Dès le premier jour du procès, Eyad Al-Gharib entre dans la salle d'audience le visage dissimulé sous une cagoule et derrière un masque, indiquant clairement qu'il ne veut pas être vu. Et en effet, il a réussi à rester dans l'ombre d'Anouar Raslan, l'officier syrien de haut rang à la tête des investigations de la division 251 des services de renseignement, à Damas. Les médias et les défenseurs des droits humains se sont logiquement davantage concentrés sur l'homme accusé de plus de 4.000 actes de torture et de 58 meurtres, plutôt que sur celui qui aurait « aidé et encouragé » ces crimes contre l'humanité en arrêtant des manifestants et en les emmenant dans la tristement célèbre prison.
Les deux hommes sont accusés dans le premier procès au monde portant sur la torture systématique dans les geôles syriennes. Douze journées d'audience se sont déroulées depuis le début du procès dans la ville allemande de Coblence, le 23 avril dernier. Contrairement à Raslan, qui a nié toutes les accusations portées contre lui dans une longue déclaration lue par son avocat, Al-Gharib n'a pas prononcé un seul mot, à part pour préciser son identité aux juges. Mais les témoignages des enquêteurs allemands et des fonctionnaires des services de l'immigration ont permis de se faire une idée sur cet accusé. Et bien qu’il ait joué un rôle moins important dans les crimes, son dossier pourrait-être plus controversé. Il soulève la question ancienne de la responsabilité de quelqu'un qui « ne faisait que suivre les ordres ».
« Une fois recruté, vous ne pouvez plus en sortir »
Pendant les audiences, Al-Gharib pose souvent son visage dans ses mains, qui disparaît progressivement lorsque des détails de torture sont donnés ou que ses enfants sont cités. Pendant les pauses, il a des discussions animées avec le traducteur, gesticulant comme on le ferait pour décrire des plats délicieux ou la disposition d'une salle. Mais la façon la plus fiable de s’efforcer de comprendre cet accusé de 44 ans reste la consultation d’une mosaïque de documents, présentés au tribunal : une carte d'identité militaire mentionnant son statut d'appelé volontaire ; une lettre adressée au bureau d'aide sociale à la jeunesse en Allemagne indiquant que sa fille de 19 ans souffre de dystrophie musculaire et est en fauteuil roulant ; une plainte pénale concernant un incident survenu au foyer de réfugiés d'Hermeskeil où il a giflé un garçon et menacé de lui couper la tête et la main ; et enfin, les récits détaillés qu'Al-Gharib a faits au bureau des migrations et à la police fédérale (BKA) sur sa carrière.
Al-Gharib est né à Damas en 1976 et a grandi dans le gouvernorat syrien de Deir az-Zor. À l'âge de 20 ans, il a rejoint le service des renseignements généraux de Damas, où il a passé plus de dix ans en tant que professeur de fitness. En 2010, il a été affecté à la division 251, où son travail consistait à recueillir des informations pour le "section des affaires religieuses". Cela signifiait qu'il devait se joindre aux prières du vendredi dans les mosquées de Damas pour voir si les imams critiquaient le gouvernement dans leurs sermons. En juillet 2011, six mois avant sa défection, Al-Gharib a été à nouveau transféré dans ce qu'il a appelé lors de son audition pour sa demande d’asile « une division dangereuse ». Lorsqu'on lui a demandé ce qui était dangereux dans cette division, il a répondu qu'« une fois recruté, vous ne pouvez plus en sortir. C'est comme une mafia. » Al-Gharib fait alors référence à la sous-division 40 de la division 251, dirigée par le cousin du président syrien Bachar el-Assad, Hafez Makhlouf, réputé influent et sans pitié.
« La torture est légale partout… »
Quand Raslan et Al-Gharib sont assis l'un à côté de l'autre, il est difficile de ne pas les comparer. Raslan est confiant, Al-Gharib cache son visage. Raslan est instruit - il a fait des études de droit avant de rejoindre les services de renseignement. Al-Gharib n'a pas terminé ses études secondaires. Le journaliste Karam Shoumali explique, dans un Podcast intitulé « Branch251 » qu'Al-Gharib a grandi dans une zone rurale à Deir az-Zor et a perdu son père alors qu'il était enfant. Lorsqu'on lui a demandé lors de son audition pour l’asile si la torture était légale en Syrie, il a répondu « la torture est légale partout ». Même les parcours des deux accusés pour arriver en Allemagne révèlent une profonde différence de classe : alors que Raslan a reçu un visa de l'ambassade allemande à Amman et s'est envolé directement pour l'aéroport de Berlin, Al-Gharib a passé six mois caché en Syrie, puis cinq ans, deux mois et 13 jours sur la route via la Turquie et la Grèce, à pied, en minibus et en bateau pneumatique. Finalement, sa famille a pu obtenir le regroupement familial.
