Dans la grande salle d'audience flambant neuve, les ouvriers posent les dernières dalles, et les finitions sont en cours. Non loin de là, le nouveau bâtiment administratif de deux étages abritant quelques 60 bureaux climatisés est quant à lui terminé. Sur le plan matériel, la Cour pénale spéciale (CPS) est aujourd’hui (enfin) opérationnelle, cinq années très précisément après la promulgation de la loi qui l’a créée, le 3 juin 2015.
L’annonce tombe donc à point nommé, pour la juridiction mixte : le 25 mai, dans un communiqué, la CPS indique s’être saisie des dossiers de neuf combattants arrêtés quelques jours plus tôt, suite à des attaques, dans la région d'Obo, au Sud-Est du pays. Les neuf sont présumés appartenir au groupe armé dirigé par Ali Darassa, l’Unité pour la paix en Centrafrique (UPC). Et quelques jours plus tôt, la mission locale des Nations unies, la Minusca, avait annoncé l'arrestation de neuf autres miliciens à Ndélé, dans le Nord, également remis à la CPS. Les 18 nouveaux détenus, une fois transférés à Bangui, seront incarcérés dans les cellules nouvellement réhabilitées par les deux principaux bailleurs de la Cour – le Pnud et la Minusca – à la prison centrale du Camp de Roux.
« La CPS vient de se réveiller »
Dans la société civile, l’enthousiasme domine. Carine Fornel Poutou, présidente de l'Association des femmes juristes de Centrafrique, se réjouit : « C'était notre souhait. Quand on a appris ces arrestations à Ndélé et à Obo, c'était un soulagement. Il fallait mettre la main sur ces bourreaux ! » « Nous avons accueilli cette nouvelle avec beaucoup d'enthousiasme » renchérit Joseph Bindoumi, président de la Ligue centrafricaine des droits de l’homme, qui ajoute : « C'est vrai que nous avons eu peur à un moment que la CPS ne suive l'exemple de la Cour pénale internationale, qui traîne en longueur sur certaines affaires, ce qui fait qu'il n'y a plus de relation directe entre les crimes commis et la riposte légale. » Pour Mathias Morouba, son homologue à l'Observatoire centrafricain des droits de l’homme, « la CPS vient de se réveiller, mais ça a été très long. »
Créée après le Forum de Bangui, qui a insisté sur la nécessité de lutter contre l'impunité, cette juridiction mixte chargée de juger les auteurs des crimes les plus graves commis depuis 2003 avait suscité de réels espoirs. Cinq ans plus tard, en l’absence de procès, au contraire des tribunaux ordinaires, l’espoir a été douché pour nombre de Centrafricains. Début mai, la CPS indiquait dans ses communications officielles huit enquêtes en cours, huit dossiers en instruction, et trois personnes en détention préventive, après un an et demi seulement de travail judiciaire effectif. Pour l’année 2020, son budget de fonctionnement annuel prévu est de 15,8 millions. Et la Cour, qui ne dispose pas de financement structurel garanti sur le long terme doit encore, selon nos informations, trouver 58 millions de dollars pour assurer son fonctionnement sur les trois prochaines années.
Mais ces délais de mise en place s’expliquent, défend le procureur spécial adjoint de la Cour, Alain Ouaby Bekaï : « Il a fallu procéder au recrutement des magistrats, lancer des postes, trouver des financements, et surtout, il manquait des instruments juridiques, comme le Règlement de procédure et de preuve, notre bible. » Un texte adopté à l'Assemblée nationale le 2 juillet 2018. « Nous avons lancé les premières enquêtes préliminaires en janvier 2019, ajoute-t-il. Et d'ici 2021, nous espérons des mandats d'arrêt grâce au travail des chambres d'instruction, de nouvelles arrestations, et développer la coopération avec les juridictions ordinaires pour le dépôt des plaintes en province. »
En mai dernier, la CPS annonçait un nouveau report de ses premières audiences, désormais prévues pour le début de l’année 2021. « Même la Cour n'est pas épargnée par le Covid-19, justifie le procureur spécial adjoint. Nous avons essayé d'adapter nos activités aux consignes gouvernementales. Les enquêtes se poursuivent, les auditions se font, mais pas aussi vite qu'avant. » Il cite des difficultés de déplacement sur le terrain, mais également l’impossibilité pour les juges internationaux de venir à Bangui.
