JUSTICEINFO.NET : Vous écrivez que les mécanismes de la justice transitionnelle entretiennent « des rapports étroits avec les recompositions politiques dans lesquelles elles s’insèrent ou qu’elles initient ». Pouvez-vous l’expliquer ?
ERIC GOBE : L’étude comparée des processus de justice transitionnelle et des « politiques de réconciliation » le montre amplement. Dans le cas spécifique du Maghreb, la confrontation des cas marocain et tunisien l’illustre parfaitement. Au Maroc, la justice transitionnelle s’inscrit dans une continuité dynastique, dans une trajectoire politique où l’Instance Équité et Réconciliation, la Commission vérité marocaine, a été, selon la formule de Frédéric Vairel [professeur en sciences politiques à l’Université d’Ottawa, NDLR], « une commission “comme si”, comme si elle indiquait une transition vers la démocratie, comme si elle allait produire de son propre chef une vérité endossable par les victimes ». Si, au Maroc, on a affaire à une justice transitionnelle inscrite dans le cadre d’une succession monarchique, en Algérie, il n’y a eu ni justice, ni transition, mais la remise sur les rails d’un régime militaire autoritaire un temps menacé par un parti islamiste, le Front islamique du Salut, puis par divers groupes armés se réclamant de l’islam politique.
L’action de l’IVD, qui incarnait largement le récit du gouvernement de la Troïka, s’est inscrite entre 2014 et 2019, dans un contexte politique où le récit « contre-révolutionnaire » tenu par les élites de l’ancien régime s’est imposé de plus de plus dans l’espace public.
Quant à la Tunisie, dans sa trajectoire historique récente, elle illustre parfaitement les liens entre les mécanismes de justice transitionnelle et les recompositions politiques. Le récit sur la réconciliation promu par les porteurs, internationaux et nationaux, de la justice transitionnelle est né dans un contexte politique favorable à son déploiement. L’arrivée au pouvoir de la Troïka en 2011 avec pour épine dorsale le mouvement Ennahdha, c’est-à-dire le parti islamiste ayant subi de plein fouet la répression des régimes de Bourguiba et de Ben Ali, a été favorable à la mise en place d’un dispositif de justice transitionnelle. En revanche l’Instance vérité et dignité (IVD) a commencé à fonctionner dans un environnement politique hostile à la justice transitionnelle. Les débats autour de l’IVD, par-delà la figure controversée de sa présidente et des conflits entre ses membres, ne sont compréhensibles qu’en fonction des résultats électoraux de 2014 qui ont consacré le retour d’une partie des élites de l’ancien régime au pouvoir et ont pérennisé une politique de compromis entre Ennahdha, qui est entré au gouvernement et Nida Tounes, composé en grande partie de cadres de l’ancien parti de l’ex-président Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique. L’action de l’IVD, qui incarnait largement le récit du gouvernement de la Troïka, s’est inscrite entre 2014 et 2019, dans un contexte politique où le récit « contre-révolutionnaire » tenu par les élites de l’ancien régime s’est imposé de plus en plus dans l’espace public.
L’aide internationale a procuré crédibilité et visibilité à des associations locales mobilisées dans ce processus, et porteuses d’agendas politiques. Les victimes en ont-elles tiré profit ?
Il n’y a pas d’antinomie. Les acteurs associatifs locaux peuvent à la fois servir leur propre agenda et faire en sorte que les victimes tirent profit de leur mobilisation. Elles peuvent jouer un rôle central dans les processus de justice transitionnelle en mobilisant des segments plus larges de la société, en documentant les violations des droits de l’homme, en faisant pression sur les gouvernements, en proposant une expertise juridique ou technique, en aidant directement les victimes etc. Dans le même temps les associations ne sont pas toujours représentatives des victimes ou des populations locales. Elles peuvent promouvoir certaines victimes plus que d’autres ou s’identifier à certaines catégories spécifiques de victimes.
Pensez-vous que la justice transitionnelle, en formant les juges des chambres spécialisées, puisse faire émerger des magistrats véritablement garants des droits et libertés ?
Si l’on en croit l’article d’Emna Sammari [experte tunisienne en justice transitionnelle, NDLR], on est loin du compte. Elle affirme qu’au départ le processus de sélection des magistrats s’est avéré inadapté puisque certains d’entre eux, nommés pour ces chambres, n’avaient jamais fait de droit pénal. Elle donne plusieurs exemples de la volonté politique d’interrompre le bon déroulement des audiences organisées par les chambres spécialisées, notamment la décision du Conseil supérieur de la magistrature relative aux mouvements judiciaires de l’année 2018-2019, puisque 45 % des magistrats des chambres criminelles spécialisées ont été mutés.
