En février 2015, quatre ans avant son arrestation et son inculpation pour complicité de crimes contre l'humanité, Anwar Raslan pousse la porte d’un commissariat de police de Berlin, pour porter plainte. Il pense qu’il est suivi, peut-être les services de renseignements syriens. Il explique alors à la police qu'il pourrait être une cible, car il était un ancien colonel dans l’armée syrienne, qui a fait défection en 2012. Il n’imagine sans doute pas qu'en cherchant protection, il se désigne lui-même, comme suspect de 4 000 actes de torture et de 58 meurtres.
Division 251, alias "Al-Khatib"
Le 23 avril, il est l’accusé principal du premier procès au monde ouvert contre deux membres des services de renseignements syriens, dans la ville de Coblence, en Allemagne.
Après une semaine d’audiences, ce procès a déjà permis de comprendre plusieurs faits. Tout d'abord, que les enquêtes qui ont mené à ce procès sont aussi anciennes que la guerre en Syrie. Dès septembre 2011, le procureur fédéral allemand a commencé à rassembler des preuves sur les crimes commis par le régime syrien ainsi que par l'opposition. Cette procédure baptisée « Strukturermittlungsverfahren » (procédure d'enquête structurelle) a servi de base aux futures enquêtes contre Raslan et son lointain collègue Eyad Al-Gharib, à ses côtés dans le box des accusés. Leur arrestation a toutefois été accélérée par les deux hommes eux-mêmes, qui ont parlé un peu trop ouvertement de leur passé.
Dans la salle d'audience, ils sont assis l'un à côté de l'autre, entourés de traducteurs et d'avocats de la défense. « Au début, les deux affaires n'étaient pas liées », explique un fonctionnaire de l'Office fédéral de la police criminelle (BKA), venu témoigner au deuxième jour du procès. L’enquêteur a mené les investigations contre Raslan, qui débutent en 2017. En mars 2019, son dossier a été joint à celui d'Al-Gharib, les deux étant liés au même département des services de renseignements à Damas : la division numéro 251, également appelé « Al-Khatib », d’après le nom du quartier où il se situe.
Raslan était chef des enquêtes à la division 251, où le terme "enquête" signifiait selon l’accusation l’obtention d’aveux forcés sous la torture et l’emprisonnement dans des conditions inhumaines. Raslan serait ainsi responsable d'au moins 4.000 actes de torture, 58 décès et deux viols ou agressions sexuelles entre 2011 et 2012, selon le procureur allemand qui porte l’accusation devant le tribunal de Coblence au titre de la compétence universelle.
Raslan, un membre de l'opposition syrienne...
Mais avant que les victimes de la torture et les anciens prisonniers ne livrent leurs témoignages aux juges allemands, les premiers jours du procès sont consacrés à l'audition de policiers, d'agents du ministère des Affaires étrangères et de migrants allemands qui font le récit des événements qui ont conduit à l'ouverture de ce procès sans précédent.
En 2015, lorsque Raslan s'est adressé à la police allemande pour demander sa protection, il lui a aussi donné un compte rendu détaillé des violences perpétrées pendant ses années à la division 251. Il se sentait complètement en sécurité : après tout, ce sont les autorités allemandes qui l'avaient invité en premier lieu. « Lui et sa famille sont entrés en Allemagne dans le cadre du programme national d'accueil des réfugiés », raconte un agent du ministère des Affaires étrangères, qui a témoigné mercredi dernier. En 2013, le ministère allemand de l'Intérieur avait décidé de délivrer 5 000 visas humanitaires à des réfugiés syriens. Les candidats devaient faire une demande auprès de l'Agence des Nations unies pour les réfugiés au Liban. Toutefois, des exceptions ont été accordées aux personnes déjà connues de la représentation allemande à l'étranger. Et Raslan était connu, non pas en tant qu'officier de renseignement, mais en tant que membre de l'opposition syrienne.
