« Le gouvernement ivoirien a décidé d’instituer le 16 décembre de chaque année, comme journée nationale du pardon et du souvenir en hommage à toutes les victimes des crises survenues en Côte d’Ivoire » a annoncé Mariétou Koné, ministre ivoirienne en charge de la Cohésion sociale le 3 mars, lors d’une cérémonie en l’honneur de sept femmes, partisanes du président Alassane Ouattara, tuées au plus fort de la crise post-électorale de 2010-2011.
Victime également de la crise, Kobenan Joachim est amputé sous le genou gauche. Il a reçu une balle « perdue » lors des combats qui ont secoué la commune d’Abobo, l’un des foyers les plus violents de la crise, qui laisse des souvenirs terribles à celui qui se fait appeler « Socrate » par ses proches. L’homme nous reçoit dans sa modeste demeure, dans le quartier populaire de Gonzagueville, au sud d’Abidjan, la capitale économique du pays.
« Ce qui est fait est fait »
Joachim tend le fond d’un flacon de gel hydro-alcoolique. « Mon frère, il faut te laver les mains. Mais utilise juste un peu de gel. Il y a Coronavirus et nous n’avons même pas de quoi acheter du savon. Comme on dit à Abidjan, on va faire comment ? Quelle misère », déplore-t-il d’entrée. « Je dois avouer que c’est vous qui m’informez que le gouvernement va faire une journée pour les victimes. J’ai vu une fois des ministres aller à une cérémonie là-bas en blanc. Ce n’est pas mauvais », enchaîne Socrate. Inscrit en 1ére année de Licence de géographie avant les violences, on le surnomme ainsi parce qu’il parle « en philosophe ».
« Il est important de s’occuper des victimes avant de parler de mémoire, poursuit Joachim. Les deux peuvent être faits de pair. Mais, la priorité du gouvernement doit être la prise en charge des victimes. Vous voyez où je vis (sa main balaye la petite pièce qui lui sert de domicile dans une cour commune). Mes études sont arrêtées. Je suis handicapé. Je donne des cours à des enfants dont les parents sont aussi pauvres que moi pour survivre. Pensez-vous que je suis disposé à dépenser le peu d’argent que j’ai dans les transports pour aller participer, en décembre, à une cérémonie avec les politiciens par qui cette guerre est venue ? Ce qui est fait est fait. Ce qui est important c’est de vivre dignement et non dépenser de l’argent dans des cérémonies ou des statues », estime-il amer.
« Les victimes n’ont pas été associées »
Pandémie du coronavirus oblige, c’est via WhatsApp que nous avons échangé sur la question de la mémoire des victimes avec le premier vice-président de la Confédération des organisations de victimes des crises ivoiriennes (Covici). L’association revendique 157.000 victimes réparties en 65 associations. La décision du gouvernement d’instaurer une journée en hommage aux victimes est une initiative « à saluer », estime Toe Seydou. « Cette décision, précise-t-il, est aussi une réponse favorable au long plaidoyer de la Covici pour que des actions de réparations symboliques soient non seulement menées, mais qu’elles soient menées en faveur de toutes les victimes des crises survenues en Côte d’Ivoire, pas seulement pour les sept femmes décédées à Abobo. »
Cependant, « les victimes n’ont pas été associées aux réflexions pour le choix de la date, déplore Seydou. Les victimes n’ont jamais été associées à la conception, au suivi et à l’évaluation d’aucune mesure de réparation en cours. Pourtant, les principes de la justice transitionnelle exigent que les besoins des victimes soient pris en compte dans toutes les initiatives visant à rétablir les équilibres rompus du fait des exactions ».
« La catégorisation des victimes n’est plus une réalité »
Néanmoins, pour l’association présidée par Kanté Lassina, des efforts ont été faits par les autorités sur la catégorisation des victimes longtemps dénoncée en Côte d’Ivoire. « La Covici avait critiqué des pratiques des autorités étatiques en charge du processus de réparation, souligne le vice-président de la Covici. Il s’agissait d’une part, des distributions de chèques d’indemnisation des victimes lors de manifestations du parti au pouvoir, et d’autre part, de la commémoration du décès des sept femmes d’Abobo, comme seul évènement officiel de réparation symbolique. Mais aujourd’hui, ces pratiques s’observent de moins en moins. Et avec la dernière décision d’instituer une journée du pardon et du souvenir pour toutes les victimes des crises en Côte d’Ivoire, nous pouvons dire que cette catégorisation des victimes n’est plus une réalité ».
