, ces enfants et adolescents avaient été pris en charge par les services sociaux – très déficitaires – de cette île de l’océan Indien appartenant à la France. Ils avaient ensuite été envoyés à 9000 kilomètres de chez eux, dans 83 départements de France métropolitaine pour pallier le dépeuplement des zones rurales, selon le principal argument avancé à l’époque. Une grande partie de ces mineurs atterrira à Guéret, préfecture du département de la Creuse, au centre de la France, d’où l’appellation communément usitée des « Réunionnais de la Creuse ».
Simon A-Poi y est arrivé en 1966, à l’âge de 12 ans. Il y a d’abord fait un long séjour au foyer de la ville (aujourd’hui reconverti en hôpital). Puis, comme beaucoup de ses camarades « transplantés », il fera des allers-retours entre des familles d’accueil et le foyer de Guéret. A ses yeux, il est finalement « chanceux de trouver sa passion », la cuisine, qu’il découvrira en apprentissage avant de devenir cuisinier dans un centre médical près de Guéret.
Obstacles judiciaires à une affaire d’État
Au début des années 60, l’objectif moins affiché de cette politique française de transplantation est de réduire la pression démographique sur l’île de La Réunion, en proie à une situation sanitaire, sociale et économique difficile. Le chef d’orchestre de cette politique est Michel Debré, député de l’île et ancien premier ministre, qui entérine les départs vers la France hexagonale à travers le Bureau pour la migration dans les départements d’Outre-mer (BUMIDOM). La Direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) promet alors à des familles en grande difficulté sociale une meilleure éducation pour leurs enfants et leur retour tous les ans pour une visite. En réalité, beaucoup de ces enfants perdront leurs attaches familiales et la majorité ne remettra jamais les pieds sur leur île natale. « Nous avons été privés de notre famille, de notre histoire et de notre identité », témoigne l’une de ces ex-mineures, Valérie Andanson.
Une plainte judiciaire contre l’Etat français pour « enlèvement et séquestration de mineurs, rafle et déportation » est alors déposée par Jean-Jacques Martial, transplanté en 1966. La parution de son autobiographie, Une enfance volée, publiée en 2003 et le milliard d’euros qu’il demande à l’Etat mettent au jour cette page oubliée de l’histoire de France. L’assignation en justice pousse aussi les anciens mineurs à s’organiser, à demander réparation et à informer le grand public sur leur histoire. Les associations “Les réunionnais de la Creuse” et “Rassin anlèr” (Déracinés) sont créées dans les années 2000. Une cinquantaine de plaignants constitue des dossiers pour demander des réparations financières.
Pourtant, entre 2006 et 2007, ces plaintes sont déclarées irrecevables et, en 2011, la Cour européenne des droits de l’homme leur oppose une fin de non-recevoir.
L’espoir revient par l’Assemblée nationale
Puis, « à un moment donné, il y a cet alignement de planètes », raconte l’historien Gilles Gauvin. Le 18 février 2014, une résolution est adoptée à l’Assemblée nationale, « relative aux enfants réunionnais placés en métropole dans les années 1960 et 1970 ». La résolution assure que « l’Etat a manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles » de la nation, et demande « à ce que la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée » et « que tout soit mis en œuvre pour permettre aux ex-pupilles de reconstituer leur histoire personnelle ».
A sa suite, la Fédération des déracinés des départements et régions d’Outre-mer (FEDD), qui regroupe différentes associations d’ex-mineurs, présente cinq revendications : la reconnaissance du « crime contre l’enfance », des réparations financières (les victimes souhaiteraient prendre modèle sur la Suisse, qui a attribué 300 millions d’euros aux victimes de placements abusifs avant 1981), des moyens pour pouvoir se rendre à La Réunion et être hébergés aux frais de l’Etat, l’accès aux dossiers personnels des ex-pupilles pour tous les membres de leur famille, et le rapatriement à La Réunion des corps des ex-pupilles décédés.
L’espoir revient quand, le 13 février 2016, la ministre des Outre-mer, George Pau-Langevin, annonce la création d’une Commission d'information et de recherche historique. Philippe Vitale, maître de conférence en sociologie, spécialiste du dossier et co-auteur de Tristes tropiques de la Creuse est invité au ministère, le 2 janvier 2016, pour être nommé président de cette commission d’enquête, qui comprend trois autres experts : Wilfrid Bertile, agrégé de géographie et député de La Réunion, Marie-Prosper Eve, professeure d’histoire moderne, et Gilles Gauvin, un historien réunionnais.
