Il y a un mois et demi, les autorités tunisiennes ont décidé de fermer tous les tribunaux du pays, y compris les 13 chambres judiciaires spécialisées en justice transitionnelle, par mesure préventive contre la propagation du Covid19. Ce temps de répit sera bientôt interrompu pour entamer une phase de déconfinement progressif dès cette semaine, qui n’est pas sans inquiéter des victimes réunies au sein du Réseau tunisien de la justice transitionnelle, une coalition d’ONG de victimes.
« La réconciliation dont on reparle ces derniers jours notamment au niveau du président du Parlement, Rached Ghannouchi, comme solution miracle à tous les maux et périls du pays, viendra-t-elle à bout des chambres spécialisées ? », s’alarme Houcine Bouchiba, le coordinateur du Réseau. Il craint que le nouveau gouvernement d’Elyes Fakhfakh, qui a fait de la justice transitionnelle un des points forts de sa feuille de route depuis sa désignation fin février, ne s’en détourne après la fin de la crise sanitaire, du fait des nouvelles priorités liées à la dépression économique, dans un pays exsangue.
Aucun jugement prononcé
Tout le monde ne partage pas son inquiétude, cependant. Pour la juge présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens (AMT) Raoudha Karafi, fervente militante de la justice transitionnelle, ce congé forcé des chambres spécialisées « incarne une opportunité pour réfléchir de nouveau leur fonctionnement, leurs besoins et l’enjeu qu’elles représentent en vue de trouver des solutions à leurs obstacles et blocages. »
Les procès des chambres spécialisées, inaugurés en mai 2018 pour juger des violations graves des droits humains commis entre juillet 1955 et décembre 2013, couvrent les exactions subies par toutes les oppositions politiques qu’a connues la Tunisie depuis la veille de son indépendance jusqu’aux premières années post révolution de 2011. Ces audiences ont eu toutes les peines du monde à faire comparaître les prévenus, particulièrement devant le refus des syndicats des forces de l’ordre de sécuriser les tribunaux si leurs confrères soupçonnés de torture étaient appelés à la barre. Aucun jugement n’a jusqu’ici été prononcé.
Les retards enregistrés sont de la responsabilité de deux pouvoirs, le politique et le juridique, selon Karafi : « L’exécutif, puisque la police judiciaire rattachée au ministère de l’Intérieur s’abstient toujours de répondre aux mandats d’amener adressés aux agents de police. Ce qui relève d’une décision politique de l’ancien gouvernement d’éterniser ou d’enterrer le processus. Il ne faut pas oublier que les magistrats de ces chambres exercent sous la menace de partis politiques influents et de figures de médias hostiles à la justice transitionnelle, en plus des intimidations émanant des syndicats de police. » « Leur intégrité physique et morale est en danger », martèle la magistrate.
Une instabilité organisée ?
Karafi pointe également du doigt les responsabilités du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), créé en 2017, une structure indépendante sensée garantir la séparation des pouvoirs et soutenir le bon fonctionnement de la justice. « Le Conseil est responsable de la stabilité des magistrats des chambres spécialisées, dont une bonne partie est mutée à chaque mouvement de rotation judiciaire annuel. Ce qui entraine une instabilité de ces structures, un retard dans le traitement des dossiers ainsi que des chambres incomplètes et interdites de siéger tant que les nouveaux magistrats n’ont pas été formés à la justice transitionnelle. Voilà pourquoi, par exemple, la chambre de Tunis a interrompu ses audiences cette année pendant plusieurs mois », explique Karafi.
Pour cette fine connaisseuse des arcanes de l’univers judiciaire, les solutions sont entre les mains du CSM, qui « se doit d’avoir une stratégie relative aux chambres spécialisées », insiste-t-elle. « Il s’agit de former suffisamment de juges pour que dans les cas de mutation, les anciens magistrats soient facilement et rapidement remplaçables. De toute façon ces formations basées sur les droits humains, les traités internationaux, les libertés et la lutte contre la corruption sont bénéfiques pour toute la chaine pénale », ajoute la présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens.
Cumulant les dossiers de la justice transitionnelle et de la justice ordinaire, les magistrats croulent sous le travail. Ainsi Avocats sans frontières, avec d’autres ONG engagées dans l’appui à la justice transitionnelle, recommande que les chefs de juridiction déchargent les juges des chambres spécialisées pour qu’ils puissent avancer sur les affaires de violations graves des droits humains.
« Pas de justice expéditive ! »
C’est d’ailleurs ce qui vient d’être décidé à la chambre spécialisée de Tunis, où le président Ridha Yacoub ne s’occupe plus avec son équipe que de justice transitionnelle.
« Il faudrait généraliser cette mesure aux autres tribunaux de la République, notamment ceux où les chambres spécialisées ont reçu de nombreux dossiers », préconise Emna Sammari, doctorante à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis et co-auteure de « Justice et réconciliation au Maghreb post-révoltes arabes ». Pour Sammari, une autre menace pèse sur les chambres spécialisées. Selon elle, leurs jugements risquent d’être annulés pour non-respect des droits constitutionnels fondamentaux, notamment le droit à un procès équitable : « Puisque selon un principe de la Constitution tunisienne, les citoyens ont droit à deux degrés de juridiction. Or la loi relative à la justice transitionnelle n’a pas prévu de cours d’appels pour la justice transitionnelle. »
Karafi, pour sa part, exprime sa confiance dans l’avenir des procès après le déconfinement. Pour elle, une solution existe pour parer à question soulevée par Sammari. Elle propose de promulguer un décret gouvernemental prévoyant des cours d’appels pouvant accueillir les chambres spécialisées.
« Surtout ne recourons pas à une justice expéditive qui peut transformer les accusés en victimes ! Le plus important c’est de poursuivre un processus dans les règles de l’art et qui représente une vraie thérapie pour tout le pays. Un processus capable de donner à la justice le visage d’une institution garante des droits et libertés des Tunisiens ! », clame, pleine de convictions, la présidente d’honneur de l’Association des magistrats tunisiens.