Le 19 avril 2019, la caserne de Yundum, un campement militaire situé à 40 minutes de route de Banjul, capitale de la Gambie, était le théâtre d'une activité inhabituelle. Les restes de sept soldats sommairement exécutés et enterrés dans le camp le 11 novembre 1994 y étaient exhumés par la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC). Au total, les enquêtes de la Commission avaient révélé qu'au moins onze soldats avaient été exécutés ce jour-là, à des moments et des endroits différents.
Alors que l’excavatrice creusait, les parents des disparus pleuraient. Au milieu d'eux se trouvait Abdul Aziz Barrow. Il est le fils du lieutenant Basiru Barrow, l'un des soldats exécutés. Il avait à peine un an quand son père a été assassiné. Il en a 26 quand l’exhumation a lieu. "Quand je suis arrivé sur le lieu des fouilles, pour une raison que j’ignore, je me suis senti vide à l'intérieur. Vide dans le sens où j'ai vu les restes de sept personnes et l'une d'entre elles pourrait être le père que je n'ai jamais connu," raconte-t-il. "Le père dont je désirais la compagnie quand je n'étais qu'un enfant."
L'attente frustrée des victimes
En novembre 1994, le lieutenant Barrow et ses collègues ont été accusés de planifier la chute de Yahya Jammeh, qui avait pris le pouvoir par un coup d'État militaire à peine quatre mois plus tôt. L'ancien ami proche de Jammeh et ministre de la Défense à l'époque, Edward Singhatey, a confirmé à la Commission vérité que l'ordre de les tuer était venu de Jammeh. C'est Sanna Sabally, alors vice-président de la junte, qui a mené cette mission qui allait finalement coûter la vie à onze soldats pour leur présumé complot. Selon les témoignages entendus par la TRRC, les soldats furent alignés, les mains liées dans le dos, et abattus à bout portant.
Il a fallu près d'une semaine à l'équipe d'exhumation de la TRRC pour retrouver certains des restes à la caserne de Yundum. Sept cordes qui auraient été utilisées pour attacher les victimes ont été retrouvées dans la fosse commune où les sept squelettes ont été trouvés, corroborant les témoignages entendus par la Commission. "Je ne pouvais pas pleurer et je suis resté calme pour la simple raison que je ne savais même pas comment j'aurais dû me sentir", se souvient Aziz Barrow.
Cela fait plus d'un an que la TRRC a procédé à cette première exhumation réussie. Or, aucun autre reste n'a été découvert depuis et l'identité de ceux qui ont été retrouvés n'a pas encore été établie. Pour les familles des victimes, la frustration est manifeste. "Je me sens frustré non seulement parce que j'ai dû attendre trop longtemps, mais aussi à cause du fait que la TRRC n'a jamais pris contact avec nous pour nous informer des développements au sujet des restes de nos proches", explique Aziz Barrow.
Il n'est pas le seul à se plaindre de la lenteur du processus. "Nous avons attendu pendant plus de 20 ans et maintenant, après les exhumations, nous avons dû attendre à nouveau plus d'un an. C'est une chose difficile", dit Mamudou Sillah, un jeune frère de l’élève officier Amadou Sillah, l'un des soldats que l'on croit figurer parmi les restes exhumés. "Quand vous enterrez les restes, vous pouvez mettre le passé derrière vous, mais sans cela, comment le pouvez-vous ?" demande Sillah.
Manque de communication
Le processus d'identification des restes est en cours, assure la Commission. Mais les ossements, sous la garde du bureau du coroner à l'hôpital principal de Banjul, doivent encore être soumis à des tests ADN et la Commission dépend entièrement d’experts extérieurs pour ces tests.
"On ne sait pas très bien comment la pandémie actuelle affectera le travail de recherche et d'identification, mais j'invite la Commission à discuter de ses projets avec les familles des personnes disparues et à les placer au centre de ce processus", dit Nana-Jo Ndow, directrice exécutive du Réseau africain contre les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées (ANEKED), une ONG. "Il est crucial d’améliorer la communication avec les familles touchées pour préciser leurs attentes et s'assurer qu'elles ne sont pas laissées dans l'ignorance en attendant les résultats de l'expertise médico-légale", ajoute-t-elle.
Nana-Jo Ndow est elle-même une victime. Son père, Saul Ndow, a disparu en Gambie en avril 2013 alors qu'elle avait 27 ans. Saul Ndow, père de cinq enfants, était un critique de Jammeh. Il a disparu aux côtés d'un législateur gambien du parti de Jammeh, l'Alliance pour la réorientation patriotique et la construction, Mahawa Cham. Un ancien tueur à gages sous le régime de Jammeh, Nuha Badgie, a avoué devant la TRRC sa participation au meurtre de Ndow.
