Les élections générales de 2016 ont marqué un tournant dans l’histoire de Taïwan. Pour la première fois, non seulement la présidence de la République de Chine, mais aussi le Yuan législatif (faisant office de Parlement), passaient sous contrôle du « camp vert » mené par le Parti démocrate progressiste (PDP). Coalition au nationalisme taïwanais plus ou moins prononcé selon les formations qui la composent, le PDP a une ligne modérée. Il avait déjà obtenu la présidence de la République entre 2000 et 2008. Mais à l’époque, Chen Shui-bian, premier président issu des rangs du DPD, avait dû composer avec l’opposition menée par le Kuomintang (KMT) et ses alliés au sein du « camp bleu », coalition promouvant elle un nationalisme chinois, qui conservait une majorité parlementaire.
Ainsi en 2016, la présidente Tsai Ing-wen bénéficie au moment de sa victoire d’une marge de manœuvre conséquente et peut mettre en place d’ambitieuses réformes sans avoir à obtenir l’accord de l’opposition. Un des thèmes de sa campagne est la pleine réalisation de la justice transitionnelle, thème qui divise encore les deux camps aujourd’hui. Pour le KMT, ce n’est pas un sujet prioritaire puisque, selon lui, trois lois adoptées dans les années 1990 ont déjà permis la création d’un cadre institutionnel octroyant des compensations et d’autres mesures de reconnaissance symbolique aux victimes du régime autoritaire qui, avec le KMT à sa tête, dirigea l’île de 1945 jusqu’au début de la démocratisation en 1987. En revanche, pour différents acteurs de la société civile et les membres du « camp vert », ces textes ne suffisaient pas.
Un des grands sujets absents des initiatives votées durant la démocratisation était la question de la légitimité des avoirs possédés par le KMT et d’autres organisations autrefois proches du régime. Il est au cœur de la loi « régulant le transfert des biens mal acquis en possession des partis politiques et leurs organisations affiliées » (ou loi sur les biens mal acquis) adoptée en juillet 2016. Ce premier texte a été renforcé en 2017 par l’adoption de la loi sur les partis politiques, qui régule le financement des formations politiques, ceux-ci ne pouvant plus être à la tête d’organismes à but lucratif, et des campagnes électorales.
L’impossibilité d’établir un cadre légal avant 2016
S’il faut attendre 2016 pour que ce problème bénéficie d’un traitement significatif, y compris sur le plan médiatique à Taïwan, il était pourtant soulevé dès le début des années 1990. Des députés du « camp vert », alors dans l’opposition, avaient demandé des comptes au gouvernement, soulignant que les finances du KMT étaient un sujet d’intérêt public étant donné que le parti avait accumulé nombre d’avoirs plus que conséquents durant l’ère autoritaire et que cette fortune pouvait nuire au bon fonctionnement du système démocratique émergeant. En effet, il n’y avait pas à ce moment-là de mesures contraignantes régulant les finances des partis politiques, ni leurs dépenses électorales. Malgré ces appels répétés et la publication d’ouvrages sur la manière dont le KMT vendait alors ses actifs, ce dernier refusait d’accorder à une autorité extérieure un droit de regard sur ses possessions.
Après l’élection présidentielle de 2000, qui marque une première alternance, la nouvelle administration avait déjà procédé à un recensement des biens publics, pour déterminer leurs trajectoires depuis 1945. Et présenté, en 2001, un projet de loi dédié à la régularisation des biens du KMT, qui est rejeté au Parlement dès sa première lecture par le KMT et n’est par conséquent pas débattu. L’administration Chen n’a de cesse de le promouvoir. Tout en adressant une fin de non-recevoir à cette initiative du PDP, le KMT réagit en reconnaissant sa participation dans certaines entreprises des secteurs culturels et financiers, en publiant des bilans comptables, en cédant des biens immobiliers et en promettant de régler ce problème. Toutefois, il ne propose pas la mise en place d’un mécanisme de contrôle indépendant et, après avoir repris le contrôle de l’exécutif à la faveur de sa victoire aux élections présidentielles de 2008, ne prend aucune initiative notable jusqu’à ce qu’il perde à nouveau le pouvoir, en 2016. Durant cette période, c’est une association, animée par des intellectuels et des figures publiques ayant pris part aux tentatives de l’administration Chen de réguler les actifs du KMT, qui cherche à faire en sorte que ce sujet ne disparaisse pas du débat public, en publiant notamment des archives qu’elle a pu collecter entre 2000 et 2008.
