« Le travail que nous faisons sera un véritable mémorial pour les victimes de l’Église en France qui posera, je l’espère, la première pierre d’un long travail de mémoire. » Chaque mot de Jean-Marc Sauvé est mûrement pesé. Ce haut fonctionnaire français, vice-président du Conseil d’Etat entre 2006 et 2018, préside la Commission indépendante des abus sexuels dans l'Église (Ciase) depuis le 13 novembre 2018. Cinq jours plus tôt, lors de leur assemblée plénière à Lourdes, les évêques de France avaient décidé de mettre en place « une commission indépendante chargée de faire la lumière sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église catholique depuis 1950, de comprendre les raisons qui ont favorisé la manière dont ont été traitées ces affaires et de faire des préconisations, notamment en évaluant les mesures prises depuis les années 2000. » Trois mois plus tard, le 8 février 2019, la Conférence des évêques de France et la Conférence des religieux et religieuses de France (Corref) lançaient officiellement la Ciase.
« Enfin ! », entendit-on alors de diverses sources. Face à la multiplication des scandales d’abus sexuels dans l’Église à travers le monde, les pays ont en effet « procédé par vagues » explique Astrid Kaptijn, professeure de droit canonique à la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg, et membre de la Commission. À l’initiative du gouvernement ou de l’Église catholique, plusieurs commissions ont vu le jour en Irlande (2009), en Belgique (2009), aux Pays-Bas (2010), en Australie (2012) ou encore en Allemagne (2013). « En France, l’Église a pris l’initiative car elle a probablement senti un signal qui lui disait ‘si nous ne faisons rien, l’État risque de nous demander des choses’ », ajoute la commissaire. Des affaires de pédophilie défraient alors la chronique : l’ex-évêque d’Orléans, André Fort, est condamné à huit mois de prison avec sursis pour ne pas avoir dénoncé les agissements d’un prêtre pédophile, Pierre de Coye de Castelet, condamné quant à lui à deux ans de prison ferme. Début 2019 s’ouvre également le procès du cardinal Philippe Barbarin : l’archevêque de Lyon comparaît pour non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs par le prêtre Bernard Preynat, qui sera condamné à cinq ans de prison ferme.
Garapon : un « travail de la société toute entière »
Quid toutefois de l’indépendance d’une telle commission, commanditée par les institutions mêmes visées par ses enquêtes ? Ce n’est qu’« une fois obtenues toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité [de la part de la Conférence des évêques de France et de la Corref] », dit Sauvé, qu’il a accepté de constituer cette Commission presque paritaire (12 hommes et 10 femmes), pluridisciplinaire (praticiens du droit pénal et canonique, de la protection de l’enfance, de la psychologie et la psychanalyse, de la santé, de l’éducation, du travail social, de la recherche en sciences sociales et en théologie) et de confessions variées (y compris incroyants, agnostiques ou athées). Au total, 22 commissaires de générations différentes (l’âge moyen est de 57 ans), qui se sont engagés, bénévolement, à « faire la lumière sur le passé pour en tirer les conséquences et rétablir la confiance ».
« Certes il y a encore un très grand conservatisme au sein de l'Église mais beaucoup de membres sont prêts, voire même encouragent ce travail de remise en cause assez profond » a constaté Antoine Garapon, magistrat et membre de la Commission, qui conçoit cette démarche comme « un travail de la société française toute entière ». Bien qu’il se félicite de cette avancée, le père Pierre Vignon reste prudent et espère « que les préconisations de cette Commission seront passées à la loupe par toute l’Église », à l’origine « de nombreuses dérives ». Ce prêtre du diocèse de Valence retiré dans le Vercors travaille depuis plus de vingt ans aux côtés de celles et ceux qu’il appelle « les victimes de l’Église » ; il a lancé une pétition demandant la démission du cardinal Barbarin en août 2018. De son côté, la Corref assure, à travers sa secrétaire générale Sr Anne-Marie Grapton, vouloir « surtout comprendre quels mécanismes sociétaux et institutionnels ont conduit au silence. Nous attendons avec impatience les préconisations, que l'on prendra en compte au maximum ».
Sauvé : « On ne dénonce pas, on établit des faits »
La Commission est répartie en quatre groupes de travail et se réuni en plénière une fois par mois (en visioconférence depuis le confinement dû à l’épidémie de Covid19). Auditions d’experts et de grands témoins, analyse des ressources judiciaires et de la presse depuis soixante-dix ans, des archives dans la quasi-totalité des structures de l’Église – soit à ce jour, 600 interlocuteurs dans 115 diocèses et 400 congrégations, communautés dites « nouvelles » ou sociétés apostoliques. « La tâche immense de la Commission est de faire un état des lieux quantitatif et qualitatif des abus sexuels de l’Église : notre mission n’est pas de dénoncer des personnes mais d’établir des faits », répète Sauvé tel un leitmotiv.