Les promesses de la Commission d’enquête
Pendant deux ans, les archives privées de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) à La Réunion sont consultées, des entretiens sont réalisés avec des ex-mineurs qui s’expriment pour la première fois sur leur histoire. Le 7 novembre 2017, Emmanuel Macron, fraîchement élu à la présidence de la République, adresse une lettre aux représentants des associations, reconnaissant la « faute » de l'Etat, qui a aggravé la détresse des enfants. Enfin, le 10 avril 2018, la Commission rend un rapport de 700 pages, intitulé “Etude de la transplantation de mineurs de La Réunion en France hexagonale”. Il établit à 2015 le nombre de mineurs transplantés à l’époque (dont 1800 sont encore vivants) et reconnaît que les souffrances et traumatismes subis ont été accrus par le déracinement dans un contexte post-colonial. Il révèle aussi « les failles de la politique générale de l’ASE, qui des années 60 au début des années 80 n’avait ni les mêmes fondements, ni la même organisation, ni le même regard sur l’enfant qu’aujourd’hui ». À la remise du rapport, la ministre des Outre-mer, Annick Girardin, s’adressant aux principaux concernés, déclare que ce document est « un point de départ pour vous aider à vous réparer au présent et à envisager l’avenir de façon apaisée ».
Des réparations toujours attendues
Deux ans plus tard, pourtant, l’apaisement n’est pas à l’ordre du jour. Le rapport avait préconisé 25 mesures. Leur mise en place se fait toujours attendre. Les principales concernent un suivi psychologique renforcé, l’accès aux documents personnels des archives départementales de La Réunion, une aide pour les mineurs adoptés pour retrouver leur identité originelle, la prise en charge complémentaire du rapatriement des corps à La Réunion, la création d’un centre mémoriel à la Réunion.
De leur côté, les ex-mineurs demandent l’instauration d’une journée de la mémoire et un centre de ressources à Guéret et à Paris, à l’image de la Maison d’Izieu, lieu de mémoire de la Shoah.
Or, la seule mesure effective concerne l’obtention d’un billet d'avion et d’un hébergement temporaire dans l’île. Il s’agit d’une bourse de mobilité, financée par le ministère des Outre-mer et gérée par l’Union départementale des associations familiales de La Réunion, qui prévoit, selon le ministère, de financer à hauteur de 90% le billet d’avion pour retourner à La Réunion et à 95% l’hébergement sur place pour les trois premières nuits. Et cette mesure a été mise en place dès 2017, avant même la publication du rapport de la Commission.
Philippe Vitale, qui a présidé la commission d’information, considère ce travail comme un demi-échec. Lui qui a consacré vingt ans de sa vie à cette affaire se sent floué et ne comprend pas pourquoi l’Etat reste silencieux. « Ces préconisations [de la Commission] donnaient une direction pour réduire la souffrance des gens, pour qu’ils puissent ‘faire leur résilience’ », c’est-à-dire faire la paix avec ce passé douloureux. « Deux ans ont passé. »
« Il faut que les élus de La Réunion s’emparent de cette histoire »
Le 14 novembre 2019, d’anciens mineurs, réunis au sein de la FEDD, se sont rassemblés à Paris pour une conférence de presse. Ils ont demandé au gouvernement de « prendre enfin en compte leurs revendications ». Selon leur nouvelle avocate, Elisabeth Rabesandratana, l’orientation prise sera « plus politique que juridique ». « Je leur ai fait comprendre qu’attaquer l’Etat n’avait pas de sens. Beaucoup ont des vies cassées et leur parcours juridique l’a été tout autant », dit cette avocate spécialisée en droit pénal et ayant une expérience des tribunaux pénaux internationaux.
Face aux critiques, le ministère plaide, entre autres « le temps nécessaire à un travail approfondi de coordination avec les autres services publics concernés », « des échanges avec d'autres acteurs institutionnels », la signature d’une convention entre le ministère des Outre-mer et le conseil départemental de La Réunion (signée en avril 2018). La réhabilitation des familles biologiques et adoptives, la création d'un centre de ressources, l'amélioration des modalités de voyage et de séjour, le suivi psychologique sont, selon le ministère, de nouvelles demandes émises par les victimes lors d’une réunion fin novembre 2019. Un nouveau rendez-vous avait été prévu en avril 2020, avant que la pandémie du Covid-19 ne surgisse.
Pour Me Rabesandratana, le temps des réparations est cependant venu et l’une des principales armes des plaignants est l’opinion publique. « Il faut que les élus de La Réunion s’emparent de cette histoire », plaide-t-elle. Pour Valérie Andanson, porte-parole de la FEDD, « le véritable combat commence ».