Au début de l'année, Nana-Jo Ndow a réalisé un film documentaire, "I Cannot Bury My Father", mettant en scène des familles ghanéennes dont des proches auraient été tués en Gambie en 2005. Les 54 migrants ouest-africains qui se rendaient apparemment en Europe ont été capturés et exécutés sur ordre de l'ancien président Yahya Jammeh, selon les témoignages de deux des tueurs à gages de Jammeh, Omar Jallow et Malick Jatta, qui ont participé aux exécutions.
En 2019, un autre membre de ces escadrons, Amadou Badgie, a admis avoir participé à la disparition de deux Américains, Ebou Jobe et Mamut Ceesay, en 2013. Selon la TRRC, les États-Unis ont offert leur assistance dans les enquêtes. "Le gouvernement a, depuis, visité les sites d'inhumation présumés des personnes disparues et des efforts sont en cours pour poursuivre le travail sur ces sites", affirme la TRRC dans un rapport intérimaire publié le 29 avril.
Une centaine de disparus et 5 sites d'inhumation présumés
Grâce aux témoignages de dizaines de personnes qui ont comparu devant la TRRC, certaines des fosses anonymes où les corps des disparus pourraient se trouver ont été localisées. La Commission estime que cela pourrait aider à retrouver au moins une centaine de personnes. Elle a, jusqu'à présent, identifié six lieux de sépulture présumés à Kanilai, le village natal de Jammeh, à la caserne de Yundum, à Siffoe, à Jambur, sur l'île de Baboon et à Barra. Engagée dans sa deuxième et peut-être dernière année de fonctionnement, "la TRRC va donc se concentrer sur la recherche de ces sites d'inhumation et la récupération des restes afin d'identifier positivement qui ils sont et de les rendre à leurs familles", assure le rapport intérimaire.
Il s’agirait de la première tentative de procéder à des exhumations massives en Gambie. En 2017, deux exhumations distinctes ont été effectuées par la police gambienne, qui ont permis d'identifier les restes de quatre personnes tuées en 2014 et 2016. En 2018, Justice Rapid Response, un mécanisme intergouvernemental d'assistance, avec le soutien financier du Canada, a aidé à identifier les victimes et à déterminer les causes de leur décès. Trois des personnes exhumées étaient des soldats morts lors d'une tentative de coup contre Jammeh, le 30 décembre 2014. La quatrième personne était Solo Sandeng, un leader de l'opposition mort en détention le 15 avril 2016, le lendemain de son arrestation lors d’une manifestation. (En janvier 2019, le ministère de la Justice a remis aux familles les restes des trois soldats ; cependant, les restes de Sandeng sont conservés car sept de ses assassins présumés sont en procès.)
Manque d'expertise et d'équipement
La TRRC doit se fier entièrement aux témoignages des témoins oculaires pour identifier les fosses communes. La Commission a ainsi été informée que d'autres personnes pourraient être enterrées à la caserne de Yundum. Cependant, il n'y a pas de consensus sur l'endroit où ces fosses communes pourraient se trouver. "Un bâtiment est construit dur l'une des zones identifiées comme étant un site d'inhumation", explique la Commission dans son rapport intérimaire.
Un problème de ressources humaines se pose également. La TRRC ne dispose que d'un seul archéologue légiste. Les membres de son équipe ont des formations autres. Dès lors, les exhumations pourraient prendre beaucoup de temps, déclare à Justice Info le secrétaire exécutif de la Commission, Baba Galleh Jallow.
"Nous sommes encore limités en termes d'expertise et d'équipement", ajoute Essa Jallow, directeur de la communication de la Commission. "Afin d'assurer un processus d'exhumation efficace, plus professionnel et plus rapide, la TRRC aurait besoin des services d'un plus grand nombre d'experts tels qu'un anthropologue légiste et un expert en balistique, car dans la plupart des cas que nous traiterons, les victimes seraient mortes de blessures par balle. Nous devons également disposer d'un radar pénétrant dans le sol pour gagner du temps et économiser des ressources dans le processus de recherche."
L'attente, toujours et encore, pour les victimes
Le ministre de la Justice, Abubacarr Tambadou, déclare que son ministère cherche des fonds pour que la Commission puisse rendre les restes des disparus à leurs familles. Selon Nana-Jo Ndow, "il sera nécessaire de coordonner avec des spécialistes internationaux en médecine légale, comme cela a été fait en 2018, pour s'assurer que les restes exhumés soient rapidement identifiés et rendus aux familles, et éviter les retards".
Essa Jallow, lui, préfère déjà avertir que la TRRC ne sera pas en mesure de remplir cette tâche qui fait partie de son mandat. "Nous ne serons pas en mesure de tester la présence de restes humains dans tous les sites identifiés par la commission dans le cadre du mandat de deux ans", déclare-t-il.
Aziz Barrow et des centaines d'autres parents de disparus devront donc encore attendre. "L'idée qu'il [le lieutenant Basiru Barrow] repose enfin en paix est tout ce que nous désirons et plus tôt ce sera fait, mieux ce sera", confie Aziz Barrow. "Cela apportera également un sentiment de finalité à toute la misère et à tous les troubles émotionnels que nous avons traversés, en tant que famille, depuis 1994."