Création d’une Commission sur les biens mal acquis
La loi sur les biens mal acquis a été adoptée cinq mois après l’entrée en fonction du nouveau Parlement élu en janvier 2016, dans un temps très court au vu de la complexité de son objet. En réalité, le gouvernement nouvellement élu a pu agir vite car la loi reprend l’essentiel du texte promu par le DPD entre 2000 and 2008. Sans que ce soit explicitement énoncé, la loi vise le KMT et ses organisations affiliées qui ont, après le passage de la loi, une année pour déclarer l’ensemble de leurs revenus et biens. Ceux défini comme illégitimes, c’est-à-dire d’après l’article 4 de la loi « les biens que les partis politiques ont acquis pour eux-mêmes ou ont permis l’acquisition par leurs organisations affiliées à travers des moyens qui vont à l’encontre de l’État de droit, des principes démocratiques et de la mission première des partis politiques », doivent être nationalisés. L’article 5 stipule que les seules sources de revenu légales des partis sont « les cotisations des membres, les dons, les contributions reçues pour les campagnes électorales, les subventions reçues par l’Etat en fonction des résultats électoraux et les intérêts qu’elles génèrent ».
La question de l’exécution de la loi est abordée dans son second article, qui définit les statuts d’une commission en charge de son application. Organisme indépendant affilié au Yuan exécutif, autrement dit au Palais présidentiel, cette Commission pour la régulation des biens mal acquis dispose d’un mandat lui permettant d’enquêter afin de déterminer si tel ou tel groupe est un ancien affilié de l’Etat autoritaire, s’il a bénéficié de sa position pour recevoir des avantages matériels et, le cas échéant, de déterminer s’il possède des actifs illégitimes qu’il faudrait nationaliser. Ses prérogatives restent mesurées. Tout d’abord, le Parlement a un droit de regard sur ses travaux. Également, si la Commission peut exiger un accès aux archives d’une entité sur lequel elle enquête, elle ne peut que la sanctionner d’une amende si celle-ci refuse de collaborer. Enfin, ses décisions peuvent faire l’objet de recours devant le tribunal administratif.
Le compte du parti Kuomintang gelé
Des investigations menées par la Commission, nous retiendrons ici les deux les plus emblématiques. Il s’agit tout d’abord des avoirs du Kuomintang. Comme le rappelle le quotidien , dès le lendemain du vote de la loi sur les biens mal acquis, le parti a émis dix chèques de 52 millions de nouveaux dollars taiwanais (NTD) chacun [soit environ 1,5 million d’euros chacun, NDLR], ce qui a immédiatement déclenché une enquête. Entre-temps, un des dix chèques avait déjà été encaissé et le montant réparti sur 200 comptes différents. La Commission, qui estime alors que le parti possède 630 millions de NTD d’actifs légitimes et 1,932 milliards de NTD d’actifs illégitimes, décide de geler le compte du parti, qu’il ne peut plus utiliser que pour des dépôts. Dès 2017 toutefois, se plaignant de ne plus pouvoir payer ses 300 salariés, le KMT multiplie les appels aux dons et la sanction est assouplie. Le parti a le droit d’utiliser son compte pour régler ses salaires.
En 2018, la Commission publie les premières conclusions de son enquête sur les finances du KMT et affirme qu’il possède au total 18,9 milliard de NTD d’actifs [soit 560 millions d’euros environ, NDLR]. A titre de comparaison, les avoirs du PDP à la même époque étaient de 769 millions de NTD. Sur ce total, 15,6 milliards de NTD seraient détenus par deux entreprises fondées par le KMT durant l’ère autoritaire, aujourd’hui légalement distinctes mais avec lesquelles il entretient des rapports suffisamment étroits pour qu’ils soient définis, dans ce même rapport, comme des biens mal acquis. Le parti a également été sommé de restituer un hôtel de luxe qu’il possédait à Palau et de faire la lumière sur l’usage des fonds obtenus après la vente de plusieurs actifs lorsque Chen était au pouvoir.
