Tous les trois mois, depuis son arrestation en mai 2019, un juge examine son dossier, dans l'attente de son procès qui devrait se tenir en 2021. Soupçonné de crimes de guerre et d'appartenance à une organisation terroriste, cet homme de 48 ans est le premier Syrien poursuivi au titre de la compétence universelle aux Pays-Bas depuis la révolution syrienne de 2011. Un grand pas pour le parquet néerlandais chargé des crimes internationaux qui, dans le cadre du conflit en Syrie, n'avait jusque-là poursuivi que des Néerlandais — obtenant une première condamnation pour crimes de guerre à l'encontre d'un ancien membre de Daech, en juillet 2019. La compétence universelle est limitée aux Pays-Bas – où le parquet ne peut ouvrir d’enquête que si le suspect est sur le territoire, et donc pas de grande enquête structurelle – et la population syrienne exilée moindre qu'en Scandinavie, en France ou en Allemagne, ce qui explique son relatif retard sur les dossiers syriens.
Ancien officier de l'armée syrienne, Ahmad Al-Khedr était devenu « Abu Khuder » en prenant les armes contre le régime de Bachar Al-Assad en 2011. Dans la région de Deir ez-Zor, à l’Est du pays, il aurait dirigé le bataillon Ghuraba'a Mohassan (« Les étrangers de Mohassan »), du nom d’une ville de ce gouvernorat), d'abord affilié à l'Armée syrienne libre avant de faire alliance avec le Front Al-Nusra, satellite syrien d'Al-Qaida. Après trois ans de guerre, le combattant fuit la Syrie avec sa famille et se réfugie aux Pays-Bas, où il obtient un permis d'asile temporaire en 2014, notamment dans l'espoir d'obtenir un traitement pour sa fille atteinte d'un cancer.
La police allemande informe les Néerlandais
« À ce moment-là, l'administration néerlandaise ne disposait d'aucun élément qui aurait permis de soupçonner ce passé », explique le procureur en charge de cette affaire, Wieger Veldhuis. Ce sont des informations de la police allemande qui lancent les Néerlandais, des années plus tard, sur sa piste. Des témoignages recueillis dans le cadre d'une enquête outre-rhin détaillent le rôle d'un certain « Abu Khuder » au sein du bataillon Ghuraba'a Mohassan, et notamment sa participation à l'exécution extrajudiciaire d'un officier de l'armée syrienne, en juillet 2012. Ahmad Al-Khedr est finalement arrêté à Kapelle, un petit village du Sud des Pays-Bas, le 21 mai 2019.
C'est l'alliance de son groupe avec Jabhat Al-Nusra qui lui vaut son premier chef d'accusation – pour participation et direction d’une organisation terroriste. Le procureur s'appuie entre autres sur un reportage du Guardian, paru en 2012, dans lequel Abu Khuder raconte les circonstances de son alliance avec Jabhat Al-Nusra. Son bataillon tente alors d'attaquer une garnison de l'armée syrienne, retranchée dans une ancienne usine textile à Mohassan, sans succès. Un groupe de combattants islamistes offre de les aider, leur fournissant un camion bardé de deux tonnes d'explosifs, qu'ils envoient sur la place forte. Le lendemain, raconte-t-il au journaliste, l'armée était partie, Mohassan était libre. Déçu par la désorganisation et l'inefficacité de l'armée rebelle, Abu Khuder aurait rapidement transféré son allégeance à Jabhat Al-Nusra. « Nous disposons d'éléments confirmant cette attaque à la bombe, l'implication d'Abu Khuder et des informations le désignant bien comme commandant de ce groupe armé », précise Veldhuis.
Mais Abu Khuder est aussi poursuivi pour crimes de guerre, précisément pour l'exécution d'un lieutenant-colonel syrien en juillet 2012. Cette accusation repose notamment sur une vidéo diffusée sur le Net, montrant le soldat hors de combat exécuté d’une balle dans la tête. Si l'on ne voit pas le tireur, on entend néanmoins un dialogue entre la victime et un homme, que le bureau du procureur désigne comme Abu Khuder. Cet échange confirmerait la position hiérarchique de l'accusé, lequel serait responsable de l'exécution.
Quel type d’allégeance à Jabhat Al-Nusra ?
Abu Khuder reconnaît avoir été présent, mais nie sa responsabilité. Selon sa défense c'est dans l'espoir d'échanger le prisonnier avec ses deux frères, détenus par le régime dans la prison de Sednaya, qu'il se serait rendu sur le lieu de l'exécution. La défense réfute tout autant l'accusation de terrorisme. L'accusé n’aurait pris les armes que pour lutter contre l'oppression du peuple syrien par le régime Al-Assad. Il aurait même menti au journaliste du Guardian en affirmant être membre du Front Al-Nusra, affirmait son avocat, Me Andre Seebregts, lors d'une audience le 2 septembre dernier.
De fait, distinguer les degrés d'implication dans l'organisation djihadiste n'est pas toujours simple. Nombre de combattants de l'opposition ont prêté allégeance à Jabhat Al-Nusra et d'autres groupes islamistes dans ces premières années de guerre, pas nécessairement par adhésion à leur idéologie religieuse mais par pragmatisme combattant, note Uğur Üngör, chercheur à l'Institut d'étude de la guerre, de l'holocauste et des génocides (NIOD), à Amsterdam, et spécialiste du conflit syrien. Al-Nusra, comme l'Armée syrienne libre, est une organisation parapluie au sein de laquelle on trouve de multiples groupes armés, souligne-t-il : « Face à l'avancée d'Al-Nusra sur leur territoire – un groupe disposant de fonds importants, et prônant une idéologie et des modes d'actions plus radicaux - nombre de combattants de l'opposition se sont retrouvés face à un choix : partir vers d'autres territoires ou rester, prêter allégeance, porter le noir et continuer leur combat. Certains sont partis, d'autres sont restés. » Al-Khedr lui-même, issu d’un milieu ouvrier, a grandi dans une ville de culture socialiste, voire communiste, peu propice à la radicalisation. « La ville de Mohassan a une histoire de mobilisation sociale, de lutte des classes » décrit Üngör.