... et un négociateur de paix
« Le ministère des Affaires étrangères confirme le rôle actif et visible d'Anouar Raslan dans l'opposition syrienne », écrivait le même agent du ministère allemand dans un e-mail envoyé en 2015 à un officier de police en charge de la plainte de Raslan. Et le témoin d’expliquer qu'en 2012, après avoir déserté la Direction générale des renseignements, Raslan a emmené sa famille en Jordanie, où il est devenu un membre éminent de l'opposition syrienne.
Si bien qu'il a fait partie de sa délégation aux négociations de paix à Genève en 2014. « Il y avait une équipe de négociation centrale entourée d'une équipe au rôle consultatif, plus large, dont il faisait partie », explique encore l’agent du ministère des Affaires étrangères allemand. C’est sa position dans l'opposition qui ouvre à Raslan les portes d’une Allemagne où lui, sa femme et ses cinq enfants ont obtenu l'asile en 2014. Et lorsque le BKA fouillera leur appartement, il retrouvera toutes les traces du parcours de Raslan : un agenda avec les numéros de téléphone de membres haut placés du régime syrien, une copie de sa carte d'identité des services secrets, des documents de l'opposition syrienne liés aux négociations de Genève 2 et un badge de l'Onu datant de 2014 avec son nom et sa photo.
L'homme qui avait mené ces deux vies radicalement contradictoires a finalement été arrêté à Berlin en février 2019, quelques jours après son 56e anniversaire.
Al-Gharib s’expose lors de sa demande d’asile
Simultanément, Al-Gharib, 42 ans, était arrêté dans le Land de Rhénanie-Palatinat, en Allemagne de l'Ouest, raison pour laquelle le procès se déroule devant la Haute Cour régionale de Coblence. Il n'est certain que les deux hommes se connaissaient. Al-Gharib était un subalterne dans une subdivision qui arrêtait des civils lors de manifestations ou à des postes de contrôle et les amenait à la division 251. Il est accusé d'avoir rassemblé 30 manifestants à l'automne 2011 et d'avoir ainsi facilité les actes de torture qu’ils ont subi.
L'histoire de son arrestation est beaucoup plus simple. Lors de sa demande d'asile à l'Office fédéral des migrations et des réfugiés (BAMF), il parle de sa position au sein de la direction des renseignements syriens et décrit ce dont il a été témoin. « Dès qu'un demandeur d'asile fait des déclarations sur le fait d'être victime ou auteur dans le contexte de la Syrie, l’information est automatiquement transmise au BKA », a expliqué au tribunal un enquêteur de la police criminelle fédérale. S'il y a un lien avec des crimes internationaux, a-t-il ajouté, le dossier est transmis à son département, comme dans le cas d'Al-Gharib.
Le BKA commence alors à enquêter de la même manière que dans le cas de Raslan : collecte des images satellites de la division 251, des rapports d'organisations de défense des droits humains telles qu'Amnesty International ou Human Rights Watch, et consultation de la vaste base de données des documents officiels sortis clandestinement de Syrie et récoltés par la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (CIJA). La CIJA a ainsi fourni deux documents de la division 251 datant de la période au cours de laquelle les crimes auraient eu lieu. « Ils étaient signés Anwar Raslan », indique l'enquêteur du BKA.
70 témoins de l'accusation attendus
Mais les témoignages, environ 70 en tout, ont constitué des preuves essentielles dans ce procès, ajoute l’enquêteur. Plusieurs racontent dans les détails les abus qu’ils ont subis et les méthodes de torture pratiquées. Le BKA a notamment demandé aux témoins de faire un croquis de l'intérieur de la division 251. Et les témoins ne manquaient pas. « Dans presque tous les interrogatoires de témoins, de nouveaux noms de témoins sont apparus », dit l'agent du BKA. « Mais à un moment donné, nous devions juste conclure notre enquête. »
Le travail d’enquête est terminé, et le procès vient de commencer. Il pourrait durer au moins une année. Les prochaines audiences sont prévues pour les 18 et 19 mai.