Violations répétées de l’accord de Khartoum
Ces derniers mois, les violations de l'accord de paix conclu en février 2019 à Khartoum se sont multipliées, faisant des dizaines de victimes et des milliers de déplacés. Pour Carine Fournel, ces cinq années sans réel résultat tangible ni arrestation de la part de la CPS ont favorisé la poursuite des exactions. « S'il y avait eu des sanctions, ces bourreaux n'auraient pas continué à malmener la population jusqu'à aujourd'hui, affirme-t-elle. C'est parce qu'il n'y a pas eu la justice. » Même si elle se veut optimiste : « Ces [nouvelles] arrestations sont une manière de montrer aux autres bandits d'arrêter ce qu'ils sont en train de faire, sinon le marteau de la justice s'abattra sur eux. »
Dès lors ces arrestations, qui concernent des faits très récents alors que la CPS a été créée pour traiter de crimes plus graves commis depuis 2003, sont-elles faites pour l’exemple et pour favoriser l’application de l’accord de paix ? « Il s'agit de travailler sur un dossier où la collecte de preuves pourra être la plus simple, répond le procureur Bekaï. Des faits qui remontent à 2003, on ne les perd pas de vue, mais il y a une feuille de route, et comme il y a des choix à faire, nous estimons que dans les affaires plus récentes, nous aurons la possibilité de recueillir plus facilement des preuves que celles qui datent de 2003, et demandent un travail plus important. »
« La CPS fait preuve de pragmatisme »
Selon Pierre Brunisso, juriste en droit pénal international et ancien chef de mission pour la FIDH en Centrafrique, « en se saisissant de l'affaire concernant les violences à Obo, la Cour fait preuve de pragmatisme. Elle peut profiter du déploiement des Faca [les forces armées centrafricaines, NDLR] pour enquêter sur le terrain et mettre fin à l'impunité qui ravage le Sud-Est du pays. » Ce qui ne doit pas l’empêcher de traiter les dossiers plus anciens, ajoute-t-il. « Les poursuites ne peuvent éluder des massacres passés, comme ceux de Bangassou ou d'Alindao », poursuit Brunisso.
Une question plus gênante encore se pose. Celle de l’impunité des chefs de groupes armés, dont certains font, dans le cadre de l’accord de paix, partie intégrante du gouvernement centrafricain. Ainsi en va-t-il de Darassa, leader de l'UPC, conseiller militaire auprès de la Primature, avec rang de ministre. Les neuf miliciens arrêtés à Obo seraient sous son autorité. Ce qu’il a démenti, dans un communiqué, le 20 mai : « L'UPC n'est en rien impliqué dans les exactions et combats de Obo. Ce sont les populations civiles qui ont pris leurs dispositions en répondant aux abus [des] Faca dans la zone. »
« Petits poissons offerts sur un plateau par la Minusca »
Pour Gervais Lakosso, coordonnateur du Groupe de travail de la société civile, un mouvement d'opposition politique, ces arrestations d'Obo sont un « coup d'épée dans l'eau ». Il faut, selon lui, « arrêter Ali Darassa ou un de ses grands lieutenants pour que l'affaire devienne sérieuse, quelqu'un dont l'arrestation peut inquiéter le groupe. Ces neuf hommes, parmi les milliers d'autres qu'il a, ce n'est rien. » Lakosso estime pour sa part qu’« il y a une nécessaire volonté politique pour demander à la Minusca d'arrêter ces gens. S'il y avait la volonté politique d'arrêter ces exactions, alors nous les arrêterions. C'est incompréhensible. »
Un juriste africain travaillant à la Minusca va plus loin : « La CPS est aujourd’hui obligée de se contenter de ces petits poissons que lui offre la Minusca sur un plateau. La CPS ne peut pas s’inscrire en faux contre la communauté internationale qui a, à travers l’accord de Khartoum, accordé une sorte d’impunité aux principaux responsables des crimes. Ceux-là, la CPS ne les touchera que lorsque les parrains de Khartoum les auront lâchés. C’est ici que la CPI devrait jouer un rôle. » « Est-ce la Minusca qui a dit à la CPS ‘nous venons d’arrêter des criminels, ouvrez les poursuites ?’ Ce n’est pas exclu. Tout comme on ne peut pas exclure non plus que la CPS ait saisi la balle au bond pour essayer de dire voilà nous sommes là et nous sommes à l’œuvre », analyse le fonctionnaire onusien, qui souhaite conserver l’anonymat.