Un cas typique d’organisation affiliée : la Ligue nationale des femmes
La seconde affaire emblématique concerne la Ligue nationale des femmes. Fondée en 1950 par Soong Meiling, femme de Chiang Kai-shek, l’ancien chef du Kuomintang et président de la République de Chine, la Ligue s’apparente à une organisation de charité dominée par les épouses de personnalités de haut rang liées au KMT. Elle est désignée en mars 2019 comme « organisation affiliée », ses comptes sont gelés et la Commission lui ordonne de restituer 38,7 milliards de NTD [soit 1,15 milliards d’euros environ, NDLR] considérés comme mal acquis car issus d’une taxe (qui n’en portait pas le nom) imposée entre 1955 et 1989. Durant ces quatre décennies, les compagnies commerçant avec l’étranger devaient payer, en moyenne car le montant a fluctué au cours des années, 0.5 de NTD pour chaque dollar américain de biens importés. La somme récupérée allait à des associations s’occupant du bien-être des anciens militaires et à la Ligue nationale des femmes. La Ligue aurait obtenu 13,9 milliards de NTD entre 1957 et 1994 pour s’occuper du logement des anciens soldats, et 30 milliards de NTD d’intérêts générés par ses actifs entre 1990 et 2016.
Afin de démontrer le lien entre l’ancien régime et la Ligue, la Commission a essentiellement travaillé à partir d’archives du KMT attestant que ses membres avaient un accès permanent au Comité central du parti, et qu’ils participaient à des réunions centrales dans le fonctionnement du parti. Ainsi, bien que légalement distincte de celui-ci, la Ligue a en réalité été extrêmement lié au KMT durant l’ère autoritaire, ce qui lui a permis de constituer une véritable fortune. Cette décision est intervenue après un an de négociation entre la Ligue et la Commission, une période qui a montré les limites des prérogatives de cette dernière. Elle n’est ainsi jamais parvenue à obtenir l’ensemble des documents en possession de la Ligue en lien avec ses avoirs et les transactions qu’elle a pu faire, l’équipe envoyée par la Commission n’ayant pu que constater qu’une partie des archives avait été enlevée avant leur inspection.
Féroce bataille juridique toujours en cours
Le Kuomintang, la Ligue et les autres entités qui ont été désignées comme organisations affiliées à l’ancien régime de parti unique (comme l’ancienne Ligue de la jeunesse anti-communiste, qui a été détachée du KMT au début de la démocratisation mais conserve encore des avoirs fonciers et financiers considérables) ont contesté à de nombreuses reprises chaque décision de la Commission auprès du tribunal administratif de Taipei, la Commission elle-même contestant les jugements de la cour si ceux-ci lui étaient défavorables. Cette multiplication d’appels a engendré une féroce bataille juridique, où les décisions de la commission peuvent être tour à tour maintenues, levées et réinstaurées. De guerre lasse, le tribunal a demandé l’arbitrage de la Haute Cour constitutionnelle, qui doit maintenant se prononcer sur la constitutionalité de la Loi sur les biens mal acquis. Elle a annoncé qu’elle rendra public son jugement fin août au plus tard.
Si l’on fait abstraction du contexte historique et que l’on se contente d’une lecture étroite de la loi, alors le Kuomintang, tout comme la Ligue, n’avaient pas de liens formels avec l’ancien régime autoritaire. Celui-ci, bien qu’étant dans les faits un système de parti unique, avait gardé un multipartisme de façade et la Ligue n’a jamais été formellement associée au gouvernement, ou au KMT. En revanche, une simple consultation des archives du KMT et des archives publiques datant de l’ancien régime suffit à démontrer que ces groupes étaient, dans les faits, extrêmement liés sur le plan financier les uns aux autres, du fait de l’emprise du KMT sur le pouvoir et des privilèges qu’il a octroyé à certaines entités. Elles possèdent aujourd’hui des avoirs considérables, qui ne sont pas en adéquation avec la place qu’elles occupent dans la société taiwanaise ni avec la probité qui doit caractériser un système démocratique fonctionnel.