Parler de récupération revient à porter un jugement de valeur. La justice transitionnelle est un processus éminemment politique.
La récupération politique est souvent associée à l’expérience tunisienne. Est-ce un phénomène qui concerne aussi les deux autres pays du Maghreb ?
Parler de récupération revient à porter un jugement de valeur. La justice transitionnelle est un processus éminemment politique. En Algérie, pays qui n’est pas passé par un processus de justice transitionnelle, les gouvernants ont tenté de nier le caractère politique de la violence. Aucun des textes officiels promouvant la « réconciliation » entre les Algériens ne fait mention des origines politiques de la guerre civile. Autrement dit, comme le note le juriste Mouloud Boumghar dans ses travaux, les vainqueurs de la guerre civile n’ont eu de cesse de tenter de dépolitiser les enjeux de la gestion du passé violent. Cette tentative de dépolitisation des questions de l’impunité et la reddition des comptes montre a contrario la dimension politique du traitement du passé violent.
Au Maroc, les politistes Marouane Laouina et Frédéric Vairel ont montré que la création de l’Instance équité et réconciliation (IER) en 2005 était le résultat d’une confrontation et d’une transaction entre les gouvernants et des militants, anciens prisonniers politiques, acquis aux préceptes de la justice transitionnelle. Ce sont les militants du Forum marocain pour la vérité et la justice, des anciens militants professionnels d’extrême gauche ou islamiste qui ont négocié avec les gouvernants marocains la mise en place et les attributions de l’IER. Autrement dit, par définition, dans la mesure où l’on garde cette notion contestable, la justice ne peut échapper à la problématique de la « récupération politique ».
L’expérience marocaine a été souvent citée en exemple par des décideurs tunisiens. Pourquoi à votre avis ?
Parce que les concepteurs de la commission vérité marocaine ont fait le choix de ne désigner aucun des tortionnaires et que la monarchie marocaine a largement su contrôler le processus de justice transitionnelle. Celle-ci a organisé une sorte de « procès du Roi sous le portrait du Roi », selon la formule de Yadh Ben Achour [juriste tunisien, NDLR]. Elle a permis au nouveau souverain, Mohamed VI, de s’inscrire dans une rupture en faisant sien le récit, largement fictif, d’un Maroc résolument engagé dans la « transition démocratique » et dans la continuité dynastique d’un régime monarchique ancré dans l’histoire, capable d’instruire son procès non pas « pour condamner un héritage » mais comme l’exprime le politiste marocain Abderrahim El Maslouhi, « pour le réinventer sur le mode du pardon et de la réparation ».
La dynamique des processus de justice transitionnelle entretient des rapports étroits avec les recompositions politiques internes
Le politiste Mohamed Limam revient sur le projet de loi de feu le président de la République Béji Caied Essebsi relatif à la réconciliation économique et financière. En quoi ce projet a-t-il marqué le processus tunisien ?
Ce projet est révélateur de la volonté des élites économiques et politiques liées à l’ancien régime de ne pas être mises en cause dans le système de corruption. Mais in fine, le projet de loi adopté par le Parlement en septembre 2017 a limité la catégorie des bénéficiaires de l’amnistie aux fonctionnaires. Autrement dit, le texte adopté est tout de même édulcoré par rapport au texte initial. Cet épisode-là montre combien la dynamique des processus de justice transitionnelle entretient des rapports étroits avec les recompositions politiques internes, mais aussi, comme le montre Limam, avec des enjeux de politique internationale.
L’IVD a conclu ses travaux, les procès des chambres spécialisés se poursuivent, le gouvernement promet de publier le rapport final de l’IVD au Journal officiel et de suivre ses recommandations. Quel avenir voyez-vous pour la justice transitionnelle en Tunisie ?
Tout dépendra, me semble-t-il, des interactions à venir entre les acteurs de la scène politique tunisienne et de l’arène de la justice transitionnelle. Je fais référence dans mon introduction aux travaux de Jelena Sobotic [professeur en sciences politiques à l’Université de Georgia, NDLR] qui a travaillé dans les Balkans. Elle montre que l’importation des normes de la justice transitionnelle prend place dans les luttes entre les diverses fractions des élites qui en font une ressource et/ou l’instrumentalisent en fonction de leurs objectifs politiques. Il faudra voir comment à l’avenir les catégories d’acteurs qu’elle distingue : « les résistants à la norme », les « entrepreneurs instrumentaux de normes » et les « croyants adhérents aux normes », interagissent, dans le cas tunisien, pour donner à la justice transitionnelle sa dynamique politique et institutionnelle.
Propos recueillis par Olfa Belhassine.