Mais la différence la plus pertinente entre les deux était sans doute que l'un était en mesure de donner des ordres, tandis que l'autre ne pouvait guère les refuser sans risquer sa vie. Trois mois après son audience d'asile en Allemagne en mai 2018, Al-Gharib a été convoqué par le BKA pour témoigner dans le cadre d'une enquête structurelle. Cette enquête – dite "Strukturermittlungsverfahren" – est menée par le procureur fédéral en chef depuis 2011, afin de recueillir des preuves sur les violations de droit international en Syrie. Lorsqu'un demandeur d'asile syrien mentionne avoir été témoin de tels crimes, son dossier est automatiquement transmis au BKA. C'est ainsi que M. Al-Gharib s'est retrouvé dans un entretien au cours duquel il est progressivement passé du statut de témoin à celui de suspect. Mais le fait qu'il n'ait alors pas été informé de ses droits en tant que suspect, selon sa défense, pourrait conduire à l'exclusion de son témoignage comme élément de preuve.
« Si vous aimez le président, ouvrez le feu sur les traîtres ! »
Un des incidents qu'il décrit au BKA est une manifestation pacifique dans la ville de Douma, en 2011, sur laquelle lui et sa division sont appelés à intervenir. Selon Al-Gharib, Hafez Makhlouf a débarqué dans une grosse jeep Mercedes, a sauté du véhicule et a crié : « Si vous aimez le président, ouvrez le feu sur les traîtres ! » Il s'est alors mis à tirer avec sa mitrailleuse dans la foule et d'autres l'ont suivi. Al-Gharib a dit qu'il avait essayé de se faire discret, d'éviter de tirer sur les manifestants, et que c'est à ce moment-là qu'il a décidé de faire défection. Mais ce témoignage s'est retourné contre lui. Son acte d'accusation parle des événements qui ont eu lieu « après que Makhlouf ait commencé à tirer ». Al-Gharib et ses collègues auraient fouillé les rues environnantes à la recherche des manifestants en fuite et auraient rassemblés au moins trente civils. Ils ont été amenés à la division 251, battus en route et à l'arrivée, puis torturés. Même si Al-Gharib n'est pas accusé d'avoir participé aux mauvais traitements infligés aux manifestants, il peut être reconnu coupable de les avoir conduits dans un endroit où il savait qu'ils seraient torturés.
Selon le code pénal allemand sur les crimes de droit international, une personne qui suit des ordres peut être dégagée de sa responsabilité si elle ne savait pas et s'il n'était pas « manifeste » pour elle que l'ordre était illégal. Cependant, selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui a été ratifié par l’Allemagne, cela ne s'applique pas aux crimes contre l'humanité. Mais que signifient ces paragraphes de lois dans un pays en guerre civile où refuser de tirer peut impliquer d’être soi-même abattu ?
« Avoir suivi les ordres de ses supérieurs est une défense extrêmement courante », déclare Patrick Kroker, juriste internationaliste travaillant au Centre européen pour les droits constitutionnels et humains, qui soutient dix-sept victimes et témoins dans ce procès. Cet argument a été utilisé lors des procès de Nuremberg mais il a rarement été retenu, rappelle Kroker, ajoutant que le système judiciaire allemand est très exigeant pour ce type de cas. Il faudrait qu'il soit justifiée, dit-il, par « un danger immédiat pour la vie ou l’intégrité physique si l'on refuse (de tirer) ». « D'après ce que nous savons, on n’est pas venu le chercher chez lui sous la menace d'une arme, pour le placer dans ce service et le forcer à faire ce travail. (Les deux accusés) sont des gens qui ont travaillé pendant des années pour atteindre leur poste », estime Kroker. Cependant Al-Gharib pourrait faire l’objet de circonstances atténuantes lors de la peine, ajoute-t-il, si le second couteau du procès de Koblenz est reconnu coupable de simple complicité. « Comparé à d'autres il porte certainement une responsabilité moindre. »