Risques de mauvaises interprétations sur le terrain
Pour Igor Acko, sociologue centrafricain et expert en paix et en sécurité, « ce n’est pas le genre d’arrestations qu’il faut annoncer avec beaucoup de publicité. Les Centrafricains attendent l’arrestation de gros poissons, ceux qui sont responsables de massacres à grande échelle ». L’opportunisme lui paraît également plus probable qu’un calcul politique, difficile à identifier, même dans la perspective des élections présidentielles prévues pour fin 2020 en Centrafrique. « Je ne crois pas qu’il y ait un calcul politique derrière, de la part du gouvernement, car le gouvernement n’en a pas les moyens », dit-il. L’analyste s’inquiète toutefois des risques de mauvaises interprétations des actes posés par la CPS, sur le terrain. « Les arrestations auraient dû commencer il y a longtemps car les violences n’ont pas commencé à Ndélé. Avant Ndélé, il y a eu Birao. Pourquoi aucune arrestation parmi ceux qui ont brûlé Birao ? Ces arrestations risquent d’être mal interprétées et de provoquer de nouvelles violences, de nouveaux affrontements intercommunautaires. C’est inquiétant. On a arrêté des gens d’un côté et laissé les autres ».
Brunisso renchérit : « Si la CPS a besoin de s'affirmer dans un premier temps, il est cependant primordial qu'elle poursuive les instigateurs, financiers, et chefs de milices qui sont les principaux responsables des violences en République centrafricaine. »
LE TCHAD POURSUIT MISKINE… TRÈS DEMANDÉ PAR BANGUI
Le chef rebelle centrafricain, Abdoulaye Miskine, a été placé sous mandat de dépôt le 1er juin à N’Djamena, dans le cadre d’une procédure pour des crimes commis sur le territoire tchadien. Miskine, qui a derrière lui plus de 15 ans de maquis, est aussi et surtout recherché par la Centrafrique. Un mandat d’arrêt international a été lancé contre lui par Bangui, le 26 août 2019. « Le contenu exact du mandat d'arrêt est confidentiel. Il y a beaucoup d'infractions, dont des crimes de masse, des crimes de sang, des assassinats, des crimes contre l'humanité », a expliqué à Justice Info le ministre de la Justice, Flavien Mbata. Le ministre centrafricain accuse notamment Miskine d’avoir « fait assassiner beaucoup de citoyens musulmans ».
DANS LE VISEUR DE LA CPI
Lorsque la Centrafrique a demandé son extradition, N’Djamena « a répondu que Miskine était également mis en cause dans de nombreux crimes commis contre la population au Tchad », dit-il. Selon Flavien Mbata, le Tchad a promis de le remettre à la Centrafrique après les poursuites à N’Djamena. Et toujours selon lui, la Cour pénale internationale s’intéresserait, elle aussi, au chef de guerre.
De son vrai nom Martin Koumtamadji, Miskine est un acteur clé de l’interminable crise centrafricaine. Chef de la sécurité du président Ange-Félix Patassé depuis 2001, il combat la rébellion lancée par le général François Bozizé. Lorsque ce dernier prend le pouvoir en 2003, Miskine se retranche dans l’Ouest, près du Cameroun où il crée le Front démocratique du peuple centrafricain (FDPC). À l'automne 2012, il rejoint la coalition Séléka, pour renverser Bozizé. Mais juste avant la conquête de Bangui, en mars 2013, le FDPC quitte officiellement l'alliance Séléka.
L’année passée, Miskine s’est vu proposer un portefeuille au gouvernement centrafricain, dans le cadre de l’accord de paix de Khartoum de février 2019, dont son mouvement est l’un des signataires. Mais il décline le poste et menace de renverser l’actuel président, Faustin Archange Touadéra. Pris au piège de combats entre deux factions de l’ex-Séléka, Miskine se réfugie au Soudan, puis au Tchad où il sera arrêté en novembre 2019, avec trois de ses compagnons.
Le 1er juin, il a été incarcéré après sa présentation devant un juge d’instruction. « Il est reproché à Abdoulaye Miskine la création et la direction d’un mouvement insurrectionnel (ainsi que des) viols », a indiqué à l’AFP Me Mognan Kembetiade, son avocat. Comme son homologue centrafricain, le ministre tchadien de la Justice a indiqué que la CPI s’intéressait à Miskine.