Le modèle allemand, arbitre des « bleus » et des « verts »
La Commission, tout comme ses critiques, mobilisent deux registres d’arguments. Le premier est domestique. La Commission a organisé plusieurs conférences en hommage à Fu Chen, un intellectuel qui, à l’origine membre du KMT, a fini par critiquer publiquement la nature autoritaire du régime d’après-guerre. Il a en outre publié un article dans lequel il accuse le parti de s’accaparer les richesses du pays, ce qui, pour la Commission, atteste qu’il y avait bien un comportement prédateur de la part du KMT à l’époque. Il a par la suite été emprisonné six ans, coupable de diffuser des thèses anti-gouvernementales. Le KMT, tout en reconnaissant l’injustice subie par Lei Chen, argue que sa famille a été dédommagée, que sa réputation a été restaurée et que le contexte de la Guerre froide ne peut être mis sur le même plan que celui d’aujourd’hui. La fin, en quelque sorte, justifiait les moyens et le pays était alors sous loi martiale.
Le second registre fait appel à l’expérience allemande, plus précisément aux législations sur les avoirs de l’ancien Parti communiste d’Allemagne de l’Est, adoptées pendant et après la réunification. Depuis 2016, le gouvernement actuel a multiplié les échanges avec l’Allemagne, dont l’expérience en matière de justice transitionnelle est souvent mise en avant pour appuyer les mesures prises après 2016 à Taïwan. Ce lien est particulièrement important pour la question des biens mal acquis, et à sa création la Commission s’en est très largement inspirée. La Commission a multiplié les échanges avec les membres de l’ancien comité allemand, arguant que, comme eux, ils doivent partir de traces éparses pour retracer les trajectoires de différents types d’avoirs, tout en ayant à faire à un ancien parti unique et à ses organisations. Le KMT avance de son côté que, les cadres législatifs étant extrêmement différents, la comparaison n’est pas possible et qu’il s’agit d’un exemple flagrant de manipulation du « camp vert ». En effet, les modalités de la réunification allemande n’ont pas été reproduites à Taïwan dans les années 1990, puisque l’ancien Parti communiste de la RDA a été purement et simplement dissout. Depuis 2016, le KMT a lui aussi multiplié les échanges avec des experts allemands, et a envoyé une délégation en Allemagne pour rencontrer les acteurs institutionnels en charge de la justice transitionnelle. Il a pu obtenir, met-il en avant, des avis appuyant sa démonstration, celle d’un abus de pouvoir de la part du gouvernement actuel.
Les deux camps se rejoignent toutefois sur un point : dans les deux cas, il s’agit, d’une manière plus ou moins sélective, de faire appel à des experts étrangers, supposément objectifs, pour valider leurs propres positions, qui obéissent à des considérations reflétant les paradoxes de la démocratisation insulaire. Aujourd’hui, il est bienvenu que certains cadres du KMT reconnaissent l’importance de rendre transparent des avoirs du parti et de liquider les héritages indus de l’ère autoritaire. On ne peut cependant que regretter que le « camp bleu » n’ait rien fait de tangible lorsqu’il en avait les moyens légaux, ce qui nous amène naturellement à nous interroger sur la sincérité de cette nouvelle posture.
VLADIMIR STOLOJAN-FILIPESCO
Vladimir Stolojan-Filipesco est chercheur post-doctorant à l’Institut de sociologie de l’Academia Sinica de Taipei. Il a soutenu sa thèse à l’Université Paris Diderot de Paris, en septembre 2017, sur l’élaboration de la mémoire nationale à Taïwan, et plus particulièrement les politiques de mémoire en lien avec le régime de parti unique instauré par le Kuomintang après 1945. Dans le prolongement de cette recherche il a, au sein de la Taiwan Foundation for Democracy et de la Chiang Ching-kuo Foundation for International Scholarly Exchanges, effectué des enquêtes sur les mesures de justice transitionnelle après 2016. Il travaille maintenant sur des problématiques liées à l’enseignement de l’histoire.