Cette action en faveur de la mémoire des victimes des crises doit également, selon la Covici, permettre l’édification de monuments. « Ces édifices pourraient permettre de nous souvenir des proches disparus et booster l’engagement pour la non-répétition des violences dans le futur. Ils pourraient avoir un impact pédagogique sur les générations présentes et futures », argumente encore Seydou.
« Nous attendons plus d’explication sur la date »
Journaliste très engagée sur la question des victimes des crises ivoiriennes, Nesmon De Laure préside l’ONG Opinion éclairée. Sur les réseaux sociaux où elle est très active, elle fait partie de ceux qui ont appelé à une célébration des victimes sans catégorisation politique.
« Nous attendons plus d’explications sur le choix de la date », indique-t-elle lors d’un entretien réalisé via Whatsapp. Si elle est favorable à cette célébration unique, la journaliste n’oublie pas de préciser que « la date choisie pour annoncer la commémoration du 16 décembre, le 3 mars, pendant la commémoration des sept femmes d’Abobo a été l’objet de divers commentaires. Mais, quand on est dans une logique d’apaisement, il ne faut pas douter a priori de la bonne foi. Il faut s’y tenir et voir comment les choses vont se dérouler le 16 décembre », explique De Laure.
« Il n’y a pas eu d’équité dans la justice post-crise »
Sur la question de la catégorisation des victimes et des réparations, elle se montre plus critique. « Neuf ans après la crise, la catégorisation des victimes reste une réalité en Côte d’Ivoire. La majorité des cas traités devant les tribunaux concernent un camp jugé proche de l’ancien président Laurent Gbagbo. On n’a pas vu de procès massif de pro-Ouattara alors que la commission d’enquête nationale a indexé les deux camps (…) Il n’y a pas eu d’équité dans la justice post-crise, c’est un fait. Mais, il faut quand même réparer les victimes. Certaines organisations ont proposé la justice transitionnelle, mais elle n’a pas eu lieu. C’est elle qui répare les victimes », dénonce la journaliste.
Elle est, a l’instar de la Covici, favorable à la construction de monuments mémoriels. « L’idée d’une place de la mémoire pour les victimes s’impose. C’est un moment de l’histoire. Il faut l’enseigner aux générations futures et permettre à ceux qui ont perdu des proches de se recueillir. La gestion de la mémoire de crise est très importante », martèle De Laure.
« Renforcer les réparations pour que tous soient soulagés »
Gnamien Attoubré, directeur exécutif de la Ligue panafricaine pour l’éveil des consciences (LIPEC) fait partie des jeunes qui entendent contribuer à « la paix par l’éducation citoyenne ». A l’en croire, le gouvernement en choisissant une date unique a posé un acte en faveur de la consolidation du tissu social. « Choisir une date c’est déjà une bonne chose parce que depuis, chaque camp avait ses victimes. Les proches du pouvoir commémoraient juste les sept femmes tuées à Abobo alors que la crise a fait 3.000 morts. De l’autre côté, les partisans de l’ex-président Gbagbo choisissaient leurs victimes, celles de l’Ouest, notamment Duékoué où ils ont demandé que l’Etat reconnaisse un génocide Wé », commente-t-il.
Pour lui, cela « va faire baisser les tensions et permettre que l’on se retrouve autour de la mémoire des victimes ». « Il faut aussi que l’on y associe la restauration de leur dignité. Il faut renforcer les réparations pour que toutes les victimes soient soulagées et que l’on reparte sur de nouvelles bases », a-t-il ajouté. Cependant, Attoubré estime aussi que le gouvernement « doit expliquer le choix du 16 décembre ». « Le 16 décembre n’est pas la date du début des violences. C’est certainement une date importante de la crise avec la marche organisée sur la télévision nationale par les partisans de Ouattara. Mais les violences avaient débuté dès le mois de novembre et le second tour de la présidentielle », a-t-il dit.
En attendant, tous à Abidjan attendent de voir comment va se dérouler cette journée d’hommage et quels acteurs vont y prendre part. Ce, d’autant plus que la première édition est prévue pour se tenir deux mois après la prochaine élection présidentielle.