Pourquoi ajouter le crime de guerre au terrorisme ?
Cumuler les chefs d'accusation de terrorisme et de crimes de guerre dans les affaires irako-syriennes impliquant des groupes armés n'est pas tout à fait une nouveauté, mais une tendance stratégique des procureurs hollandais et européens qui n'a cessé de se développer, indique un récent rapport du Réseau pour l'investigation et la poursuite des crimes de génocide, de guerre et contre l'humanité d'Eurojust, qui réunit les procureurs spécialisés des États-membres.
À l'issue d'une réunion à La Haye en novembre dernier, ces derniers ont réaffirmé leur volonté de poursuivre cette approche, laquelle permettrait « de garantir l'entière responsabilité pénale des suspects, infliger des peines plus élevées pour les actes commis et mener à davantage de justice pour les victimes ». Cette stratégie s'applique dans les affaires impliquant des ressortissants européens partis combattre à l'étranger, mais aussi dans des dossiers de compétence universelle comme celui d'Al-Khedr.
« Il est plus aisé de trouver des preuves de participation à un groupe terroriste que d'apporter des éléments fondant une accusation de crime international, reconnaît la procureure néerlandaise Nicole Vogelenzang. Mais s'il y a des éléments permettant de poursuivre également un suspect pour crimes de guerre, il est de notre responsabilité de le faire. » Pour son collègue Veldhuis, il s'agit également de « rendre compte le plus précisément possible de la réalité des actes commis ». « Même si nous ne disposons que d'éléments prouvant une atteinte à la dignité humaine [comme des photos prises à côté de corps de victimes NDLR], ce traitement dégradant et humiliant doit faire l'objet de poursuite, affirme Vogelenzang, car c'est ce que des groupes comme Daech font : ils se servent de leurs victimes comme trophées. C'est un crime de guerre. »
Si un suspect est jugé coupable des deux chefs d'accusation, les peines peuvent être cumulées. Lors du premier procès aux Pays-Bas pour crimes de guerre et terrorisme commis dans le cadre du conflit syrien, en juillet dernier, un ressortissant hollandais, Oussama Achraf Akhlafa, a ainsi écopé de sept ans et six mois de prison ferme, dont plus de deux ans pour avoir posé, souriant, aux côtés d'un homme crucifié et partagé cette image sur les réseaux sociaux.
Terrorisme, une accusation large et « facile »
Dans le cas d'Abu Khuder, l'accusation de crime de guerre est lourde de conséquence. Soupçonné de porter la responsabilité d'une exécution extrajudiciaire, il encourt la perpétuité. « Il existe une distinction claire entre les crimes internationaux et les crimes terroristes aux Pays-Bas, avec d'une part une loi sur les crimes internationaux et d’autre part le code pénal ordinaire qui inclut le crime de terrorisme, précise Thijs Bouwknegt, lui aussi chercheur à NIOD. Depuis le début, la plupart des crimes syriens sont traités comme du terrorisme. Parce que c'est très facile : une fois qu'un groupe – comme Daech — est considéré comme une organisation terroriste, peu de preuves sont nécessaires. » Une photo peut suffire. « Le filet de la responsabilité pénale est très large, et il semble que les procureurs et les juges ne se sentent pas à l'aise avec cela ». D'autant que la définition d'un groupe comme terroriste est, par essence, politique, rappelle Bouwknegt, soulignant que l'African National Congress était considéré comme terroriste par les États-Unis et d'autres pays, même après l'arrivée au pouvoir de Nelson Mandela en Afrique du Sud.
Dans le cas de la Syrie, n'importe quel groupe armé de l'opposition peut potentiellement être désigné comme terroriste par le procureur hollandais, et ses membres poursuivis... y compris si ce groupe a bénéficié d’un soutien politique ou financier de La Haye. Ainsi, à l'automne 2018, une enquête de la télévision nationale et du quotidien Trouw révélait que le groupe Jabhat Al Shamiya avait reçu un soutien logistique « non létal » des Pays-Bas, car lié à l'Armée syrienne libre, qualifiée d'opposition « modérée ». Mais au même moment, dans le cadre de poursuites à l'encontre d'un membre du groupe, le bureau du procureur qualifiait, lui, l'organisation de « djihadiste », plaçant involontairement l'État face à ses contradictions.
Crime de guerre, accusation plus substantielle et « moins politique »
« Les crimes internationaux sont certes aussi politiques, mais leur détermination juridique l'est moins, souligne Bouwknegt. Fonder une accusation de crime de guerre nécessite des preuves plus substantielles et dépend moins de considérations politiques. » Il faut lier le suspect, un conflit armé et des actes commis dans ce cadre spécifique. « Je pense que l'accusation essaie de tracer une ligne et de faire la distinction entre ce qui est considéré comme du terrorisme au regard du droit néerlandais et ce qui constitue des crimes de guerre au regard du droit international, dit le chercheur. Les crimes de guerre ont une base juridique plus solide et peut-être plus cohérente que le terrorisme. »
En dehors du jugement d'Akhlafa, actuellement en appel, et des poursuites engagées contre Al-Khedr, deux autres affaires syriennes mêlant terrorisme et crimes internationaux sont en cours aux Pays-Bas. La première concerne une Néerlandaise. La seconde un Syrien, commandant présumé du groupe salafiste Ahrar Al-Sham, dont le procès devrait également se tenir en 2021.