5.000 appels téléphoniques
L’autre tâche de la Ciase consiste à écouter les nombreuses victimes. Le 3 juin 2019, la Commission a lancé un appel à témoignages à toutes les victimes de l’Église depuis 1950, en plus des auditions menées par les commissaires dans l’Hexagone et en Outre-mer. « La plupart des personnes qui appellent se livrent pour la première fois, souvent 30 ou 40 ans après les faits. On n’enregistre rien, on ne retranscrit rien », décrit Olivia Mons, porte-parole d’une fédération d’associations, France Victimes, sollicitée pour prendre en main cette lourde tâche. « Quatre écoutants ont été embauchés pour recueillir la parole, avec le plus de bienveillance et d’empathie possible », ajoute-t-elle. À l’issue de l’entretien, un questionnaire anonyme est proposé aux personnes, à remplir en ligne pour recueillir des précisions sur l’abus, le lieu où il s’est produit, le rôle de l’entourage, etc. Ces données sont ensuite traitées par un institut de sondage. A ce jour, France Victimes a reçu 5.000 appels et 1.500 questionnaires. Selon des données provisoires indiquées à Justice Info par la Commission, 62,7 % des appelants sont des hommes, et 88 % parlent d’un premier abus lorsqu’ils étaient mineurs (les deux tiers avaient entre 6 et 15 ans). Plus de 70 % des victimes ont plus de 50 ans, et les autres entre 30 et 49 ans. La date des faits se situe pour environ 6 % avant 1950, pour plus de la moitié d’entre eux entre 1950 et 1970, pour un tiers entre 1970 et 1990, et pour 13,5 % entre 1990 et 2019. Sachant que sur la dernière décennie, les chiffres provisoires laisseraient apparaître une recrudescence par rapport à la décennie précédente.
La Ciase n’a qu’un rôle consultatif. Cependant, « nous serons obligés de nommer les actes : ce qui relève de l’agression sexuelle ou d’actes plus graves, comme le viol », souligne Sauvé, qui se dit sidéré et bouleversé par l’ampleur et la gravité des témoignages reçus. Des recommandations sont données aux victimes de crimes non prescrits : « Les articles 434-1 et suivants du code pénal nous oblige, comme toute personne en ayant connaissance, à dénoncer les crimes et un certain nombre de délits, en particulier de mauvais traitements ou d’agressions sexuelles sur mineurs », indique-t-il.
Alors, que préconiser pour réparer les corps et les esprits, quand les attentes des victimes sont elles-mêmes très diverses ? « Il y en a beaucoup qui souhaitent une reconnaissance publique, constate Carole Damiani, docteure en psychologie, directrice de l'association Paris Aide aux victimes et membre de la Commission, mais souvent elles en ont entendu parler sans savoir ce que cela signifie concrètement ». « Idem pour le pénal, continue-t-elle, elles pensent souvent qu’il n’existe pas d’autres voies. Voilà pourquoi nous devons travailler sur des alternatives, sachant que l’on ne pourra jamais apporter une réponse unique vu l’intrication du psychologique, du social et du juridique dans ces vécus de violences sexuelles ». Kaptijn évoque de son côté la « tolérance zéro » de certaines victimes qui voient comme seule issue que « l’auteur soit renvoyé de l’état clérical ». François Devaux, le fondateur de l’association Parole Libérée en 2015, à l'origine des révélations sur les violences commises par le père Preynat, fait un pas de plus : « Ce qu’il faut, c’est que cela n’arrive tout simplement pas ! Une réforme fondamentale de l’Église est nécessaire, que ce soit au sujet du dogme, de la place des femmes ou de la sexualité. » Il estime cependant « délicat de savoir quoi attendre car ce sont des souffrances irréparables ».
Les commissaires restent prudents. « Je suis frappé par la dévastation intérieure que provoque un abus sexuel commis par un clerc. Je m’attendais à ce que des victimes soient dans un rejet total de l’Église et de la foi. Et pourtant… c’est plus compliqué que ça », constate Garapon, en charge, avec trois autres commissaires, du groupe de travail Victimes, responsabilité, réparations.
Repousser les limites du droit ?
Face à l’ampleur du phénomène, en France et à l’étranger, des juristes se questionnent sur le processus le plus adapté. La justice dite restaurative ou réparatrice consiste à faire se rencontrer la victime et l’auteur de l’agression pour dialoguer. C’est une piste, estime Olivia Mons, à condition qu’une large réflexion soit engagée au sein de l’Église : « La victime, on la connaît, mais l’auteur, est-ce celui qui savait ? Celui qui n’a rien fait mais qui sait ? Est-ce un représentant de l’institution ? » Pour le professeur de droit public à l’Université de Pau et président de l’Institut francophone pour la justice et la démocratie, Jean-Pierre Massias, la Ciase « utilise les techniques et les procédés de la justice transitionnelle », alors que le concept lui-même est à un tournant : « On l’a longtemps utilisé pour traiter du passage de la dictature à la démocratie ou de la guerre à la paix. Mais petit à petit, on voit que les outils de la justice transitionnelle sont utilisés par des pays pour consolider leur démocratie. » Le juriste questionne par ailleurs les limites des qualifications juridiques : « Par exemple, les violences sexuelles dans l’Église catholique ne sont pas nommées comme des ‘crimes contre l’humanité’, mais peut-être que le droit n’a pas encore prévu d’aller dans cette direction et qu’il faut le faire évoluer ? »
En 2011, pour la première fois, des victimes d’abus sexuels réunis au sein de l'association SNAP (Survivors network of the Abused by Priests) ont effectivement déposé devant la Cour pénale internationale une communication pour « crimes contre l’humanité » contre le pape Benoît XVI et d’autres responsables du Vatican, accusés d’avoir systématiquement gardé sous silence des crimes sexuels dans le monde entier. Le tribunal de La Haye n’y a pas, jusqu’à présent, donné suite.
La Commission doit rendre son rapport fin 2020 à la Conférence des évêques de France et Conférence des religieux et religieuses de France. Ce rapport sera public.